Malgré l'abondance des déclarations d'intention et malgré toute la bonne volonté de la communauté internationale, 854 millions de personnes dans le monde ne mangent pas à leur faim, alors que la Terre pourrait facilement nourrir la population actuelle. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la mise en œuvre du droit à l'alimentation, reconnu en 1948, n'a commencé à s'affirmer et à prendre forme il n'y a qu'une dizaine d'années. Qui aurait cru que, pendant tout ce temps, ce droit fondamental serait méconnu, voire négligé ? Car les faits démentent notre propension à penser que " l'homme naît bon par nature " et que, l'humanité ayant fait des pas de géant sur la voie du progrès, le bien-être de tout un chacun finira bien par être garanti un jour. Où est donc le problème ? On a longtemps glosé sur la mauvaise distribution ou la répartition inéquitable de la nourriture. On a échafaudé de grandes théories sur la croissance et la pression démographique. On a parlé, en baissant les bras, de continents maudits, mal aimés ou à la traîne. On a même évoqué la malédiction divine. Alimentation, que de calomnies on profère en ton nom ! Sait-on que, en ce XXIe siècle marqué par la mondialisation et Internet, le droit à l'alimentation figure, de manière explicite, dans les Constitutions nationales d'une vingtaine d'Etats seulement ? Difficile de changer les mentalités. Difficile de vaincre l'indifférence ou l'inconscience. Combien de temps devra-t-il encore s'écouler pour que l'on assiste à la " réhabilitation " d'un des droits fondamentaux de l'homme ? Tout a commencé en 1948. Pour la première fois, le droit à l'alimentation a été reconnu, cette année-là, à Paris, dans la fameuse Déclaration universelle des droits de l'homme. Mais il est resté, en quelque sorte, en léthargie pendant très longtemps, puisque c'est seulement en 1966 qu'a été adopté par l'Assemblée générale des Nations unies le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Par ce pacte entré en vigueur en 1976 et ratifié jusqu'ici par cent cinquante-six pays, les Etats reconnaissent le droit à une nourriture adéquate. Ils reconnaissent aussi le " droit fondamental qu'a toute personne d'être à l'abri de la faim " et s'engagent à adopter, individuellement et au moyen de la coopération internationale, " des mesures et des programmes concrets pour améliorer les méthodes de production, de conservation et de distribution des denrées alimentaires ". Les Etats s'engagent aussi à " assurer une répartition équitable des ressources alimentaires mondiales " et à adopter, entre autres, des " mesures législatives pour assurer le plein exercice des droits reconnus dans le pacte ". Ainsi, admettent-ils qu'ils ont des obligations. Toutefois, sur le plan concret, les choses tardent à se matérialiser. C'est seulement en 1999, c'est-à-dire trente-trois ans plus tard, que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a fourni, dans son observation générale n° 12, une interprétation officielle du contenu du droit à l'alimentation - " l'accès à tout moment à une nourriture adéquate " - et des obligations correspondantes des Etats. Pour cela, il aura fallu que se tienne, en 1996, à Rome, au siège de la FAO, le Sommet mondial de l'alimentation, en présence de représentants de cent quatre-vingt-cinq pays dont quatre-vingt-deux représentés par leur chef d'Etat ou de gouvernement. Dans son plan d'action (objectif 7.4), ce sommet a appelé à " clarifier le contenu du droit à une nourriture adéquate et le droit fondamental de chacun d'être à l'abri de la faim, tel qu'il figure dans le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et autres instruments internationaux et régionaux pertinents ". Le sommet a également appelé à " accorder une attention particulière à l'exécution et à la réalisation pleine et progressive de ce droit comme moyen de parvenir à la sécurité alimentaire pour tous ". Ce n'est qu'en juin 2002, lors du Sommet mondial de l'alimentation : cinq ans après, que les Etats devaient décider l'élaboration de directives volontaires à l'appui de la concrétisation progressive du droit à l'alimentation dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale. Au bout de vingt mois de négociations intenses, ces directives, soumises au Comité de la sécurité alimentaire mondiale, devaient être adoptées à l'unanimité par le Conseil de la FAO en novembre 2004. Pour la première fois, la communauté internationale tombait d'accord sur un texte qui assure la transition du stade de la reconnaissance du droit à l'alimentation au stade de sa mise en œuvre effective. Les directives sur le droit à l'alimentation constituent un instrument pratique pour aider les pays dans leur lutte contre la faim. Elles recommandent une approche qui comprenne à la fois l'accès aux ressources productives et l'aide envers les individus qui ne peuvent subvenir à leurs propres besoins. Elles donnent des indications aux législateurs souhaitant améliorer les systèmes juridiques en place ainsi qu'aux administrateurs qui désirent améliorer les politiques gouvernementales. Elles encouragent également l'allocation de ressources budgétaires à des programmes de lutte contre la faim et la pauvreté, tels que ceux entrepris au Brésil ou au Mozambique (2). Qu'en est-il aujourd'hui du droit à l'alimentation ? Est-ce une réalité ou une vue de l'esprit ? La situation mondiale s'est-elle vraiment améliorée ? Pourra-t-on atteindre l'objectif du millénaire consistant à réduire de moitié, d'ici à 2015, la proportion de personnes qui souffrent de la faim ? Par droit à l'alimentation, on entend le droit de tout être humain à avoir un accès régulier à une nourriture suffisante, adéquate sur le plan nutritionnel et culturellement acceptable, pour mener une vie saine et active. Il s'agit du droit pour tout individu de se nourrir dignement plutôt que d'être nourri. Le droit à l'alimentation est plus qu'un impératif moral, économique et politique. Il est une obligation que les Etats, les institutions internationales, régionales et locales ainsi que les organisations non gouvernementales tentent de mettre en œuvre avec plus ou moins de bonheur. Il s'agit de faire en sorte que tous les citoyens puissent manger à leur faim et mener une existence digne et honorable. La bonne gouvernance et des politiques nationales fondées sur l'équité, la justice et le respect des droits de l'homme s'imposent à l'évidence. Mais elles ne peuvent mener loin si elles ne tiennent pas compte des directives pour le droit à l'alimentation adoptées en 2004. C'est un changement d'optique radical qui est nécessaire : le citoyen n'est plus un destinataire impuissant, objet de charité, mais une personne ayant le droit de bénéficier d'un environnement qui lui permette de se nourrir et, à défaut, de recevoir de l'assistance en toute dignité.Afin de garantir le droit universel de l'homme à une alimentation adéquate, les individus doivent être habilités à revendiquer ce droit, et les Etats doivent rendre des comptes sur l'élaboration et la mise en œuvre de politiques qui visent à sa concrétisation. La lutte contre la faim dans le monde peut encore être gagnée, à condition que la volonté et les orientations politiques ainsi que les investissements dans l'agriculture soient au rendez-vous. Il faut consacrer davantage de ressources à ce secteur, car la croissance agricole joue un rôle primordial dans la réduction de la faim dans les pays en développement et dans la croissance économique en général. Sait-on que 70 % de ceux qui ont faim dans le monde vivent en milieu rural ? Selon les dernières estimations de la FAO, des 854 millions de personnes sous-alimentées dans le monde, 9 millions vivent dans les pays industrialisés, 25 millions dans les pays en transition et 820 millions dans les pays en développement. Le droit à l'alimentation n'est pas une utopie. C'est un droit inhérent à tout être humain et qui impose, en conséquence, des obligations et des responsabilités que les Etats ne peuvent ignorer. Pour garantir ce droit fondamental, il convient de remplacer la rhétorique par des réalisations concrètes. Plusieurs pays ont incorporé le droit à l'alimentation dans leur législation nationale et l'ont intégré dans leurs politiques et programmes de sécurité alimentaire. Il faut encourager les autres à leur emboîter le pas. Jacques Diouf