Si Constantine était une femme, on lui rêverait ce visage. Celui de l'héroïne bien-née du second roman de Nourredine Saadi dont on devine, suggérée plutôt que décrite, la beauté aussi écrasante que la ville dont elle est la fille. Si Constantine était une femme, on lui rêverait ce visage. Celui de l'héroïne bien-née du second roman de Nourredine Saadi dont on devine, suggérée plutôt que décrite, la beauté aussi écrasante que la ville dont elle est la fille. La jeune architecte qui fuit «l‘épidémie de mort» qui décime les siens finit pourtant par se suicider dans un hôpital parisien. Fraîchement débarquée de Constantine, elle parcourt Paris en trimbalant dans son étui de velours noir un parchemin du XVIIe siècle comme les personnages de Gabriel Garcia Marquez trimbalent les os de leurs ancêtres. Le manuscrit tout de calligraphie et enluminure lui a été transmis par son grand-père Khelil Belhamlaoui qui, lui-même, le tient de l‘ancêtre de sa lignée de lettrés arabes, Moulay Abdessalam Ibn Maschich. Le manuscrit contient la Maschashiya, prose mystique de l‘ancêtre à laquelle l‘héroïne a été initiée enfant. Tout comme elle a appris à réciter la silsila prestigieuse dont elle visite les tombes dans le cimetière familial : Sidi Othmane, Sidi Lakhdar, Sidi Mohammed, Lala Baya jusqu‘au tombeau de «Sidi Kebir le vénéré, l‘ancêtre scholiaste, le glossateur du livre dans lequel tenait tout leur univers et dont le nom commande aux moissons et aux destinées, guérit les malades et abrite les démunis lorsqu‘on embrasse son tombeau chaulé au dôme arqué». Cet ouvrage précieux, Abla veut inexplicablement s‘en débarrasser. Comme pour approfondir l‘exil et rendre définitif le déchirement qui l‘arrache à son Vieux-Rocher, à l‘antique lit à baldaquin où ont pris forme ses rêves. Le lit d‘or au-dessus du Rhummel Ce vieux lit en cuivre ouvragé, de facture ottomane du XVIIe siècle, elle trouvera son jumeau chez un antiquaire du marché aux Puces de Saint-Ouen. Eberluée, elle entre dans la boutique et fait connaissance avec Alain et Jacques, chineurs et antiquaires. Lorsque émue, elle narre l‘histoire de son propre lit qu‘elle a laissé derrière elle dans sa maison de Constantine, elle ne sait pas qu‘elle bouleverse Alain qui s‘appelle également Ali et qui est né à Constantine durant la guerre d‘Algérie d‘une mère algérienne et d‘un père «inconnu ». Sa mère Aïcha, enceinte, a fui son pays et la guerre, comme cette jeune Constantinoise dont il ne peut que s‘éprendre. Cette dernière vit au Palais de la femme, un asile de l‘armée du salut pour femmes seules en galère. Elle fait des démarches pour obtenir l‘asile politique, se définissant comme une «réfugiée mentale». L‘écriture dense et subtile de Nourredine Saadi laisse le lecteur deviner la profonde souffrance de cette femme seule en France qui a fui la folie qui semble s‘être emparée de sa terre où même les fœtus sont extirpés du ventre de leurs mères pour être égorgés. C‘est à coup de comprimés de Valium et de prières qu‘elle fait mine de tenir le coup. Peu à peu, le lecteur découvre en même temps qu‘Alain que l‘héroïne a divorcé car elle n‘a pu donner de descendance à son époux, après 11 ans de vie commune. Son malheur personnel se fond sans se confondre avec l‘immense malheur collectif, dans l‘âme brisée de Abla. Cela l‘auteur ne le souligne pas, il le laisse venir peu à peu au gré des confidences arrachées à cette femme énigmatique et fermée. Contrairement au sang des suppliciés d‘Algérie, le récit s‘écoule, exquis. On y parle beaucoup de la beauté des choses et de la fraternité humaine. L‘auteur révèle sa passion pour les beaux objets qu‘il décrit d‘une plume aussi précise que précieuse. Car les Puces c‘est aussi les bijoux, les parfums, les tissus précieux, les miroirs de Venise, les lampes, les meubles de bois précieux, les épices... Tout le bric à brac du temps qui passe. L‘immensité du marché aux Puces se révèle un océan dont les vagues ramènent les objets repêchés de différentes périodes historiques et du monde entier. Et les vagues de l‘histoire n‘ont pas amené que des objets. La faune chaleureuse et colorée qui y vit et travaille est également venue d‘ailleurs, de loin. Au gré des guerres civiles et des déportations, des misères et des immigrations. Albanais, Arméniens, Manouches, Portugais, Polonais, Espagnols, Kabyles… Tous ont dû fuir un jour leur terre et adopter Paris. Tous partagent l‘ignorance de leurs origines qui s‘estompent dans la nuit des temps. Sauf, précisément Abla, la Constantinoise de vieille souche. Fatal handicap. Un portrait du vieux Paris Ce roman à trame complexe, au rythme vigoureux est traversé par un vieux chant. Celui de l‘éternel Paris. S‘y retrouvent les accents de ses chantres contemporains ou plus anciens : Aragon ou Elsa, on ne sait plus, Victor Hugo, François Villon, Aristide Bruant... Et y règne en contrepoint celui des communards. Le lexique de Nourredine Saadi est précis. Une incursion est faite dans le langage populaire de Saint-Ouen et le jargon professionnel des Puces : «Camelote bidouillée, drouille chinée, orphelin récupéré, fourgué, cloqué, marié…» L‘auteur révèle le côté peu visible d‘une France populaire chaleureuse et fraternelle mais toujours impuissante à comprendre ce qui déchire l‘Autre, même en direct. Les antiquaires aident Abla à faire expertiser son manuscrit et lui trouvent acquéreur. Lorsque Alain transporte le lit d‘or chez lui, elle s‘habitue peu à peu à lui rendre des visites entrecoupées de grandes périodes de disparition. Elle finit par être complètement apprivoisée et les deux jeunes gens tissent les liens les plus tendres dans ce grand lit mythique. Pendant que Abla, bourrée de Valium, découvre Paris avec l‘œil de l‘architecte, le petit peuple des Puces se mobilise pour présenter sa propre liste aux élections municipales. Alain est l‘un des plus actifs à se démener pour barrer la route à la droite et à l‘extrême-droite. Dans toute cette agitation électorale qui aurait pu la passionner, Abla glisse à la marge, autiste à tout ce qui n‘est pas sa tragédie. Liée à une ville millénaire Abla est libre, intelligente, cultivée. Elle a des yeux turquoise et une peau d‘albâtre mais elle n‘en a cure. Elle est habitée d‘une profonde dépression et semble subir les convulsions d‘un monde millénaire, complexe. Un monde qui l‘étouffe et la rend complètement incompréhensible à ses nouveaux amis parisiens si sympathiques. Transportant avec elle sa vie et sa ville, on se prend à comprendre son acharnement à vendre ce mirifique manuscrit, acte qui la libèrerait, qui la rendrait à elle-même, qui lui permettrait peut-être de vivre enfin avec Alain dont elle a brisé le cœur. Mais la renaissance par la déchirure, l‘abandon et l‘oubli s‘avèrent impossibles. Le jour où elle rencontre M. Trakian l‘acquéreur, elle fait une crise paroxystique de douleur morale. "Alors, soudain, avec une violence inouïe, défaisant sa coiffure, elle se leva en hurlant, et s‘enfuit en emportant son manuscrit (…) Aux enchères ! Mes ancêtres à l‘encan ! Infamie ! Se débattant comme une forcenée lorsqu‘il essayait de l‘approcher puis se jetant violemment par terre, se frappant le front contre le sol, se lacérant les joues…" Cette crise qui l‘amène à l‘hôpital psychiatrique s‘achève par son suicide. Alain accompagne alors son corps à Constantine sa ville natale qu‘il va enfin revoir. Ce roman enivrant est rythmé par les bribes de prière auxquelles Abla, appelée Alba par les Parisiens, s‘accroche de toutes ces forces : «Ô Premier Ô Dernier Ô Intérieur Ô Extérieur Ecoute mon appel ainsi que Tu as écouté L‘appel de ton serviteur Zacharie qui implora Dieu de ne pas le laisser sans héritier.» En épilogue, les mots que Abla a tracés sur un feuillet que Alain-Ali trouve dans son sac après sa mort : «(….) Constantine est pour tous ses enfants la Ville des Villes, une cité métaphorique, une fiction de ponts et de mythes qui ne doit exister que dans le regard de ceux qui y sont nés, l‘ont vue un jour et aimée.» «La Nuit des origines» édité en 2005 par Barzakh est le troisième roman de l‘auteur qui a déjà publié «La Maison de lumière» en 2000 et «Dieu-le- Fit» en 1996. Il a également publié deux monographies d‘artistes, consacrées à Rachid Koraïchi (Actes Sud, 1998) et à Denis Martinez (Barzakh et le Bec en l‘Air, 2003). «La Nuit des origines» de Nourredine Saadi Editions Barzakh, 2005, 205 pages. La jeune architecte qui fuit «l‘épidémie de mort» qui décime les siens finit pourtant par se suicider dans un hôpital parisien. Fraîchement débarquée de Constantine, elle parcourt Paris en trimbalant dans son étui de velours noir un parchemin du XVIIe siècle comme les personnages de Gabriel Garcia Marquez trimbalent les os de leurs ancêtres. Le manuscrit tout de calligraphie et enluminure lui a été transmis par son grand-père Khelil Belhamlaoui qui, lui-même, le tient de l‘ancêtre de sa lignée de lettrés arabes, Moulay Abdessalam Ibn Maschich. Le manuscrit contient la Maschashiya, prose mystique de l‘ancêtre à laquelle l‘héroïne a été initiée enfant. Tout comme elle a appris à réciter la silsila prestigieuse dont elle visite les tombes dans le cimetière familial : Sidi Othmane, Sidi Lakhdar, Sidi Mohammed, Lala Baya jusqu‘au tombeau de «Sidi Kebir le vénéré, l‘ancêtre scholiaste, le glossateur du livre dans lequel tenait tout leur univers et dont le nom commande aux moissons et aux destinées, guérit les malades et abrite les démunis lorsqu‘on embrasse son tombeau chaulé au dôme arqué». Cet ouvrage précieux, Abla veut inexplicablement s‘en débarrasser. Comme pour approfondir l‘exil et rendre définitif le déchirement qui l‘arrache à son Vieux-Rocher, à l‘antique lit à baldaquin où ont pris forme ses rêves. Le lit d‘or au-dessus du Rhummel Ce vieux lit en cuivre ouvragé, de facture ottomane du XVIIe siècle, elle trouvera son jumeau chez un antiquaire du marché aux Puces de Saint-Ouen. Eberluée, elle entre dans la boutique et fait connaissance avec Alain et Jacques, chineurs et antiquaires. Lorsque émue, elle narre l‘histoire de son propre lit qu‘elle a laissé derrière elle dans sa maison de Constantine, elle ne sait pas qu‘elle bouleverse Alain qui s‘appelle également Ali et qui est né à Constantine durant la guerre d‘Algérie d‘une mère algérienne et d‘un père «inconnu ». Sa mère Aïcha, enceinte, a fui son pays et la guerre, comme cette jeune Constantinoise dont il ne peut que s‘éprendre. Cette dernière vit au Palais de la femme, un asile de l‘armée du salut pour femmes seules en galère. Elle fait des démarches pour obtenir l‘asile politique, se définissant comme une «réfugiée mentale». L‘écriture dense et subtile de Nourredine Saadi laisse le lecteur deviner la profonde souffrance de cette femme seule en France qui a fui la folie qui semble s‘être emparée de sa terre où même les fœtus sont extirpés du ventre de leurs mères pour être égorgés. C‘est à coup de comprimés de Valium et de prières qu‘elle fait mine de tenir le coup. Peu à peu, le lecteur découvre en même temps qu‘Alain que l‘héroïne a divorcé car elle n‘a pu donner de descendance à son époux, après 11 ans de vie commune. Son malheur personnel se fond sans se confondre avec l‘immense malheur collectif, dans l‘âme brisée de Abla. Cela l‘auteur ne le souligne pas, il le laisse venir peu à peu au gré des confidences arrachées à cette femme énigmatique et fermée. Contrairement au sang des suppliciés d‘Algérie, le récit s‘écoule, exquis. On y parle beaucoup de la beauté des choses et de la fraternité humaine. L‘auteur révèle sa passion pour les beaux objets qu‘il décrit d‘une plume aussi précise que précieuse. Car les Puces c‘est aussi les bijoux, les parfums, les tissus précieux, les miroirs de Venise, les lampes, les meubles de bois précieux, les épices... Tout le bric à brac du temps qui passe. L‘immensité du marché aux Puces se révèle un océan dont les vagues ramènent les objets repêchés de différentes périodes historiques et du monde entier. Et les vagues de l‘histoire n‘ont pas amené que des objets. La faune chaleureuse et colorée qui y vit et travaille est également venue d‘ailleurs, de loin. Au gré des guerres civiles et des déportations, des misères et des immigrations. Albanais, Arméniens, Manouches, Portugais, Polonais, Espagnols, Kabyles… Tous ont dû fuir un jour leur terre et adopter Paris. Tous partagent l‘ignorance de leurs origines qui s‘estompent dans la nuit des temps. Sauf, précisément Abla, la Constantinoise de vieille souche. Fatal handicap. Un portrait du vieux Paris Ce roman à trame complexe, au rythme vigoureux est traversé par un vieux chant. Celui de l‘éternel Paris. S‘y retrouvent les accents de ses chantres contemporains ou plus anciens : Aragon ou Elsa, on ne sait plus, Victor Hugo, François Villon, Aristide Bruant... Et y règne en contrepoint celui des communards. Le lexique de Nourredine Saadi est précis. Une incursion est faite dans le langage populaire de Saint-Ouen et le jargon professionnel des Puces : «Camelote bidouillée, drouille chinée, orphelin récupéré, fourgué, cloqué, marié…» L‘auteur révèle le côté peu visible d‘une France populaire chaleureuse et fraternelle mais toujours impuissante à comprendre ce qui déchire l‘Autre, même en direct. Les antiquaires aident Abla à faire expertiser son manuscrit et lui trouvent acquéreur. Lorsque Alain transporte le lit d‘or chez lui, elle s‘habitue peu à peu à lui rendre des visites entrecoupées de grandes périodes de disparition. Elle finit par être complètement apprivoisée et les deux jeunes gens tissent les liens les plus tendres dans ce grand lit mythique. Pendant que Abla, bourrée de Valium, découvre Paris avec l‘œil de l‘architecte, le petit peuple des Puces se mobilise pour présenter sa propre liste aux élections municipales. Alain est l‘un des plus actifs à se démener pour barrer la route à la droite et à l‘extrême-droite. Dans toute cette agitation électorale qui aurait pu la passionner, Abla glisse à la marge, autiste à tout ce qui n‘est pas sa tragédie. Liée à une ville millénaire Abla est libre, intelligente, cultivée. Elle a des yeux turquoise et une peau d‘albâtre mais elle n‘en a cure. Elle est habitée d‘une profonde dépression et semble subir les convulsions d‘un monde millénaire, complexe. Un monde qui l‘étouffe et la rend complètement incompréhensible à ses nouveaux amis parisiens si sympathiques. Transportant avec elle sa vie et sa ville, on se prend à comprendre son acharnement à vendre ce mirifique manuscrit, acte qui la libèrerait, qui la rendrait à elle-même, qui lui permettrait peut-être de vivre enfin avec Alain dont elle a brisé le cœur. Mais la renaissance par la déchirure, l‘abandon et l‘oubli s‘avèrent impossibles. Le jour où elle rencontre M. Trakian l‘acquéreur, elle fait une crise paroxystique de douleur morale. "Alors, soudain, avec une violence inouïe, défaisant sa coiffure, elle se leva en hurlant, et s‘enfuit en emportant son manuscrit (…) Aux enchères ! Mes ancêtres à l‘encan ! Infamie ! Se débattant comme une forcenée lorsqu‘il essayait de l‘approcher puis se jetant violemment par terre, se frappant le front contre le sol, se lacérant les joues…" Cette crise qui l‘amène à l‘hôpital psychiatrique s‘achève par son suicide. Alain accompagne alors son corps à Constantine sa ville natale qu‘il va enfin revoir. Ce roman enivrant est rythmé par les bribes de prière auxquelles Abla, appelée Alba par les Parisiens, s‘accroche de toutes ces forces : «Ô Premier Ô Dernier Ô Intérieur Ô Extérieur Ecoute mon appel ainsi que Tu as écouté L‘appel de ton serviteur Zacharie qui implora Dieu de ne pas le laisser sans héritier.» En épilogue, les mots que Abla a tracés sur un feuillet que Alain-Ali trouve dans son sac après sa mort : «(….) Constantine est pour tous ses enfants la Ville des Villes, une cité métaphorique, une fiction de ponts et de mythes qui ne doit exister que dans le regard de ceux qui y sont nés, l‘ont vue un jour et aimée.» «La Nuit des origines» édité en 2005 par Barzakh est le troisième roman de l‘auteur qui a déjà publié «La Maison de lumière» en 2000 et «Dieu-le- Fit» en 1996. Il a également publié deux monographies d‘artistes, consacrées à Rachid Koraïchi (Actes Sud, 1998) et à Denis Martinez (Barzakh et le Bec en l‘Air, 2003). «La Nuit des origines» de Nourredine Saadi Editions Barzakh, 2005, 205 pages.