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Libye : La guerre des migrants n'aura pas lieu à l'Est
Publié dans Le Maghreb le 14 - 08 - 2019

Victimes des trafiquants en Méditerranée, mais aussi victimes collatérales d'une guerre ouverte entre Tripoli et Benghazi, les migrants subsahariens sont piégés en Libye. Sputnik France a visité le seul centre de migrants clandestins existant à l'Est, financé par le gouvernement provisoire non reconnu par la communauté internationale. Reportage.
Bombardé au début juillet, le centre de détention pour migrants de Tajoura va être fermé. Deux autres centres, l'un situé à Misrata et l'autre à Khoms, près desquels se battent des factions rivales qui s'affrontent à l'ouest et au centre de la Libye, le seront également. Les trois camps sont sous l'égide du gouvernement d'Union nationale (GNA) de Tripoli, reconnu par l'ONU, et dirigé par Fayez el-Sarraj.
Cette décision a été annoncée vendredi 2 août par le ministre libyen de l'Intérieur, Fathi Bashagha, suite à l'attaque meurtrière de missiles imputée le 2 juillet aux forces du maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de la Cyrénaïque, non reconnu par la communauté internationale.
Depuis l'offensive du 4 avril aux portes de Tripoli, l'ANL du maréchal Haftar a annoncé son entrée imminente dans la capitale libyenne afin de "libérer Tripoli des milices qui la gouvernent", sans y être encore parvenu. Prolongeant ainsi la partition de facto de la Libye, un vaste pays qui regorge de pétrole, mais a été plongé dans le chaos depuis la chute de Mouammar Kadhafi et son assassinat en 2011.
Pour la plupart des observateurs, le risque d'une guerre civile n'a jamais été aussi fort en Libye et la question des migrants apparaît, du coup, sous un jour nouveau puisque ceux-ci peuvent servir de monnaie d'échange pour s'assurer du soutien de l'Occident ou, au contraire, de moyens de pression pour discréditer l'adversaire.
Qualifiées de "scandaleuse" par Ghassan Salamé, envoyé de l'ONU en Libye, et Michelle Bachelet, haut responsable des droits humains, les deux responsables onusiens ont estimé que ces frappes contre le centre de Tajoura, - au cours desquelles près de 50 migrants ont péri-, constituaient un "crime de guerre". D'autant que les coordonnées GPS exactes de ce centre, comme d'ailleurs celles des autres centres de détention de migrants, ont été communiquées de longue date aux belligérants pour éviter toute bavure à l'égard de ceux qui s'y trouvent.
Mais le Conseil de sécurité de l'ONU n'a pas réussi à faire condamner l'attaque après que les États-Unis ont refusé d'approuver une déclaration commune proposée par la Grande-Bretagne visant à exiger un cessez-le-feu immédiat entre les belligérants. Ce qui a été refusé par Donald Trump, selon des sources diplomatiques. Le Président américain n'a jamais caché son soutien au maréchal Haftar, l'estimant "plus engagé dans la lutte contre le terrorisme".

La caution de l'Europe
Depuis la révélation par CNN en novembre 2017 que des migrants subsahariens étaient vendus comme esclaves, au vu et au su des autorités libyennes, le GNA est régulièrement montré du doigt. Le gouvernement de Tripoli reçoit des subsides de l'Europe afin de prendre en charge ces migrants dans des centres destinés à les contenir, en attendant de les rapatrier chez eux s'ils ne sont pas en situation régulière. Plusieurs rapports d'ONGI, comme Amnesty, ont, ainsi, fait état de "violences de la part des trafiquants, de bandes criminelles ou encore de groupes armés" à l'encontre des migrants quand ils parviennent à traverser la Méditerranée depuis la Libye avant d'atterrir dans des centres d'accueil italiens. Mais, le plus accablant pour les autorités de Tripoli est, sans doute, l'enquête vidéo très fouillée réalisée par le New York Times avec l'aide de Forensic Oceanography, une organisation créée en 2011 pour tenir le compte des morts de migrants en Méditerranée et de Forensic Architecture, un groupe de recherche enquêtant sur les violations des droits de l'homme. Pour la première fois, elle met en images la manière dont les garde-côtes libyens, pourtant formés et payés par les Européens, ignorent complètement les droits humains de ces migrants et refusent de leur porter secours alors qu'ils se noient:
"Depuis l'accord passé en février 2017 entre la Libye et l'Italie, confiant aux autorités libyennes le soin d'intercepter les migrants dans ses eaux territoriales, le travail des ONG intervenant en mer Méditerranée avec leurs bateaux de sauvetage est devenu extrêmement difficile. Ces dernières subissent les menaces constantes des garde-côtes libyens, qui, malgré les subventions européennes et les formations qu'ils reçoivent, n'ont pas vraiment pour but de sauver les migrants de la noyade. Ainsi, en fermant les yeux sur les pratiques libyennes régulièrement dénoncées par les ONG, l'Europe contribue à aggraver la situation et précipite les migrants vers la noyade", préviennent les auteurs de cette enquête vidéo publiée en 2019 dans la section Opinion du New York Time bien que les faits remontent au 6 novembre 2017.
Fin juillet, 150 migrants se sont encore noyés après avoir quitté la Libye pour l'Italie. Il s'agit de la "plus grande perte en vies humaines en Méditerranée enregistrée en 2019", selon les Nations Unies. C'est pourquoi la fermeture des trois principaux centres de détention de migrants subsahariens en Tripolitaine pourrait provoquer un "surpeuplement des centres restants" ou bien, pire, "un abandon délibéré de ces migrants aux mains des trafiquants", estiment les experts qui suivent ces questions en Libye.
Une situation qui ne ferait qu'aggraver le sort de ces Subsahariens en Libye, déjà peu enviable. Emmanuel Macron s'en était d'ailleurs ému, le 22 juillet, lors d'une conférence de presse, avant même d'avoir pris connaissance des déclarations du ministre de l'Intérieur du gouvernement de Tripoli: Pris à parti aussi bien par les garde-côtes italiens que libyens, les ONG européennes qui cherchent à sauver les migrants de la noyade sont bien décidées, quant à elles, à continuer leur croisade. Après une dernière escale technique à Marseille, l'Ocean Viking de SOS Méditerranée "repart cette semaine vers la zone de sauvetage, dans les eaux internationales au large des côtes libyennes où il devrait arriver d'ici trois jours environ", selon un communiqué publié pendant le week-end par les organisateurs. Pendant deux mois, le bateau a été aménagé dans un chantier naval en Pologne pour recevoir à bord les rescapés, malgré toutes les intimidations, et ce, dans les meilleures conditions: "L'Ocean Viking est prêt à remplir sa mission. Les dernières nouvelles tragiques en Méditerranée renforcent notre détermination à rejoindre au plus vite la zone de sauvetage. Plus de 110 personnes sont portées disparues suite au naufrage de jeudi 25 juillet au large des côtes libyennes, la "pire tragédie survenue cette année en Méditerranée" selon les Nations Unies. Nous reprenons la mer avec un nouveau navire pour porter secours aux personnes en détresse. C'est le bateau de tous les citoyens européens qui veulent s'engager dans un grand élan de solidarité et d'humanité", a affirmé l'ONG SOS Méditerranée dans un communiqué daté du 4 août dont Sputnik France a obtenu une copie.

Quelle est la situation à l'Est de la Libye?
À Benghazi, où il n'existe qu'un seul centre de détention pour les migrants clandestins, avec une capacité de 500 personnes, la situation à l'intérieur du camp de Ganfouda - que l'envoyée spéciale de Sputnik France a pu visiter, le 10 juillet -, ressemblent en tous points et, notamment, sur le plan sanitaire aux centres d'accueil pour migrants que l'on trouve en Italie. Ici, les migrants mangent à leur faim, boivent de l'eau filtrée, ont accès à des machines pour laver leurs vêtements, à des activités pour se divertir et, surtout, ils sont traités "avec le plein respect de leurs droits humains", insiste l'un des responsables du camp, le commandant Ismail Khaled Dressi, adjoint au directeur de la section de l'immigration illicite à Benghazi: "Les migrants ont une vie normale ici, car notre mission est avant tout humanitaire. Ils ont trois repas par jour. L'après-midi, ils jouent au foot. On les a répartis en équipes. Juste avant le dîner, ils regardent la télévision, pour qu'ils voient un peu les nouvelles et ce qui se passe dans le monde. Après 21 h, ils vont au dortoir. Il n'y a pas de procédure d'expulsion, il n'y a que des départs volontaires. Au cas où le migrant refuse de rentrer chez lui, nous le sensibilisons sur les risques qu'il encourt, sur le fait qu'il peut encourir la prison, etc. Ce sont des procédures de sensibilisation. Mais, encore une fois, il n'y a pas de départs forcés", explique-t-il au micro de Sputnik France. Entièrement financé par le gouvernement provisoire de l'Est libyen, non reconnu par les chancelleries occidentales, le camp dispose d'un budget suffisant pour assurer trois repas par jours aux 490 migrants de nationalités différentes qui s'y trouvent actuellement, parmi lesquels des Tchadiens et 108 Soudanais, dont 58 enfants et 47 femmes. Pour ce qui est des autres besoins, comme les produits d'hygiène et de toilette, c'est le ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale du gouvernement provisoire qui pourvoie ainsi que par l'Organisation internationale des migrants (OIM). "Il y a un salon de coiffure financé par le ministère des Affaires étrangères. Les migrants peuvent ainsi se faire coiffer. Chaque vendredi, comme le veut la tradition en Libye, après la prière, on leur prépare un couscous avec de la viande, des fruits et des boissons", poursuit le commandant Ismail Khaled Dressi. Son collègue, le commandant Hamed Said El Qefifi, directeur de la section d'accueil et d'expulsion, distingue, quant à lui, les interpellations concernant les migrants en situation régulière, c'est-à-dire avec des papiers d'identité, et ceux qui sont en situation irrégulière [sans papier]. Dans ce cas, ces derniers après avoir subi un examen médical obligatoire pour tous, sont soit remis en liberté, soit expulsés dans leur pays d'origine.
"Les forces de sécurité, les officiers de police au ministère de l'intérieur du gouvernement provisoire libyen ont pour mission de protéger la sécurité du pays et des citoyens. Donc, quand il s'agit de migrants illégaux, il est de notre droit de nous protéger, comme le font tous les autres pays! Si le migrant a ses papiers en règle, il peut venir ici [à Benghazi] sans problème et même mener la belle vie. Le peuple libyen est hospitalier et accueille tout le monde" sans distinction de couleur ou de condition, martèle-t-il au micro de Sputnik.
Pour l'instant, le gouvernement provisoire de l'Est a contourné la partition du pays en évitant soigneusement d'acheminer "ses" migrants vers Tripoli pour leur expulsion éventuelle. Quand il s'agit de pays limitrophes, comme le Soudan, l'Égypte ou le Tchad, la reconduction à la frontière des migrants jugés illégaux se passe en douceur "soit à travers des concitoyens déjà présents en Libye des migrants, soit en empruntant le poste-frontière d'Imssaad", explique le commandant Hamed Said El Qefifi.
"Nous rencontrons, parfois, des difficultés pour les pays plus lointains ou qui sont en proie à une instabilité sécuritaire, comme la Somalie, par exemple. Nous collaborons, alors, avec l'Organisation internationale pour la Migration [OIM], qui se charge des expulsions. Cela se fait volontairement, après accord avec le migrant, ici même et avec nous. Le cas échéant, l'OIM peut faire appel aux concitoyens du migrant pour qu'ils interviennent dans le processus. Les départs se font à partir de l'aéroport de Benina, soit directement, soit après transit en Turquie par exemple. Mais jamais on ne les expulse de Benghazi à Tripoli!", ajoute-t-il la main sur le cœur.
Dépendant de l'OIM pour le réacheminement dans leur pays des départs volontaires, en fonction aussi de la disponibilité des vols, le commandant Hamed Said El Qefifi précise qu'il peut y avoir "jusqu'à 80 expulsions de Tchadiens et de Soudanais par jour", mais que pour les autres nationalités, "il y a entre 5 et 10 cas par mois, à peu près."
Lors de la visite du camp, l'envoyée spéciale de Sputnik France a pu s'entretenir avec des migrants: tous ont exprimé leur satisfaction de se retrouver dans ce centre de détention de Benghazi et, malgré la surveillance tatillonne et de chaque instant, certains, - dotés de papiers -, ont exprimé devant la caméra leur souhait de rester à Benghazi et d'y travailler.
Pour les autres, ceux qui ont "galéré" pour arriver jusque-là ou ont été victimes de passeurs sans scrupules qui leur ont confisqué leur papier, après leur avoir volé leur argent, leur rêve de traverser la Méditerranée ne s'est pas complètement envolé. Mais, seulement quand ils se seront "refait une santé" ou qu'ils auront "achever les recours auprès des agences des Nations Unies afin d'obtenir un statut de réfugié.", confient-ils.
En attendant qu'ils soient Soudanais du Sud ou originaires de la RDC, les migrants se rendent utiles en s'occupant en cuisine ou bien en se liant d'amitié avec les gardiens à qui ils rendent mille et un petits services auprès de leurs congénères. Et s'ils devaient quitter le camp demain, ce n'est pas à Tripoli qu'ils choisiraient de se rendre, même avec la promesse d'une hypothétique traversée, car, disent-ils, la situation en Tripolitaine est devenue "trop compliquée" pour les subsahariens.


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