L'impopularité des impôts n'est pas un phénomène nouveau. Le rapport du contribuable à l'administration fiscale est souvent plein de malentendus et est redouté, quelque soit le contribuable, personne physique ou morale (société, association). Même l'ouverture économique au libéralisme de marché n'a pas réduit sa complexité, y compris pour les experts. L'assujetti (l'administration algérienne adore utiliser ce vocable) a toutes les raisons d'éprouver de la méfiance, sinon une répulsion confuse à l'égard de ce qu'il perçoit comme une supercherie, voire de l'arbitraire. La pratique fiscale de notre pays confirme en tout cas les sentiments d'incompréhension et de rejet. L'ambivalence de ses sources, voire leur dispersion dans différents instruments (législation sur les investissements, législations douanières etc.) et leur instabilité (lois périodiques de finances) font que le droit fiscal manque de cohérence et d'un usage uniforme des concepts par les administrations concernées. Au sein du gouvernement, les tâches sont définies de manière sectorielle: chaque ministère a la charge de préparer les projets de réglementation concernant son secteur d'activité (commerce, finance, technologie, PME-PMI, agriculture, investissements, privatisation, environnement, pêche...). Et aucune de ces structures ne permet ni ne prévoit la participation des milieux d'affaires et des experts et professionnels. Il y a vraisemblablement un problème de gouvernance et un problème de communication. Ainsi, dans ses textes fondateurs (constitution, lois), dans les discours officiels et le langage médiatique on n'hésite pas à user de qualificatifs humanistes et universalistes pour parler de fiscalité: égalité, solidarité, justice sociale... des termes trop souvent opposés à ce qui caractériserait l'attitude attribuée à l'assujetti: fraude, évasion fiscale, fausses déclarations, dissimulations... En théorie, la fiscalité telle qu'elle ressort des études qui lui sont consacrées sous l'angle des sciences sociales (droit, histoire, économie...) apparaît toujours comme une matière difficile, complexe et sèche. Mais c'est en langage juridique, influencé il est vrai par celui de l'économie qu'est défini l'impôt, sa structure, son établissement, son recouvrement par l'administration et sa contestation par le contribuable. De plus, de toutes les matières juridiques, le droit fiscal est le plus versatile, car l'administration dispose de l'arme redoutable du recours, chaque année, au législateur par le biais des lois de finances, où de nouvelles dispositions, où il s'agit souvent d'un recyclage hâtif d'anciennes mesures, lui sont consacrées pour en modifier, annuler ou ajuster les règles. D'autre part, alors que la fiscalité est à découvrir en permanence à travers les lois et règlements publiés au journal officiel, il existe des textes non-publiés, notamment des instructions et des circulaires, dont ni l'accès ni le contenu, qui favorise l'approche technicienne réductrice, ne sont aisés. L'instabilité et la non transparence font du droit fiscal un droit incertain et aléatoire qui exige une vigilance constante. D'où ce paradoxe: les contribuables ignorent leur fiscalité alors que nul n'est sensé ignorer la loi. Par ailleurs, malgré la liberté d'expression et d'opposition, les partis politiques et les médias, particulièrement ceux du secteur gouvernemental, semblent presque indifférents à la politique fiscale. Ayant la charge d'informer, d'expliquer, de vulgariser et de critiquer, ils ne font, quand ils en parlent, que véhiculer le discours de l'incrimination et la culpabilisation des contribuables. L'un des thèmes favoris est celui de la fraude fiscale s'il ne s'agit pas tout simplement de l'exégèse fidèle et approbatrice des désirs de l'administration. Certes, jusqu'à une époque récente, il était dangereux de mettre en doute le dogme unitaire selon lequel les mesures imposées par l'administration, par la contrainte si nécessaire, sont morales, authentiques, efficaces et équitables pour la société. Ce dogme fondé sur les injonctions de l'autorité est d'ailleurs renforcé par les lois fiscales de nature pénale qui le protègent. L'Etat sait ce qui est convenable et juste. Toute autre opinion est à priori suspecte. Il nous aura fallu le regard comparatif étranger pour faire admettre que notre système fiscal actuel est bureaucratisé à l'extrême. Dans son rapport "Doing Business" de 2007, la Banque mondiale a placé l'Algérie au 169ème rang dans la rubrique 'fiscalité', et indiqué qu'une entreprise doit, durant une seule année, payer 61 fois un impôt ou une taxe (contre 28 au Maroc, 21 au Liban et 33 en France) et consacrer 554 heures de travail pour remplir différents imprimés . Lars Thunell, vice-président exécutif de la Société financière internationale, filiale de la Banque mondiale, a déclaré lors d'une visite en Algérie que le système fiscal algérien est l'un des plus complexes au monde. Dans son rapport 2008, l'Algérie fait un léger progrès. Je ne puis m'empêcher de comparer avec le pays dans lequel je travaille aussi: le Danemark, ainsi qu'avec d'autres pays voisins de l'Algérie ou similaires. Le Doing Business note sous la rubrique "Paiements des impôts" , qu'il y a 9 paiements par an au Danemark (33 en Algérie, 2 en Suède, 14 en Arabie Saoudite, 36 en Egypte, 28 au Maroc et 46 en Tunisie). Que cela exige une mobilisation de 135 heures pour les démarches administratives au Danemark (mais 451 heures en Algérie, 12 aux Emirats Arabe Unis, 268 en Tunisie, 368 au Maroc et 711 en Egypte). Le taux de l'impôt sur les profits est de 28 au Danemark (8,8 en Algérie) , les charges sociales de 2,5 (28 en Algérie) et l'impôt sur le bénéfice de 33,3 (72,6 en Algérie où, en outre, d'autres taxes représentent 35,7 % sur le profit; Emirats Arabe Unis 14,4, mais Maroc 53,1, Tunisie 61 et Egypte 47,9). Pour comprendre au moins en partie cette contre performance, questionnons la genèse de notre système fiscal. Genèse du système fiscal algérien De fait, le système fiscal actuel est relativement récent. Il a en tout moins de soixante ans d'âge. Il a pris naissance durant les dernières années de la colonisation et s'est continué après l'indépendance. Cela ne veut pas dire que les algériens n'ont pas contribué auparavant au financement du budget collectif. Ils l'ont fait durant plus d'un siècle sur la base du système organisé par l'émir Abdelkader, qui avait continué à fonctionner, tel quel, jusqu'en 1918 et partiellement jusqu'en 1948. Plus haut dans l'histoire, un système islamique semblable avait fonctionné plusieurs siècles, légèrement modifié durant la période Othomane. Si l'on remonte encore dans l'histoire, à l'époque ante-islamique de l'Algérie, pendant la période antique (protohistoire, époque romaine, périodes vandale et byzantine) dont le pivot central est constitué par l'époque romaine selon les historiens , on trouve diverses formes de solidarité contributive parallèlement à un système d'exploitation forcée des algériens par des puissances influentes ou coloniales, ce qui conduisait aux guerres et aux révoltes contre l'occupant. Seules deux sources ont laissé des traces durables sur le système fiscal algérien actuel: la source islamique et celle française. Pour la clarté de l'exposé, nous sommes conduit à opter pour un jugement binaire. De la première source, la fiscalité algérienne garde quelques grands principes; de la seconde, elle maintient la complexité napoléonienne et l'injustice coloniale qui alimentent le sentiment de rejet. Les auteurs qui se sont intéressés à la fiscalité algérienne l'ont fait soit de façon partielle soit sur le fondement, non de source autorisée, mais plutôt de préjugés, ce qui a influé sur la qualité de leurs thèses. La plupart ont soutenu que l'aspect moderne de la fiscalité algérienne est du à la France coloniale. Or, l'histoire de la fiscalité coloniale comme de tous les services publics ne peut être soustraite à la cohérence du système colonial. La colonisation est répressive. Dans la conscience algérienne, la colonisation est synonyme de massacres, enfumades, tortures, déplacements de populations. La colonisation est une violence par nature, une violence collective faite de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. En 2001, un politicien francais écrivait qu'on "ne peut juger la période coloniale en ne retenant que son déroulement violent, mais en oubliant l'actif" . Or, au sujet de cet 'actif' ou du ''rôle positif de la colonisation'' (loi française du 23 février 2005) au regard de notre sujet, l'analyse du système fiscal de l'époque fait clairement ressortir la séparation ethnique des contribuables: la population "indigène" de celle des colons. L'inégalité se constate aisément par le fait que les premiers contribuaient, proportionnellement à la fortune et au revenu, davantage aux finances publiques que les seconds. Par contre, ils bénéficiaient beaucoup moins du service public. Les colons bénéficiaient d'exonérations dont étaient exclus même leurs concitoyens de la métropole. Le système fiscal colonial a donc été conçu et a fonctionné comme un appareil de répression et de transfert de ressources d'une communauté à une autre. La mémoire algérienne en a gardé l'image d'une administration fiscale injuste et répressive. Aujourd'hui, l'administration fiscale algérienne ne peut être perçue comme un service public par la magie du discours, et sans éliminer les traces de l'impôt colonial sur la fiscalité algérienne. Avant de les examiner, nous proposons de passer en revue cinq principes islamiques et constater leur influence, parfois partielle, sur le système fiscal algérien moderne, influence attribuée à tort à l'héritage français, qui a su les utiliser à son avantage pour s'en assurer la paternité. 1. Principes du système fiscal musulman a) Principe de l'interdiction de l'impôt forcé (consentement aux contributions) Dans la conception islamique sunnite, les impôts forcés et ceux qui ne trouvent pas leur légitimité dans les sources du droit musulman sont strictement interdits. Le principe d'interdiction de tout prélèvement forcé vient du caractère sacré des biens. En ce sens, toute contribution doit être volontaire. Selon un Hadith authentique cité par Ibn Abbas et Abi Bikra, le Prophète (PSASL) a dit que: "Les biens du musulman ne sont agrées pour autrui que de son plein consentement". Lors de son Serment d'adieu que rapportent tous les ouvrages , il déclarait : "Vos vies, vos biens, votre honneur sont sacrés comme est sacré ce jour (wuquf de 'Arafa lors du pèlerinage), ce mois (dhu'l-hija) et cet endroit (la station de 'Arafa). L'Imam Ahmed Ibn Hanbal cite dans son Musnad un autre propos de l'envoyé d'Allah (PSASL) disant: "Ne pénétrera pas le paradis, celui qui impose des taxes". D'autres textes (Qur'an et Hadiths) confirment le principe du consentement volontaire des contributions instituées par l'Islam pour alimenter le Trésor public ou participer de la solidarité sociale. Elles résultent de devoirs et d'obligations de la foi. La définition juridique de l'impôt moderne ne peut s'appliquer aux contributions islamiques. Le juriste français Gaston Jeze (1930) avance une définition fonctionnelle de l'impôt, en proposant que c'est: "une prestation pécuniaire, requise des particuliers par voie d'autorité, à titre définitif et sans contrepartie, en vue de la couverture des charges publiques". Du point de vue du droit musulman cette définition est critiquable. L'impôt est, d'après cette définition, requis seulement des particuliers (omettant les groupes organisés) et est sans contrepartie (omettant la gratuité des services publics). Quant au terme zakat qui a souvent été traduit par 'aumône' (Masson), 'imposition d'Allah' (Régis Blachère) ou par 'droit de Dieu' (Marc Berger), il est difficile en fait de la comparer à l'impôt, ou de trouver un substitut à celle-ci, car elle est un acte de piété , l'un des cinq piliers du dogme, spontané et volontaire . Ibrahim Taouti, avocat au Danemark et à Alger, Lawhouse A suivre... Notes 2-Quatorze procédures sont nécessaires pour commencer une activité en Algérie, contre 6 au Maroc et au Liban et 7 en France... 3-Nombre d'impôts qu'une entreprise de taille moyenne doit régler ou retenir chaque année, ainsi que les démarches administratives exigées pour leur paiement. 4-Voir notre article: Leçon de gouvernance du Danemark, Le Maghreb des 31 octobre et 1er novembre 2007 et aussi la rubrique publications du site www.lawhouse.biz 5-GAID (Mouloud) " Les berbères dans l'histoire ", ouvrage en 3 tomes. Editions Mimouni (Alger), 1990, t. 1, pp. 5, 10, 70, 196 et 197. 6-KANDIL (Athmane), " Théorie fiscale et développement, l'expérience Algérienne ", SNED, Alger, 1970, pp. 97 à 101. Notes 1- L'impôt comme son nom l'indique est "imposé". En arabe, la notion est plus riche: la racine dharaba signifie aussi bien coup donné, multiplication ou encore, au sens coranique, aller faire fortune /apprendre (yadhribu fil ardh).