Par Jeremy Keenan | Anthropologue | 05/02/2010 | 19H30 Le Français Pierre Camatte, 61 ans, a été kidnappé à Menaka au Mali le 25 novembre 2009. Originaire de Gérardmer (Vosges), ville jumelée avec Tidarmene, il passait beaucoup de temps sur place pour développer une plante susceptible de guérir le paludisme. Ses ravisseurs, qui font partie d'Al Qaeda au Magheb Islamique infiltrée par les services algériens, menacent de le tuer. Jeremy Keenan, anthropologue qui sillonne cette région, nous donne son analyse de la situation. Qui a enlevé Pierre Camatte ? Les trois ou quatre hommes qui l'ont enlevé n'ont pas été identifiés (il s'agirait de Touaregs locaux), mais on sait désormais avec certitude qu'il est entre les mains d'Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI). Ce groupe, dirigé par Abdelhamed Abou Zaïd, a menacé de l'exécuter si quatre de ses membres ne sont pas libérés des prisons maliennes. L'ultimatum fixé au dimanche 31 janvier, a été repoussé de vingt jours. Camatte n'est pas seul : six Européens sont encore aux mains de l'AQMI. Qu'est-ce que l'AQMI ? Pour comprendre ce qu'est l'AQMI, il faut revenir aux origines. AQMI est le nouveau nom donné en 2007 au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algérien. Le GSPC avait été créé en 1998 par Hassan Hattab, en dissidence à l'extrême violence déployée par les Groupes islamiques armés (GIA) contre les civils, sous la houlette du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) algérien. Quels sont les liens entre les renseignements algérien et l'AQMI ? Divers signes montrent les liens entre DRS et AQMI. Hattab, par exemple, vit aujourd'hui sous la protection du DRS, tandis que les relations entre ce service de renseignement et le chef actuel de l'AQMI, Abdelmalek Droukdel (alias Abou Mossab Abdelwadoud), fait l'objet de multiples supputations. Le GSPC a commencé à faire parler de lui en 2003, lorsqu'il a enlevé 32 touristes européens : 17 avaient finalement été libérés en Algérie, 14 au Mali et l'un est mort. Comme je l'ai raconté dans « Dark Sahara » (2009) et dans « Dying Sahara », cette opération, avait été conduite par le DRS, en association avec les services de renseignements américains. Elle a sans doute été le premier test de la politique de l'administration Bush mené par une unité baptisée Groupe pour les opérations proactives et préventives (GO2P). Une politique conçue pour « fabriquer » et/ou « provoquer » le terrorisme. Amari Saifi (porteur de douze pseudonymes, surnommé « Le Para »), qui a dirigé l'opération, était un agent du DRS. Le ravisseur de Pierre Camatte, Abdelhamed Abou Zaïd, était l'adjoint du « Para » et responsable, à ce titre, de la zone malienne. Il bénéficierait de l'aide de deux hommes : Yahia Djouadi (alias Abou Amar), un vétéran de l'opération de 2003 et Mokhtar ben Mokhtar, sorte de « freelance » du DRS. Qui dirige les opérations clandestines du DRS ? L'homme qui contrôlait ces opérations clandestines du DRS était le général Smaïn Lamari, chef du contre-espionnage. Or, Lamari est bien connu des services de renseignements français, notamment en raison de l'amitié étroite qui l'unissait à Raymond Nart, ex-numéro deux de la Direction de la surveillance du territoire (DST), aujourd'hui retraité. Depuis son décès, en septembre 2007, Lamari a été remplacé par son clone, le colonel (aujourd'hui général) Ahmed Kherfi, sous la supervision du patron du DRS depuis 1990, le général Mohamed (dit Tewfik) Mediène. Le DRS est-il impliqué dans les négociations sur les otages ? L'implication du DRS se retrouve au niveau des intermédiaires utilisés pour les négociations. Le go-between local, suivi par le DRS dans l'affaire de 2003, était un Touareg, Iyad ag Ghali. C'est le même homme, aujourd'hui consul général du Mali à Jeddah, qui est chargé de négocier la libération de Camatte. Comme si une des branches du DRS « négociait » avec une autre… Quel est le lien entre les prises d'otages et le trafic de cocaïne ? Le Sahara a été transformé en véritable route de la cocaïne. Ce sont donc les mêmes relais locaux qui, liés à la fois à l'AQMI et aux services de renseignements locaux (algériens et maliens), négocient les affaires d'otages et organisent le trafic de cocaïne dans la zone sahélienne. Exemple : * Le négociateur-clé dans l'affaire des deux diplomates canadiens de l'ONU enlevés au Niger et des quatre touristes enlevés l'an dernier au Mali par l'AQMI, était Baba Ould Cheikh, éminent représentant des « Berabich » (une tribu arabe) et maire de Tarkint, un village rural de la vallée de Tilemsi. Baba Ould Cheikh prétend aussi avoir été impliqué dans les négociations de 2003. * Le 2 novembre 2009, un Boeing en provenance d'Amérique du sud, transportant 10 tonnes de cocaïne s'est posé à Tarkint où il a été brûlé. En réalité, les « Arabes » Berabich se sont fait voler la cargaison par des Touaregs Kouta et Iforas. En représailles, les Berabich ont alors kidnappé le patriarche des Touaregs, qui ont finalement rendu la cocaïne à leurs propriétaires et libéré leur otage. Les services occidentaux sont ils impliqués ? Les services américain, britannique, français et canadien sont parfaitement au courant des liens entre l'AQMI et le DRS. En fait, Al Qaeda au Sahara (AQAS) peut être vue comme une création « de l'Occident par l'Occident » grâce aux bons offices du DRS ! Pour quelle raison ? Depuis le milieu des années 2000, l'Algérie exporte sa sale guerre vers le Sahel, tout en devenant un partenaire à part entière des Etats-Unis et de l'Europe dans la guerre globale contre le terrorisme,« Global war on terrorism » (GWOT). Pour Washington, l'opération de 2003 devait servir à justifier le lancement de cette « guerre » en Afrique. Les récents kidnappings poursuivent le même objectif. Cette nouvelle menace terroriste dans le Sahel est aussi utilisée par les pays européens -en particulier la France, la Grande-Bretagne et l'Espagne- pour justifier la présence de leurs unités anti-terroristes dans une région aux immenses richesses naturelles et stratégiques. C'est particulièrement vrai pour la France, qui a de gros investissements (uranium d'Areva au Niger) dans la région. Le sort de Camatte est il un enjeu important pour ces services et organisations ? Grâce à cette nouvelle menace d'Al-Qaeda, nous avons maintenant des unités anti-terroristes américaine, française, britannique, espagnole, allemande et hollandaise au Mali. A se demander comment l'AQMI peut opérer si librement. Comme si elle était protégée ! Avant le meurtre d'Edwin Dyer, en 2009, tous les otages ont été libérés moyennant rançon. Le gouvernement britannique n'a pas usé de ses connaissances sur la relation AQMI-DRS pour faire pression. Au même moment, le Royaume-Uni était engagé dans une négociation de vente d'armes avec l'Algérie. Pire : le meurtre de Dyer était aussi une manière de « confirmer » l'escalade de la menace Al-Qaeda dans la région. Il y a donc un vrai risque que Camatte soit sacrifié de la même façon, d'autant plus que la France, comme le Royaume-Uni, comprend parfaitement « le jeu » en cours. Toutefois, un élément pourrait favoriser la libération des otages. Plusieurs barons du régime algérien redoutent qu'une nouvelle exécution d'otages ne donne aux puissances occidentales l'opportunité d'établir une présence sécuritaire dans le Sahel qui bouclerait le grand sud algérien. Pour les nationalistes algériens, ce serait le pas de trop…