Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, entretient le mystère sur sa candidature à l'élection présidentielle. Les laïcs, soutenus par les militaires, multiplient les manoeuvres pour l'empêcher. Ira ou n'ira pas au Palais de Cankaya ? C'est la question qui obsède le gotha politique turc, et la tension croît avec l'échéance qui se rapproche. À dix jours de l'ouverture du dépôt des candidatures à l'élection présidentielle en Turquie, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, entretient le mystère et n'a toujours pas rendu publique sa décision. Une trentaine de députés du parti au pouvoir l'ont appellé hier à se présenter. Mais la possible accession du chef du gouvernement islamo-conservateur au sommet de l'État se heurte à une farouche opposition du camp des " laïcs ", soutenu par les militaires. Dans l'avion qui l'emmenait en Syrie, Erdogan a, de nouveau joué l'apaisement mardi. " Nous avons besoin d'une stratégie délicate (...), car le pays ne doit pas vivre avec des tensions " afin de ne pas fragiliser l'économie nationale, a-t-il déclaré. Sans dévoiler ses intentions. Le nouveau président de la République, qui prendra ses fonctions le 16 mai, sera élu par le Parlement à majorité AKP, le Parti de la justice et du développement, actuellement au pouvoir. Pour la première fois dans l'histoire de la République turque, un homme du sérail " islamiste " est donc en passe de conquérir ce bastion de la laïcité. Cette prise de pouvoir symbolique est inconcevable pour les gardiens de l'héritage d'Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, qui jugent qu'Erdogan a un profil trop " islamiste " pour le poste. Le président occupe des fonctions essentiellement honorifiques, mais nomme également les chefs de l'État-major, les juges et les recteurs d'université. Ces corps constitués sont inféodés aux militaires. L'ombre des militaires plane sur la campagne électorale. Au cours d'un discours prononcé à l'Académie militaire le 16 mars dernier, le général Yasar Büyükanit, chef de l'État-major, a martelé que personne ne pouvait forcer l'armée turque à " se tenir à l'écart de la lutte contre le terrorisme et la subversion antilaïque". Selon un observateur des manoeuvres politiques des militaires, " ils s'activeront en coulisses pour faire reculer Erdogan jusqu'à la dernière minute, qui se décidera en fonction du rapport de force ". Les adversaires traditionnels du Premier ministre multiplient les pressions pour le faire renoncer à ses ambitions présidentielles. Pas un jour ne passe sans que le Parti républicain du peuple (CHP), la principale formation de l'opposition, ne le menace de poursuites judiciaires s'il se risque à briguer un mandat présidentiel ou ne l'attaque personnellement. Récemment, son leader, Deniz Baykal, l'a mis en garde, en faisant allusion à ses maux de dos qui l'ont cloué au lit : " La pente qui mène à Cankaya est raide, surtout avec une hernie discale. " Du côté de la justice, un procureur a ouvert fin mars une enquête préliminaire pour des propos qu'il aurait tenus en Australie il y a sept ans : Erdogan aurait appelé le chef du parti séparatiste kurde du PKK "Monsieur Öcalan ", un éloge passible d'une peine de prison. Les études d'opinion apportent des arguments aux meneurs de la fronde anti-Erdogan. Selon un sondage réalisé au mois de mars, moins d'une personne sur cinq souhaite l'avoir comme président alors que son parti de l'AKP obtient près d'un suffrage sur trois, devançant largement ses concurrents. Plébiscité comme chef de gouvernement, Recep Tayyip Erdogan ne l'est plus comme chef d'État. " Il pourrait y avoir une surprise ", a-t-il laissé entendre de façon sibylline. Le nom de son fidèle allié, Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères, circule comme un possible remplaçant. Dans ce cas de figure, Erdogan resterait à la tête de l'AKP et conduirait le parti jusqu'aux élections législatives à l'automne. Un questionnaire mentionnant le nom de quatre autres substituts potentiels, dont aucune des épouses ne porte le voile, a également été envoyé dans une section locale de l'AKP. Des personnages neutres qui satisferaient l'armée, à défaut de renforcer le fonctionnement de la démocratie. Pour l'écrivain Emre Aköz, qui a sorti un livre retraçant l'histoire mouvementée des présidentielles en Turquie, l'élection d'Erdogan " signifiera un relâchement de la tutelle militaire (...). Ce sera un tournant dans la démocratisation de la Turquie ". Les " anti " n'entendent pas relâcher la pression. Samedi 14 avril, deux jours avant le dépôt des candidatures, une vaste manifestation de protestation est prévue à Ankara.