Interview exclusive de Lahouari ADDI au Quotidien d'Algérie Question : Tu as donné une conférence à l'Université Mouloud Mammeri à Tizi-Ouzou sur l'écriture de l'histoire en Algérie. Par qui cette conférence a été organisée ? Réponse : J'ai été invité par une organisation d'étudiants à qui j'avais promis de venir à l'Université Mouloud Mammeri. Je suis parti à Alger pour une soutenance de thèse en économie à l'Institut National de Planification et de Statistique où j'ai été membre du jury. Je profite de l'occasion pour dire que, malgré l'état dans lequel est l'université algérienne, il y a encore quelques thèses de haut niveau qui sont soutenues. Question : Quelle a été ton impression sur le pays, les gens, la société, la vie quotidienne… Réponse : Deux éléments attirent l'attention quand on est en Algérie : la volonté de vivre des jeunes, et la cherté de la vie. Pour le reste, l'Etat est défaillant dans la gestion des espaces publics. L'Algérie me donne toujours une impression d'opportunités manquées et d'occasions ratées. Il y a un dynamisme qui ne trouve pas d'élite pour être canalisée. Il est vrai que le régime a mis en place une organisation, le DRS, héritée du MALG, dont la mission est d'empêcher l'émergence d'une élite indépendante du pouvoir exécutif. Il faut cependant garder l'espoir et une prise de conscience générale est toujours possible. Question : Qu'as-tu dit, en résumé, aux étudiants à Tizi-Ouzou ? Réponse : Je voudrais d'abord dire que j'ai été frappé par la chaleur de l'accueil que j'ai reçu de la part des étudiants. Beaucoup d'entre eux ont lu mes livres de sociologie, pourtant non disponibles sur le marché national, et m'ont posé des questions nombreuses sur la société algérienne et sur les sciences sociales. Ils m'ont écouté attentivement pendant la conférence et, durant le débat, ils m'ont assailli de questions. La conférence, débat compris, a duré près de cinq heures ! Le texte de la conférence a été publié par Le Soir d'Algérie du 28 juin et je n'y reviens pas. Durant le débat, j'ai essayé de faire passer deux messages. Le premier est que, si l'Algérie veut construire un ordre politique moderne, il faut impérativement que les Algériens s'entendent sur un postulat de base qui ne doit souffrir aucune exception : la valeur suprême dans la société est la vie humaine. On ne fait pas de politique en sacrifiant des vies humaines. Pour respecter ce postulat, et c'est le deuxième message, il faut trois conditions : 1. Le monopole de la violence doit appartenir à l'Etat ; 2. Ce monopole doit être exercé par les agents de l'Etat dans le cadre de la loi ; 3. La loi doit être faite par une Assemblée Nationale représentative. Question : Est-ce qu'il a été question du MAK dans le débat ? Réponse : D'après les interventions de la salle, j'avais compris qu'il y avait toutes les sensibilités politiques parmi les étudiants : FFS, RCD, MAK, et autres… J'ai essayé de montrer que le projet du MAK n'a pas de perspectives politiques et que son anti-arabité ne mène nulle part. La séparation de la Kabylie comme Etat-nation distinct de l'Algérie n'a pas de sens et est inconcevable parce que la Kabylie est au cœur du nationalisme algérien depuis au moins la révolte de Mokrani de 1871. Ceci dit, le MAK a le droit d'exister légalement, à condition qu'il ne verse pas dans le discours haineux et n'appelle pas à la violence. Il n'a qu'à présenter son projet aux Kabyles et c'est à ces derniers de décider sous la forme d'un référendum. Je n'ai aucun doute que la majorité des habitants de la Kabylie est attachée à l'unité nationale, souhaitant même l'abolition des frontières avec le Maroc et la Tunisie sur le modèle de l'Union Européenne. Question : Je suppose qu'il a été question aussi de la polémique suscitée par le livre de Said Sadi. Réponse : La conférence portait sur l'écriture de l'histoire et j'ai cherché à donner mon point de vue à Tizi-Ouzou parce que j'étais gêné par la tournure pro et anti-kabyle que prenait la polémique dans les journaux. Il fallait « dékabyliser » le débat et le centrer dans son cadre politique et théorique. Dans les journaux, la polémique glissait vers une tournure dangereuse : Boussouf l'arabe a trahi Amirouche le Kabyle. Nos grands-parents et nos parents, malgré l'ethnocentrisme de la société rurale traditionnelle, ne nous ont pas légués l'hostilité entre berbérophones et arabophones. Il est de la responsabilité de notre génération de ne pas transmettre à nos enfants la haine entre groupes sociaux. Il y a des problèmes politiques liés à l'autoritarisme, aux limites idéologiques du nationalisme algérien et à l'absence de démocratie, et il ne faut pas ethniciser les divergences et oppositions. Pour revenir à l'ouvrage de Said Sadi, il a le droit d'écrire un essai d'histoire où il donne son interprétation du passé. Il a occupé un vide, et on ne peut lui en faire le reproche. Je ferais néanmoins une remarque car Said Sadi est un homme politique. Je pense que sa démarche n'est pas cohérente dans la mesure où, d'un côté, il critique le MALG – et en cela il a tout à fait raison – et d'un autre côté, il a soutenu le néo-malg, le pouvoir réel, quand il a annulé les élections de janvier 1992. Il a condamné le coup d'Etat de 1962 mais a soutenu celui de janvier 1992 ! S'il répond que l'armée a sauvé la République en 1992, il doit accepter l'idée que le MALG a sauvé la révolution. Un homme politique doit être cohérent pour être crédible. Il dira qu'il critique le régime, mais en fait il s'en prend surtout au pouvoir formel alors que tout le monde sait que Bouteflika n'a aucune autorité. Un ami à Oran me disait : Said Sadi critique le pouvoir formel qui est de l'Ouest et oublie le pouvoir réel qui est de l'Est. La réponse du berger à la bergère. Question : Quel est ton point de vue sur la langue berbère ? Réponse : Le problème de la langue berbère ne se pose que dans le cadre de la formation de l'Etat-nation jacobin unitaire et homogénéisant. Dans le Maghreb d'avant la colonisation, la pratique du berbère ne posait aucun problème. Je pense que la langue berbère doit être officialisée et enseignée dans les régions berbérophones. Elle n'est pas en concurrence avec la langue arabe, qui est celle de toute la nation. Si la langue berbère disparaît, nous aurons commis un génocide culturel contre nous-mêmes. Question : Tu as écrit récemment dans Le Quotidien d'Oran que l'arabité en Algérie a un fondement berbère. Peux-tu expliquer ? Réponse : L'identité est une construction sociale et historique. Nous sommes ce que l'histoire a fait de nous et nous créons notre propre identité. L'arabité en Algérie n'est pas une identité importée du Moyen-Orient. Elle est une synthèse entre la culture berbère et la langue arabe et l'islam. Les anthropologues ont parlé de l'islam maghrébin comme étant un islam berbérisé. Les peuples ont leurs propres spécificités culturelles qui s'adaptent, s'enrichissent mais ne disparaissent pas. L'identité n'est pas une substance ou une essence éternelle. C'est une construction en perpétuel devenir. L'erreur du berbérisme, et de l'arabisme aussi, est de croire que l'identité est formée définitivement et une fois pour toute.