En marge de l'élection présidentielle, l'intervention de l'armée dans le débat a induit une nouvelle donne en Turquie. En prenant position dans la controverse autour de la candidature d'un islamiste à la magistrature suprême turque, l'armée a donné une autre coloration à un débat ouvert par le prochain départ du président en exercice Ahmet Necdet Sezer. Le président turc est élu pour un unique mandat de sept ans. Celui-ci est élu par le Parlement dominé (actuellement) par le parti au pouvoir de la Justice et du Développement (AKP) de Recep Teyyip Erdogan, proche de la mouvance islamiste. Pour de nombreux Turcs dans la société, la presse ou des milieux politiques une présidence de la Turquie avec à sa tête un islamiste est incompatible avec la loi fondamentale et la laïcisation du pays. La polémique s'est accentuée ces dernières semaines quand les milieux laïcs turcs ont fait barrage à une éventuelle candidature du Premier ministre, Recep Teyyp Erdogan. Ce dernier a, finalement, renoncé au poste au profit de l'un de ses plus proches collaborateurs, le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül qui est, comme de nombreux membres du parti au pouvoir (AKP), un ancien islamiste. Mais il se définit aujourd'hui comme un «démocrate conservateur» ayant renié ses positions passées. Cela n'a en rien calmé la controverse, bien au contraire, avec l'intervention de l'armée au moment où se déroulait le premier tour du scrutin au Parlement. «Le problème qui a récemment surgi dans l'élection présidentielle se concentre sur la question de la remise en cause de la laïcité», a déclaré l'état-major dans un communiqué diffusé sur son site Internet quelques heures à peine après le premier tour du scrutin devant désigner le nouveau président. Dans ce communiqué, l'armée met en garde en déclarant que «les forces armées turques sont contre ces débats (...) et afficheront ouvertement leur position et leurs attitudes lorsque cela deviendra nécessaire. Personne ne doit avoir de doute à ce sujet». Les militaires rappelant, d'autre part, que les forces armées étaient «des protectrices déterminées de la laïcité». Si l'armée ne veut pas s'impliquer dans le débat, elle souligne lourdement «sa mission» de protecteur de la laïcité. De fait, saisissant au vol cette intervention de l'armée dans la controverse autour du futur président turc, la presse turque, quasiment unanime appelait hier à des élections anticipées, mettant en exergue le fait que l'armée, en accusant le gouvernement issu de la mouvance islamiste «d'inaction face au développement d'activités anti-laïques», ouvrait, en fait, une crise politique. «L'élection présidentielle se transforme en crise politique», écrit hier le quotidien à grand tirage Hùrriyet. «Le seul salut pour la Turquie est d'organiser des élections législatives dans les prochains mois. Il n'y a pas d'autre solution», écrit le quotidien semblaientt ainsi résumer le sentiment général prévalant en Turquie avec, à la clé, l'occasion de donner aux partis laïcs de retrouver la majorité au Parlement. Pour les analystes turcs, cette intervention des militaires, qu'ils ont interprété comme un «avertissement sérieux», engage en fait le gouvernement à retirer la candidature de M.Gül. «C'est un ultimatum et la seule signification qu'il puisse avoir est qu'ils (l'armée) ne veulent pas de Gül comme président» a estimé l'éditorialiste Faruk Bildirici, du quotidien Hùrriyet. «On peut se demander ce qui serait advenu si Gül avait été élu aujourd'hui (hier)». Cependant, réagissant à l'avertissement de l'armée, le Premier ministre Recep Teyyip Erdogan a déclaré hier que les Turcs «s'opposeront aux tentatives de saper la stabilité et la confiance» dans le pays indiquant que «L'unité politique et la structure sociale (...) de ce pays peuvent parfois être victimes de désastres». «Cette nation a payé un prix élevé, douloureux quand les fondements de la stabilité et de la confiance ont été perdus. Mais elle n'autorise plus, et n'autorisera plus, les opportunistes qui attendent et ouvrent la voie au dé-sastre», a-t-il ajouté lors d'une réunion du Croissant rouge turc à Ankara. Toutefois, l'intervention de l'armée dans une controverse politique, alors qu'Ankara candidate à l'UE tente de donner des gages à l'Union européenne a troublé Bruxelles qui a réagi hier par la voix du commissaire européen à l'Elargissement, Olli Rehn, lequel a indiqué qu'«il est important que l'armée laisse les prérogatives de la démocratie au gouvernement élu, et cela représente un test pour voir si les forces armées turques respectent la laïcité démocratique et l'organisation démocratique des relations entre civils et militaires» assurant, malgré tout, de son «grand respect» pour l'armée (turque). «Il est important que l'armée respecte aussi les règles du jeu démocratique et son propre rôle dans ce jeu démocratique», a encore dit M.Rehn, soulignant que «ces principes» étaient «au coeur du projet d'européanisation» de la Turquie. Le jeu politique se trouve ainsi fortement encadré au plan intérieur par les laïcs qui réduisent à l'extrême la liberté de mouvement des islamistes et à l'extérieur par la Communauté européenne pour laquelle chaque décision politique d'Ankara reste un test de «démocratisation» et «d'européanisation» de la Turquie qui espère toujours rejoindre l'Europe des 27.