« Tués par la Patrie », c'est par cette formule lapidaire que Malek Bennabi évoqua le sort des enfants d'immigrés algériens croisés lors d'une escale parisienne en 1972. En effet, ce dernier écrivait « depuis que je suis à Paris, je vois pendant mes déplacements en métro des jeunes au profil algérien. Et la pensée qui m'a saisi, c'est que ces jeunes mourront un jour sans rien connaître de leur pays, de leurs ancêtres, ni rien qui leur rappelle qu'ils sont ou qu'ils étaient algériens. Ce sont peut être des fils de harkis ou d'exilés pour le travail, d'exilés de toutes sortes mais ils ont le même sort. Quand ils mourront, on pourra ériger à leur mémoire, je ne sais où, une colonne comme celle qu'on érige en France « Pour les Enfants Morts pour la patrie ». Mais leur colonne portera cette inscription : « Aux enfants Tués par la Patrie, l'Algérie indifférente ». Et je sais que ce problème ne hante aucun esprit à l'ambassade algérienne. ».1 Malek Bennabi souligna la responsabilité des autorités algériennes quant à la politique délibérée d'abandon de son immigration et menée sur le plan culturel. D'ailleurs, l'amicale des Algériens obtint après une bataille acharnée le retrait du projet soutenu par le Ministre Mouloud Kassem Naït Belkassem, lequel s'était donné pour objectif d'inculquer à la jeunesse algérienne issue de l'immigration les principaux rudiments de sa culture afin de la prémunir des menées laïco-assimilationnistes de l'Etat français, et ce, conformément à l'action menée en France par l'association des Oulémas, l'Etoile Nord Africaine puis le PPA dans les années 30. L'Etat français, dans ses rapports de domination avec son immigration maghrébine, ne fit que réactualiser la politique coloniale qui était de rigueur en Algérie. Le postulat de base de son action visant, comme naguère, à dépersonnaliser l'enfant d'immigré en le privant de l'apprentissage et de l'exercice de sa langue et de sa religion. Cette politique d'abandon de l'Etat Algérien conjuguée à celle, dépersonnalisante, de l'Etat français eut comme résultante l'émergence de ce que la société française nomma par euphémisme les beurs. Le beur désignant l'enfant d'immigré algérien né en France, définition non exclusive puisqu'également appliquée aux enfants de ressortissants d'autres pays du Maghreb, et qui insistait essentiellement sur la rupture existant entre le beur et le pays de ses parents. L'emploi de ce terme a pour finalité le déni, chez l'enfant d'immigré maghrébin, de toute identité, de toute référence à la culture originelle de ses parents. Elle vise à lui signifier qu'il est un être sans passif historique, qu'il incarne et personnifie le néant. Fait significatif, lorsque les ondes FM furent libéralisées au début des années 80, les beurs ne furent nullement classés avec les Maghrébins, mais avec les européens du sud. Ainsi le pouvoir politique français affichait sa ferme volonté d'approfondir la césure séparant les beurs du Maghreb, en les assimilant à « une nouvelle race » plus proche des espagnols et des italiens que du Maghreb. L'Etat Français, fidèle à sa logique coloniale, n'a eu de cesse de promouvoir l'émergence d'un personnel beur larbiniste, de « micros et stylos du colonialisme » dont la fonction première fut d'encenser la politique laïco-assimilationniste, les valeurs de la République… Ainsi il est aisé de voir diverses personnalités de « la génération beur », qui, à la demande de leurs tuteurs, se font les chantres de la vision camusienne d'une Algérie plurielle, Andalousie manquée et détruite par les Nationalistes Algériens. Car la première chose que l'on exige du beur et de sa consœur médiatique est de renier le combat mené par un « FLN criminel » ou, à défaut, réduire la portée de son combat au slogan du Front Populaire, expurgeant ainsi la dynamique islamique de la révolution algérienne et du combat mené par le mouvement national pour la défense de la personnalité du peuple algérien. C'est généralement cette catégorie de beur digne descendant du Bachagha Boualam, à laquelle appartient Yamina Benguigui, Rachida Dati, Malek Boutih, Fadéla Amara, Nadia Amiri, Yazid Sabeg… que les chefs d'Etat Français emmènent en promenade en Algérie en compagnie de fervents nostalgériques partisans de l'OAS tels Alexandre Arcady, Roger Hanin…. Une certaine presse dite « algérienne » leur attribuant à tous la qualité d'Algériens et reniant par là-même les fondamentaux du nationalisme algérien et de sa glorieuse révolution…… Le panel beur, ne se limite nullement à ces personnalités médiatiques, néanmoins l'on observe en son sein l'existence de constantes immuables transgénérationnelles et dont la principale est de vivre son rapport à la culture originelle en état de totale extériorité. En effet, la connaissance de cette culture chez le beur ne se limite qu'à sa plus simple expression folklorique correspondant en cela à l'expression la plus caricaturale de l'imagerie colonialiste, ses escapades estivales attestant de ces faits. Le beur séjournant au Maghreb est familier des stations balnéaires et respecte religieusement l'habitus du touriste occidental. Il ne s'imprègne nullement de la culture et de la personnalité du pays de ses parents qui ne constituent qu'un somptueux décor exotique tel que celui popularisé par le film un « Eté au Sahara ». Ayant pour référence cet imaginaire colonialiste, le beur se représente le Maghreb comme un immense lupanar. Alger, Oran, Annaba rivalisent ainsi avec les villes à la réputation sulfureuses telles Rio de Janeiro, Santo Domingo, Bangkok. L'une des éminentes figures du mouvement culturel beur, évoque dans un clip vidéo, son séjour festif dans un Bangkok algérien en compagnie d'une star déclassée de la culture de cabarets d'Oran, avec un titre devenu célèbre et aussitôt consacré comme hymne de la jeunesse beur : « bienvenue chez bylka ». Lorsque le discours est un peu plus élaboré, ce qui est le cas chez quelques écrivaillons beurs, l'Algérie décrite est le contraire de celle chantée par les saltimbanques beurs. Il s'agit d'une Algérie archaïque, embourbée dans le traditionalisme religieux, source, selon les tuteurs attitrés, des échecs de l'Algérie indépendante laquelle n'a pas su se saisir la chance historique incarnée par le colonialisme Français. C'est la thèse que défend notamment la « beurgeoise » franco-assimilée Razika Zitouni dans son « roman » autobiographique intitulé « Comment je suis devenue une beurgeoise ». Le beur ne connait de l'histoire du pays de ses parents que le mythe camusien distillé par l'idéologie dominante, celui d'une Algérie coloniale fraternelle, terre d'occasions manquées qu'évoquent avec nostalgie certains littérateurs franco-algériens en compagnie des sectateurs de Jo Ortiz, insultant ainsi la mémoire des martyrs de la révolution algérienne. Le beur méconnait la Conquête génocidaire orchestrée par les armées coloniales françaises au XIXème siècle tout autant qu'il ignore tout de l'entreprise de destruction de la personnalité algérienne, à savoir sa religion et sa langue et de l'acharnement employé par le colonialisme français pour y parvenir. Le beur ignore également l'épopée de ses aïeux qui, face à cette logique de mort et de destruction promue par le colonialisme français, ont su résister armés de leur foi en l'Islam. Il ignore les noms de ces combattants qui ont défendu avec ardeur leur religion, leur pays et ont permis à l'Algérien de se délivrer de la longue nuit coloniale qui s'était abattue sur sa terre. Les noms de l'Emir Abdel Qader, Lalla Fatma N'Soumeur, du Cheikh El Mokrani, du Cheikh Ibn Badis, de Messali Hadi, Larbi Ben M'hidi… lui sont malheureusement inconnus. Mais ceci n'aurait jamais été possible sans l'abandon précité de l'immigration algérienne et de ses enfants par l'Etat algérien. Certes, celui-ci a fondé un Centre Culturel, mais coupé de ses ressortissants et inconnu des enfants de l'immigration. L'Etat algérien n'a su mettre en valeur qu'une culture algérienne au rabais, ne proposant ainsi à la jeunesse issue de l'immigration algérienne que le choix d'une identification à une vulgaire culture de brasseries ou celui d'une certaine littérature francophile qui se veut nostalgique de l'époque coloniale et particulièrement méprisante à l'égard des valeurs du peuple algérien. Par ce biais, le beur est tout aussi ignorant de la production des grands hommes de lettres qui ont donné à la culture algérienne toute sa noblesse, du « Prince des poètes » algériens Mohamed Al Id Al Khalifa à l'auteur de l'hymne algérien Moufdi Zakaria, sans occulter Malek Haddad et Ahmed Rida Houhou, le premier romancier algérien la langue arabe. De la même manière, les écrits des grands intellectuels algériens Malek Bennabi, Mohamed Cherif Sahli, Abdelmadjid Meziane….lui sont inaccessibles. Le beur face à tout cela, n'a d'autre alternative que de faire adouber Karim du 113, théoricien du Maghreb United, comme simple apôtre de sa culture, ou encore la romancière Faïza Guene consacrés, non sans déraison, par la presse « algérienne », comme les ambassadeurs du mouvement culturel beur, traits d'union des deux rives, et aspirant à la francité. La politique de viol des consciences menée par les appareils idéologiques de l'Etat français a pétri le beur en le dépossédant de sa culture arabo-islamique. Acculé à l'ilotisme, incapable de penser par lui-même, ignorant la langue de ses parents, et faisant fi de ce que feu Malek Bennabi appelait « le capital historique » incarné par les traditions et l'âme de l'Algérie, le beur a adhéré à un discours produit par d'autres. Il s'est bricolé une identité hybride de supermarché. Ainsi dépersonnalisé, le beur est ouvert à toutes les influences existant dans la sphère civilisationnelle qui est désormais la sienne, l'Occident. Il est même l'adepte d'une pratique religieuse désincarnée, se voulant occidentale, et que ses maîtres penseurs l'invitent à adopter, à travers une rhétorique indigéniste où comme naguère dans l'Algérie coloniale, sa qualité de français assimilé est mise en exergue. Ainsi, le beur s'affirme volontiers citoyen français de confession musulmane comme jadis un Mohamed Salah Bendjelloul dans l'Algérie des années 30, niant de facto sa personnalité et son passif historique. Le beur se pense anobli lorsqu'il proclame, à qui veut l'entendre, qu'il est « citoyen de français de confession musulmane », un titre que ses pères ont farouchement combattu. Il perçoit ce titre comme la double échappatoire à sa condition d'arabe ainsi qu'au regard paternaliste du dominant. Ces mêmes maîtres penseurs ont formalisé (théorisé ?) pour lui la théorie (loi ?) des trois L, à savoir Loyauté envers la France, le respect de la Loi française, et Langue française. Cette formule incantatoire compose la base du catéchisme adressé au beur devenu citoyen français de confession musulmane. Cette théorie (règle ?) des trois L, véritable plaidoyer pour un discours de la servitude volontaire, était le slogan des indigénistes précités, et de tous les affiliés à la structure coloniale française en Algérie, du garde champêtre à l'instituteur indigène évangélisé tel Rabah Zenati. Le processus de désoriginalisation (terme inexistant, néologisme pesant, terme consacré le plus approprié = dépersonnalisation) des enfants issus de l'immigration algérienne a abouti à l'apparition d'un phénomène politique particulier et inédit, conséquence de ce discours indigéniste de français-musulmans. Les beurs descendants d'immigrés algériens ayant vécu les affres du colonialisme français, font désormais leur un discours patriotique français, et se livrent à l'instar des beurs médiatiques, au procès du nationalisme algérien libérateur, au mépris des valeurs ayant fécondé la révolution algérienne. C'est ainsi que risque de se conclure dans l'opprobre et l'indignité l'histoire de l'immigration algérienne qui débuta avec le combat héroïque des nationalistes algériens de l'ENA-PPA et des Oulémas, en passant par la Fédération de France du FLN.