Le docteur Ahmed Rouadjia a récemment publié sur LQA deux articles qui traitent de deux fléaux majeurs, interdépendants, qui se sont durablement implantés dans notre pays : la corruption et la promotion de la médiocrité. Depuis quelques années, je passe mon temps entre un pays d'Amérique du Nord, où se trouve ma famille, et un pays arabe pétrolier (donc riche), où je travaille. J'ai donc l'occasion d'observer dans ces deux pays la vie quotidienne et le comportement des gens ordinaires face à l'Etat et ses lois. Dans le premier, la transparence est de mise. Toutes les administrations de l'Etat ont des sites internet d'une grande richesse. Toutes les lois et procédures, tous les règlements, toutes les informations utiles s'y trouvent. On peut, par l'intermédiaire du site web, faire toutes les démarches administratives et suivre l'état d'avancement d'une demande. Il suffit de créer un compte et de demander un code d'accès (toujours par internet) qui vous est transmis par la poste. Le téléphone est également un moyen très efficace de communication avec l'administration. Des boîtes vocales vous orientent et vous permettent de vous enquérir de la situation de votre dossier au niveau de l'administration en question, le dernier recours étant, bien entendu, le dialogue direct avec un employé. Les bus arrivent toujours à l'heure, l'argent est disponible H24 au niveau des distributeurs automatiques et toutes les factures peuvent être payées par internet. D'autre part, les policiers veillent au grain, quoique très discrets et peu nombreux. La moindre infraction est sanctionnée sans aucun état d'âme et sans aucun égard pour le rang du fautif. Dura lex sed lex. Qu'en est-il dans le pays arabe? D'abord, nul ne peut vous renseigner sur les lois, règlements et procédures. Ces derniers changent d'ailleurs en permanence, selon l'humeur des décideurs. Plus grave encore, les lois et règlements ne valent rien et ne signifient rien dans l'absolu. Tout dépend de la personne à qui vous avez affaire. La conséquence immédiate est que toute personne qui doit avoir affaire à l'administration de l'Etat doit au préalable chercher un «facilitateur» (ou protecteur), de préférence haut placé. On le voit, ce sont les anciennes mœurs tribales qui reviennent en force. Un policier vous colle une contravention de 5000 DA pour utilisation du téléphone portable au volant? Qu'à cela ne tienne; le soir même, votre voisin contacte son cousin employé à l'administration qui gère les contraventions et vous vous en sortez avec un montant symbolique de quelques dizaines de dinars. Les exemples abondent dans tous les domaines. Tout individu doit ainsi développer un vaste réseau de connaissances chargées de lui faciliter la vie en mettant de l'huile là où ca bloque… La corruption? Dans ce pays arabe musulman où l'immense majorité de la population rate rarement une prière, la corruption est admise par tous. Certains la justifient par le fait que l'Etat ne remplit pas ses obligations vis-à-vis des citoyens. Il est dons légitime de le voler. Ceux qui empochent des commissions en jouant le rôle d'intermédiaires entre les entrepreneurs et l'Etat dans l'octroi des marchés publics ne s'embarrassent pas de scrupules : c'est du business, pas de la corruption. Ils mettent en place des bureaux d'études fantoches qui, en fait d'études, ne font que passer des coups de fils aux bonnes personnes et verser le pourcentage requis lorsqu'ils empochent la commission. L'argent étant la seule chose au sujet de laquelle les croyants et les athées ont des points de vue identiques, tout le monde est occupé à essayer d'en gagner le maximum, de préférence sans trop se fatiguer. La distribution de la rente pétrolière fonctionne à plein régime, le montant alloué à chacun diminuant à mesure que l'on s'éloigne des centres de décision. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et la compétence dans tout cela? On voit tout de suite qu'un Etat rentier n'a pas besoin du travail du peuple, il n'a donc que faire des compétences. Tout ce qui est nécessaire à la vie quotidienne est importé, du lait aux usines de dessalement d'eau de mer. Dans le pays arabe où je travaille, le recours à la main d'œuvre étrangère est également un autre moyen de se passer des compétences nationales. La compétence nationale devient donc un élément suspect : chercher à être compétent et à promouvoir les compétences est perçu comme une menace pour le système en place, dont tous les médiocres profitent en permanence. Manque de transparence, clientélisme, corruption, négation des compétences nationales : tout l'édifice se tient et ses différentes composantes se soutiennent mutuellement. Plus rien n'a de sens; c'est la perversion générale des valeurs. C'est cela le sous-développement. Nous avons donc deux systèmes qui fonctionnent selon des logiques différentes. Dans le premier, l'individu cherche à être compétent afin de décrocher un emploi pour gagner de l'argent et accéder à tous les services disponibles sur le marché. L'Etat garantit la transparence et met à la disposition de tous les citoyens toutes les informations requises. Bien sûr, les relations jouent toujours un rôle, mais ce dernier est de plus en plus réduit. La rationalité tend à prendre possession de tous les aspects de la vie quotidienne et la prévisibilité des événements s'accroit en permanence. L'aléatoire recule de jour en jour. Dans le second, l'individu est livré à lui-même. Il doit impérativement chercher des protecteurs, s'il veut survivre. Trouver un emploi ou un logement relève de la gageure dans un pays où la pénurie est la règle dans tous les domaines. Le recours aux services d'un intermédiaire est une nécessité. Celui qui occupe un poste de responsabilité est d'ailleurs moralement tenu d'aider ses proches, sous peine d'être perçu comme un individu égoïste et metkebber. C'est la logique du système tribal. Comment sortir de ce système anachronique? Mais d'abord, y-a-t-il une volonté d'en sortir? Ne nous trouvons-nous pas dans une situation où tout le monde se complaît? Les bus qui n'arrivent jamais à l'heure, les immondices qui s'accumulent dans les rues ou l'eau qui ne coule dans les robinets qu'à des heures indues sont devenus des phénomènes normaux. Un fatalisme généralisé a pris possession des catégories les plus défavorisées de la population : c'est ainsi et on n'y peut rien. Les gens ne se rendent pas compte que ce sont leurs négligences respectives et leur manque de conscience civique et professionnelle qui rejaillissent sur eux. Chacun d'eux pollue l'environnement ou délivre un service médiocre que les autres doivent subir. Il est donc impératif que chacun y mette du sien si l'on veut que la situation s'améliore. Il est cependant clair que le système ne peut pas changer si le poste de commandement ne change pas. C'est la tête qui dirige et c'est elle qui doit adopter les bonnes méthodes et faire en sorte qu'elles se diffusent au sein de la population. L'Etat détenteur de la force est seul habilité à imposer les lois, encore faudrait-il que ces lois soient rationnelles et cohérentes et qu'elles soient appliquées de la même manière pour tous. Et c'est là que le bât blesse. Chez nous, l'Etat a démissionné depuis longtemps, n'intervenant que lorsque la situation dépasse la limite du gérable. Une multitude de notables échappe à tout contrôle et se situe au dessus des lois. L'Etat promulgue des lois que les dirigeants sont les premiers à fouler aux pieds.. Nous voulons gérer la modernité économique et technique avec une culture tribale anachronique. Les résultats ne peuvent être que catastrophiques. Il faut renoncer â l'un ou â l'autre. On ne peut pas avoir les deux en même temps. Le monde moderne exige la rationalité dans tous les domaines : politique, économique, social. La culture tribale, qui fonctionne par le clientélisme et l'informel, ne favorise pas l'implantation de la rationalité. Les méthodes scientifiques de planification et de gestion sont les seuls instruments à même d'assurer l'harmonie de l'ensemble. Le bricolage et l'improvisation ne mènent qu'au chaos généralisé, dont la violence, sous toutes ses formes, est l'aspect le plus frappant. Tâg 3lâ men Tâg. La transparence est l'élément primordial dans le bon fonctionnement des sociétés occidentales modernes. La transparence ne peut pas exister et se renforcer sans démocratie. Il y a donc lieu de reconstruire l'édifice en commençant par la base, c'est-à-dire la mise en place d'un système politique démocratique. La condition préalable est, bien sûr, la volonté de mettre en place ce système. La majorité des Algériennes et des Algériens de 2010 veut elle un système politique démocratique? Si la réponse est oui, alors pourquoi ne se mobilise-elle pas pour l'imposer à la minorité qui le refuse?