Donald Trump a ordonné le retrait des troupes américaines stationnées en Syrie. Selon lui, Daesh est vaincu. Cette décision a été vivement critiquée jusque dans son propre camp. Quelles en sont les raisons? Les conséquences diplomatiques et militaires? Bassam Tahhan, politologue franco-syrien, livre son analyse à Sputnik. Entretien. "Quitter la Syrie n'est pas une surprise. Je fais campagne pour ça depuis des années et il y a six mois, alors que j'avais dit très publiquement que je voulais le faire, j'ai accepté de rester plus longtemps." Donald Trump peut marteler que ce n'est pas une surprise, reste que son annonce du 19 décembre a créé une onde de choc qui s'est fait sentir de la Californie à l'Oural. Le locataire de la Maison-Blanche a décidé de mettre en œuvre l'une de ses promesses de campagne: le retrait des troupes américaines de Syrie. D'après lui, Daesh est vaincu et il est temps que les "GI" rentrent au pays.
"Les États-Unis veulent-ils être le gendarme du Moyen-Orient, n'obtenant RIEN d'autre que la perte de vies précieuses et de milliers de milliards de dollars à protéger des gens qui, dans presque tous les cas, n'apprécient pas ce que nous faisons? Voulons-nous être là-bas pour toujours?", s'est interrogé Donald Trump, de manière rhétorique, pour justifier sa décision. Salué par Vladimir Poutine qui le qualifie de "juste", le choix de son homologue américain n'a pas plu à un certain nombre de personnalités, allant des Kurdes syriens se sentant abandonnés jusque dans son propre camp. Le sénateur Républicain Marco Rubio a même parlé d'une erreur "qui hantera l'Amérique pendant des années". Bassam Tahhan, politologue franco-syrien, a confié à Sputnik France son analyse des origines d'une telle décision et ses répercussions possibles.
Sputnik France: Ce choix semble très soudain. Certes, c'était une promesse de campagne de Donald Trump, mais les médias occidentaux parlent de décision unilatérale. Elle a d'ailleurs provoqué beaucoup de critiques, même au sein des Républicains. Pourquoi maintenant? Bassam Tahhan: "Trump a dit à plusieurs reprises que la présence américaine en Syrie coûtait trop cher et que ces milliards de dollars pouvaient être mieux utilisés au profit du contribuable américain. De plus, son hypothèse que des forces arabes remplacent les forces américaines à l'est de l'Euphrate était un projet trop compliqué, qui nécessitait l'aval de Moscou, des Turcs et des Syriens. Mais cette décision n'est pas soudaine. Tout cela été prévisible. Sur le terrain, le déséquilibre entre des forces russes -plus nombreuses- et les Américains est patent. De plus, Donald Trump sait très bien que maintenant que les Syriens sont équipés de systèmes de missiles S-300 russes, ils ont des moyens solides pour leur défense aérienne."
Vous dites que la Turquie a joué un grand rôle dans cette décision américaine… "Oui. Ce sont les coulisses. Erdogan est allé en Amérique, où il s'est mis d'accord avec Trump. Une fois rentré à Ankara, le Président turc s'est empressé de dire qu'il allait donner une bonne leçon aux forces kurdes en Syrie, pourtant soutenues par Washington. Comment l'expliquer? Il se trouve que Trump ne veut pas de conflit avec la Turquie. Au contraire. Il faut lire tout ceci dans la perspective d'un rééquilibrage des relations turco-américaines. Le fait qu'Erdogan achète des armes à la Russie et qu'un certain nombre de projets économiques entre Moscou et Ankara soient sur les rails a été mal pris par Trump. Je rappelle que la Turquie fait toujours partie de l'Otan et que la Russie est une sorte d'ennemi potentiel ou virtuel des États-Unis. La Maison-Blanche cherche à faire revenir Ankara dans le giron de l'Occident."
Quelles conséquences à court terme va avoir ce retrait des troupes américaines pour les Kurdes syriens? "De fait, comme expliqué précédemment, si les Américains se retirent, cela les affaiblira beaucoup. Il était prévisible qu'ils se fassent lâcher tôt ou tard par Washington. Reste la question de l'armement. Est-ce que les Américains ont promis à Erdogan de retirer également leur armement lourd ou vont-ils le laisser aux Kurdes? Dans le deuxième cas, cela changerait un peu la donne, sans la modifier radicalement. Face à l'armée turque, à Daesh et à l'armée syrienne, ils se trouveraient en très grande difficulté, même s'ils sont de bons combattants. Mais je pense qu'ils ne sont pas fous. Quand ils vont se retrouver dos au mur, il ne leur restera qu'un seul choix: négocier avec Damas."
Et concernant Daesh? Sont-ils réellement vaincus, comme le dit Donald Trump? "C'est faux. Ils savent très bien que dans des zones proches de la frontière irakienne, le groupe État islamique est encore présent. Il est possible que Washington compte sur sa présence militaire en Irak pour contrecarrer Daesh."
Quid d'Israël et de l'Iran? "Netanyahou n'a pas tardé à déclarer qu'Israël était capable de se défendre, que les Américains restent en Syrie ou pas. Reste que cette décision va pousser l'État hébreu à beaucoup plus de vigilance. Et surtout, l'Iran a gagné la bataille symbolique. L'une des conditions du retrait américain était le retrait iranien. Or, les Iraniens comme le Hezbollah vont rester en Syrie."
Des observateurs aux États-Unis affirment que le retrait américain entérine une "victoire" de la Russie. Êtes-vous d'accord? "Je pense que, dès le départ, il y avait un accord entre Trump et Poutine sur le départ des Américains. Trump cherche à avoir la paix avec la Russie. Mais il est clair qu'à la lumière de ce retrait étasunien, la Russie devient plus forte que jamais en Syrie. Ce n'est pas l'armée française, avec ses quelques centaines de soldats présents, ou les Kurdes qui vont s'opposer à Moscou. Ni Israël d'ailleurs. Le "téléphone rouge" entre Poutine et Netanyahou fonctionne bien. Après l'abattage de l'avion russe pour lequel la Russie avait accusé Israël, les relations entre les deux pays ont été refixées et renégociées."
Parlons des autres nations engagées dans la coalition occidentale. Londres a déjà estimé que Daesh était "loin d'être vaincu". La ministre française des Affaires européennes a rappelé que la France restait engagée en Syrie. Quel avenir pour la coalition et la place de la France? "Je mets clairement en garde la France. Que peut-elle faire en Syrie avec ses quelques centaines de soldats? Il y a différents scénarios, mais je considèrerais comme une bêtise le fait de rester, même si les Américains laissent leurs bases militaires et toute l'infrastructure qu'ils ont construites aux Anglais et aux Français. Tout d'abord, cela engendrerait des coûts supplémentaires pour le maintien des troupes. La France a déjà dépensé des millions d'euros depuis le début de son intervention en Syrie. En pleine crise des Gilets jaunes et alors que des voix s'élèvent pour demander des référendums populaires, notamment à propos des interventions militaires françaises à l'étranger, je ne suis pas sûr que cela plaise beaucoup à la population. Si une telle décision de maintenir les forces françaises en Syrie émane directement d'Emmanuel Macron alors qu'une grande partie de la population est contre, il continuera de sombrer dans l'estime des Français. Sur le terrain, la présence de quelques centaines de soldats français sur un théâtre incluant les armées turques, iraniennes, syriennes, le Hezbollah et Daesh représenterait un trop grand danger. Le Royaume-Uni est dans une situation semblable. Sans les États-Unis, c'est la fin de la coalition. Et je crains des morts si la France reste. Du temps de Nicolas Sarkozy, des soldats français ont été tués en Afghanistan. Ne refaisons pas la même erreur. Retirez-vous avec honneur et dignité avant que les cercueils militaires n'arrivent en France."