« C'est dans le souvenir que les choses prennent leur vraie place » (Jean Anouilh, auteur dramatique et metteur en scène français (1910-1987) Je me rappellerais toute ma vie de cette journée ensoleillée du samedi 18 octobre 2008. Ce triste jour est dorénavant gravé dans ma mémoire, dans mon inconscient, aussi dans ceux de tous les universitaires du pays. C'est un jour de deuil que je qualifierais de national pour ma petite personne. Et pour cause : la perte tragique du docteur Mohamed Benchehida, dont l'âme et le cœur ont cessé de battre, laissant derrière lui toute la communauté universitaire en émoi, abasourdie, ne comprenant par le drame qui venait de la frapper de plein fouet. Ce malheureux jour, j'avais rendez-vous à 8h30 exactement au CNMS d'Alger pour être hospitalisé afin de subir une lourde opération programmée pour le 27 octobre. En prenant la route vers 3h de Mostaganem, je ne doutais un instant que j'y reviendrais 22 jours après, avec l'ablation terrible d'un de nos valeureux collègues qui a tant sacrifié pour cette université algérienne naissante. Il avait 57 ans, l'âge mûr de la réflexion et l'apport. Avec la circulation routière et les encombrements aux portes d'Alger, je n'ai pas pu arriver à temps à l'établissement hospitalier. A 200 mètres du quartier Chevalley, à 9h30 passées, je reçois le coup de fil inévitable de mon collègue et ami Mohand Ould Ali m'annonçant que notre collègue Mohamed Benchehida venait d'être agressé dans son propre bureau à coups de couteau, par un étudiant selon les premiers témoignages. J'étais resté bouche bée, assommé et étourdi par cette horrible dépêche. Je tremblais et mes larmes ont commencé à couler. J'oubliais ma maladie et tout le reste. C'était mon affliction qui prenait le dessus. Je n'arrivais pas à imaginer ce qui venait de se passer : une hallucination ? Suis-je en train de vivre un cauchemar ? Non, ranimes-toi mon ami Beghdad, c'est une réalité qui vient de s'abattre sur ton université. Quel malheur ! Je me mis à téléphoner à mes amis et collègues en suivant pas à pas le déroulement des événements, du site de la faculté des sciences jusqu'à l'évacuation de notre blessé vers les urgences de l'hôpital de la ville. Trois quarts d'heure après, c'est le coup de massue. Je reçois l'appel foudroyant qui me porte l'estocade et me vide de mes forces. Tout se passe brusquement trop vite, comme dans une fiction. Au bout du fil mon collègue, ami et voisin Rabah Chadli, d'un ton grave, m'annonce brutalement : « Mohamed Benchehida, Allah Yarhmou ! » Je suis resté quelques instants sous le choc. J'étais perdu et sonné. Je ne savais quoi dire, quoi faire. J'étais dans l'attente de mon admission à l'hôpital, dans le hall du 3e étage, en face du bloc opératoire où je devais subir une opération dans 9 jours. Je voulais être à Mostaganem. Je ne pouvais malheureusement rien faire à 350 km. Je me sentais ligoté. Tout ce que je pouvais faire, c'était d'alerter promptement les collègues et les amis. Ce qui m'importait le plus au monde à cet instant précis, c'était d'être aux côtés de mes collègues qui sont en train de subir l'irréel, de souffrir l'impensable dans leur chair. Pendant ce temps, les larmes n'arrêtaient pas de couler de mes yeux. Quelques heures après, telle une traînée de poudre, toutes les universités du pays étaient au courant de la tragédie qui venait couronner toute la violence installée et tant décriée ces dernières années dans nos établissements, prenant des proportions effroyables par cette extrême action ignoble. Autour de moi, à l'hôpital, les malades étaient autant que moi mutilés et suivaient l'actualité. J'ai transformé l'hôpital en un second état-major. Les pauvres patients me faisaient des remarques sur mes incessants appels et ma haute voix qui les dérangeait dans leur quiétude et leur sommeil. Je ne cessais de m'excuser, mais c'était plus fort que moi. J'ai passé trois journées infernales avec la lecture des unes des journaux et les résonances de l'extérieur. Les appels fusaient de partout : d'Alger, de Annaba, d'Oran, de Tizi Ouzou, de Tlemcen, de Sidi Bel Abbès, de Constantine, de Béjaïa... bref de tous les établissements du pays, me demandant confirmation ou infirmation de la folie meurtrière qui s'était abattue à l'intérieur même d'un lieu de savoir. Les rédactions des journaux étaient sur le qui-vive, les établissements universitaires en état d'effervescence, à l'écoute de Mostaganem, les autorités en alerte, l'université de Mostaganem en ébullition. Des chaînes de solidarité se formaient partout. Le téléphone était collé à mon oreille depuis le matin jusqu'au soir où j'arrivais finalement à joindre, après de multiples tentatives, Mansour Benchehida, notre collègue et aussi frère aîné du défunt. Je vous avoue que j'ai énormément apprécié sa dignité, sa discipline, son sang-froid, sa profonde humilité, ses déclarations apaisantes à la presse ainsi que sa tenue extraordinaire devant tant de malheur. Il est vrai que c'est un homme de lettres et de culture d'un profond humanisme, dont la valeur s'est amplifiée en ces moments douloureux. Lorsque je lui ai demandé l'état de l'épouse et des orphelins de Mohammed, il m'a pleinement rassuré, tel un patriarche veillant sur sa famille. Ils sont venus de partout : d'Oran, de Sidi Bel Abbès, de Tlemcen, d'Annaba, d'Alger, de Tiaret, de Saïda et d'ailleurs. Même Tizi Ouzou était présente malgré l'éloignement et, figurez-vous, on notait la présence exceptionnelle d'une dame venue de Annaba : notre collègue Mme Hanoune ! « Il y a mort d'homme ! Il faut absolument que je vienne à Mostaganem pour être aux côtés de mes collègues et rendre visite à la famille du défunt », m'a-t-elle lancé au téléphone, dès le matin du drame. Les liens de compassion et de solidarité se sont retissés et ressoudés entre les enfants de l'université algérienne. Ce qui venait de toucher l'université de Mostaganem pourrait affecter n'importe quel autre établissement. La preuve, quelques mois après, c'était au tour de l'université de Sétif de goûter à l'atrocité par la perte d'un étudiant assassiné à coups de couteau. Je ne cite même pas les multiples agressions perpétrées contre des enseignants dans un grand nombre d'établissements universitaires du pays. La presse nationale en fait souvent écho et continue de le faire à chaque fois que ce genre de dépassements est signalé. La communauté universitaire de Mostaganem a tenu des assemblées générales continues, ponctuées par trois journées de deuil et par la rédaction d'une « déclaration de non-violence à l'université », rédigée par un groupe d'enseignants et d'étudiants, mise en ligne sur le site de l'université et signée électroniquement par des enseignants et par un grand nombre de personnes de différents horizons. Cette déclaration a été lue puis adoptée à l'unanimité, le 16 décembre 2008, en présence de la communauté universitaire et des autorités locales de la wilaya. En ce jour, le nouvel auditorium du site 7 de Kharrouba a été baptisé. Il porte désormais le nom du docteur Mohamed Benchehida. Les enseignants promus aux grades de professeur et maître de conférences de cette même année porte également le nom du défunt Mohammed Benchehida. Quant au niveau national, la communauté universitaire est toujours dans l'attente de la charte universitaire promise par le ministère de tutelle mais dont l'ardeur s'est refroidie au fur et à mesure que le temps passait sur les moments chauds. Ce qui importe le plus à la communauté universitaire, c'est l'éradication des sources profondes de la bête immonde qui a prémédité l'acte final. Quelques semaines après ma convalescence, je suis allé à maintes reprise à l'endroit où s'est déroulé le meurtre mais franchement par manque de courage, je n'ai pu aller jusqu'au lieu exact comme si je voulais l'effacer définitivement de mon souvenir. Mais la réalité me rattrape, elle est bien présente en moi. Elle ne me quittera à jamais. Comme je n'avais pas pu faire le deuil tout seul car absent le jour de la catastrophe, c'est à travers ce modeste papier que je me suis fait la promesse et le devoir de le faire solennellement en commémorant, à ma manière, ce malheureux 18 octobre. Un hommage au collègue, au physicien, à l'ami et au frère Mohammed Benchehida. Ce 18 octobre ne pourra dorénavant passer inaperçu si le souhait de tous est de construire une université digne du savoir, ouverte et tolérante et avec l'affirmation haute et forte : plus jamais ça ! Reposes en paix Mohamed, tes collègues de Mostaganem et d'ailleurs n'abandonneront jamais le flambeau et le lourd fardeau que tu nous as légués. Surtout pour le souvenir et contre l'oubli. Incha Allah à la prochaine commémoration.