Une fidèle de Carlos Ghosn chez Renault s'est vu verser un salaire additionnel à six chiffres par la holding supervisant l'alliance avec Nissan, à l'insu du conseil d'administration du constructeur automobile français, selon des sources et des documents que Reuters a pu consulter. Carlos Ghosn, toujours P-DG du groupe au losange, et l'administrateur de Nissan Greg Kelly, tous deux au coeur de l'enquête japonaise sur des malversations financières qui a ébranlé l'alliance Renault-Nissan, ont approuvé un versement pour un total de 500.000 euros à Mouna Sepehri, directrice déléguée à la présidence de Renault et en charge de la gouvernance en tant que secrétaire du conseil d'administration. Rien ne permet de suggérer que ces paiements effectués par Renault-Nissan BV (RNBV) aient été illégaux ou qu'ils aient enfreint les règles de gouvernance de Renault-Nissan, mais ils mettent en lumière des problèmes de gouvernance et des conflits d'intérêt potentiels. Renault a refusé de commenter directement la rémunération versée par RNBV à Mouna Sepehri en tant que membre du conseil d'administration de la holding néerlandaise, qui n'avait encore jamais été rendue publique. Mouna Sepehri n'a pas répondu aux demandes de commentaires de Reuters. "Les rémunérations individuelles, bien que justifiées, ne font pas l'objet de publication, conformément au droit", a déclaré un porte-parole du constructeur automobile français dans une déclaration par courriel. "Renault s'indignerait que la rémunération d'un de ses cadres dirigeants fasse l'objet d'une publication nominative et rappelle qu'elle constitue une information à caractère personnel." Avocate de formation, Mouna Sepehri fut au coeur des négociations pour la création de l'alliance avec Nissan, le rachat de Dacia et l'élargissement de l'alliance à Daimler. Elle siège actuellement au conseil d'administration de RNBV avec neuf autres dirigeants de Renault et Nissan. C'est le seul membre du conseil à avoir touché directement un salaire de la filiale. Elle a reçu 200.000 euros en 2013, et 100.000 euros chaque année entre 2014 et 2016 en plus de sa rémunération chez Renault, selon des relevés qui lui ont été adressés et le compte-rendu d'une réunion lors de laquelle Carlos Ghosn et Greg Kelly ont ordonné les paiements "pour la performance de son travail en tant que membre du conseil". "C'est important qu'en règle générale les secrétaires de conseil d'administration ne se fassent pas influencer par un dirigeant qui pourrait leur promettre des rémunérations au niveau d'une filiale", commente Loïc Dessaint, directeur général de la société de conseil aux actionnaires Proxinvest. "Si Mme Sepehri a été payée par RNBV, c'est effectivement une situation de conflit d'intérêt. A minima, il aurait été indispensable que les administrateurs de Renault le sachent", ajoute-t-il. Carlos Ghosn et Greg Kelly sont poursuivis au Japon pour ne pas avoir déclaré 43 millions de dollars de rémunération additionnelle pour la période 2010-2015. L'ancien président de Nissan, incarcéré depuis novembre, et Greg Kelly, nient que ces rémunérations différées aient enfreint la loi, et répondent qu'il n'était pas légalement requis de les rendre publiques.
A l'insu du conseil L'enquête japonaise, qui a conduit à l'arrestation de Carlos Ghosn en novembre et à son éviction de la présidence de Nissan, s'intéresse maintenant aux finances de RNBV et d'autres entités de l'alliance Renault-Nissan. Reuters a rapporté le 19 décembre que Mouna Sepehri comptait parmi le petit nombre de dirigeants de l'alliance qui a tenté par le passé de trouver des moyens légaux de verser à Carlos Ghosn un revenu, sans communication publique, via RNBV ou d'autres entités financières partagées. En 2010, cette fidèle de Carlos Ghosn, et Greg Kelly ont travaillé sur une proposition visant à créer une source additionnelle de revenu pour l'homme fort de l'alliance via RNBV, avant d'abandonner le projet en concluant qu'il ne pourrait échapper à l'obligation en France de rendre les éléments de rémunération publics. Mouna Sepehri et d'autres dirigeants ont aussi participé en 2017 à un projet visant à verser plusieurs millions d'euros de bonus non déclarés publiquement via une société de service néerlandaise. Le plan, qui devait principalement bénéficier à Carlos Ghosn, fut abandonné après que Reuters en a révélé l'existence en juin de la même année. Ces deux tentatives, confirmées par Renault, auraient abouti à verser des montants significatifs au P-DG de l'alliance, à l'insu du conseil d'administration et des actionnaires, tout en se conformant au cadre légal et aux règles de Renault-Nissan.
Pression du gouvernement La semaine dernière, le gouvernement français a demandé à la direction de Renault de s'expliquer sur des rémunérations qui auraient été versées à de hauts cadres de l'entreprise à travers la holding néerlandaise RNBV. Le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a déclaré dimanche que l'Etat français, principal actionnaire du constructeur, avait réclamé des informations et de la transparence sur les rémunérations versées par la holding. "Je veux savoir à qui ces rémunérations ont été versées, si elles ont bien été déclarées, si elles correspondent à un service rendu, et donc si (...) le conseil d'administration de Renault et les actionnaires de Renault ont bien été informés de ces rémunérations", a-t-il déclaré. "Vous voyez que nous suivons ce sujet au jour le jour, avec un souci principal: la pérennité de l'alliance et la solidité de Renault", a-t-il poursuivi. Le scandale qui éclabousse Carlos Ghosn et Greg Kelly a ébranlé l'alliance Renault-Nissan, déjà fragile en raison d'un déséquilibre structurel mal vécu au Japon - Renault détient 43,4% de Nissan, et Nissan 15% seulement de Renault, sans droit de vote. Et si Nissan et Mitsubishi ont tous deux limogé Carlos Ghosn de ses fonctions de président, Renault ne leur a pour le moment pas emboîté le pas. Le groupe français a opté pour une direction intérimaire, le directeur général adjoint endossant le costume de directeur général, mais tout en maintenant Carlos Ghosn dans ses fonctions de P-DG.
"Fonction classique de secrétariat général" Des membres du conseil d'administration de Renault, où l'Etat français compte deux représentants, disent attendre de se voir donner un accès intégral aux conclusions de l'enquête de Nissan, réservées pour l'heure aux avocats qui dépendent de Mouna Sepehri. De par ses fonctions, elle contrôle la communication, les affaires juridiques et publiques, ainsi que le flux d'information destiné au conseil. Renault explique ces restrictions d'accès par une exigence de confidentialité judiciaire. "Mme Sepehri occupe une fonction classique de secrétariat général", a déclaré le groupe, ajoutant qu'il s'appuie "sur l'opinion de ses avocats et de ses conseils" dans sa manière d'appréhender ce qui émane de l'enquête de Nissan. Mouna Sepehri a rejoint Renault en 1996 comme directrice juridique adjointe. Trois ans plus tard, elle a participé aux négociations avec un Nissan alors en quasi-faillite, dont le sauvetage express a forgé la légende de Carlos Ghosn. Encore trois ans plus tard, en 2002, Renault-Nissan BV fut fondée comme une organisation de management co-financée pour accompagner l'approfondissement de l'alliance franco-nippone. La CGT, représentée au conseil d'administration de Renault, a déclaré récemment avoir contacté Bercy pour dénoncer un fonctionnement "opaque (qui) nourrit jour après jour beaucoup d'interrogations." Le syndicat citait des paiements à un dirigeant, sans préciser son nom. En réponse, le gouvernement a adressé le 4 janvier à Renault une lettre pour lui demander des détails sur les éventuels versements à des dirigeants via la holding néerlandaise qui n'auraient pas été rendus publics. Carlos Ghosn et Greg Kelly ont convenu le 26 mars 2013 que RNBV verserait 125.000 euros immédiatement à Mouna Sepehri, puis des mensualités totalisant sur une année 100.000 euros, selon le compte-rendu accompagnant leur décision. Les deux hommes se sont retrouvés ce jour-là au sein du comité de la gouvernance, des nominations et de la rémunération du conseil de RNBV. En vertu des règles de fonctionnement, Mouna Sepehri, troisième membre du comité, ne pouvait être présente. Quatre relevés annuels émis par RNBV confirment les paiements qui ont suivi, minorés d'une retenue fiscale néerlandaise. Tous les administrateurs de RNBV sont des managers salariés de Renault ou Nissan, mais Mouna Sepehri est la seule à avoir reçu une rémunération supplémentaire pour son rôle au conseil de la holding. Dans sa réponse à Reuters, Renault a déclaré que le conseil d'administration de RNBV - où siègent aussi Carlos Ghosn, Thierry Bolloré et le directeur général de Nissan Hiroto Saikawa - a été informé de la rémunération de ses membres. "Le rapport de gestion de RNBV, validé par son directoire et les commissaires aux comptes, comporte les informations relatives aux rémunérations de ses dirigeants", a déclaré Renault. Selon un haut dirigeant de l'alliance qui a eu accès aux rapports annuels, les autres administrateurs de RNBV n'ont pas su toutefois qui a reçu les 100.000 euros décrits seulement comme rémunération aux "membres du conseil". "Il n'y a pas eu de décision officielle du conseil d'administration sur cette rémunération", a dit la source sous couvert d'anonymat. D'autres dirigeants de l'alliance et administrateurs de RNBV ont refusé de faire un commentaire. "Dans une bonne gouvernance, la proposition du comité doit toujours être validée par le conseil d'administration dans son ensemble", estime Loïc Dessaint de Proxinvest. "Et le fait qu'il n'y en ait qu'une parmi les administrateurs qui ait une rémunération, ça c'est très troublant."
L'enquête n'a pas trouvé de fraude sur 2017-2018 L'enquête interne de Renault sur la rémunération des membres du comité exécutif n'a pas permis de découvrir de fraude sur les deux années passées et le travail va se poursuivre sur les exercices précédents, a déclaré jeudi soir le constructeur automobile à l'issue d'une réunion de ses administrateurs. "La mission a examiné les éléments de rémunération des membres actuels du Comité exécutif du groupe Renault pour les exercices 2017 et 2018 et a conclu à leur conformité et à l'absence de fraude", a dit le constructeur français. La mission se poursuivra sur les exercices antérieurs, avec un compte-rendu prévu lors du prochain conseil d'administration, ajoute le groupe. Ce point d'étape auprès de membres du conseil d'administration intervient à la veille d'une décision importante de la justice japonaise concernant Carlos Ghosn, incarcéré depuis le 19 novembre. L'ancien président de Nissan, accusé de malversations financières mais qui nie avoir mal agi, devrait être inculpé de deux chefs d'accusation supplémentaires par le parquet de Tokyo vendredi, a-t-on appris de source proche du dossier. Nissan a également réuni ses administrateurs jeudi. Après une discussion sur les derniers développements entourant son ancien président, le groupe japonais s'est redit attaché à son alliance avec Renault et Mitsubishi Motors. Les administrateurs de Nissan ont aussi décidé de lancer un nouveau processus provisoire pour déterminer la rémunération des membres du conseil d'administration et des dirigeants, et d'élargir le champ des décisions du groupe dont le conseil devra être informé, à des fins de meilleure gouvernance. En décembre, l'enquête interne de Renault sur les éléments de rémunération de Carlos Ghosn pour la période 2015-2018 avait "conclu, de manière préliminaire, à la conformité des éléments de rémunération (...) et des conditions de leur approbation au regard des dispositions légales et des recommandations de l'Afep-Medef." Le conseil d'administration avait alors décidé de maintenir le dispositif de gouvernance intérimaire instauré un mois plus tôt au lendemain de l'arrestation de Carlos Ghosn à Tokyo : une direction partagée entre Philippe Lagayette, président du conseil d'administration, et Thierry Bolloré, directeur général adjoint promu aux mêmes fonctions exécutives que Carlos Ghosn, celui-ci restant P-DG de Renault. L'épouse de Carlos Ghosn a publié par ailleurs jeudi un communiqué dans lequel elle demande aux autorités japonaises des informations sur la santé de son mari. "J'ai récemment appris que mon mari souffrait d'une forte fièvre au centre de détention de Tokyo, mais mes informations se limitent aux informations de presse, aucune personne de sa famille n'ayant été autorisée à le contacter depuis le 19 novembre", déclare Carole Ghosn.