C'était le vendredi 29 octobre 1965, il y a 45 ans jour pour jour. Le plus célèbre opposant marocain, Mehdi Ben Barka, était enlevé en plein coeur de Paris, devant la brasserie Lipp. Un rassemblement y aura lieu ce soir, à 18h30, selon la volonté de la veuve et des fils de l'ancien leader tiers mondiste. Quarante-cinq ans après, cette disparition reste une énigme. Le roi Hassan II a-t-il commandité l'enlèvement ? Les services français ont-ils été complices ? La mort de l'opposant n'avait-elle pas été planifiée ? Qu'est devenu son corps ? Beaucoup de questions restent sans réponse. Malgré les pressions dont il ferait l'objet, un juge, Patrick Ramaël garde l'espoir de connaître un jour la vérité. Il est le huitième magistrat à hériter de ce dossier. Il y a quelques semaines, il a réussi à mener une perquisition à la DGSE, les services secrets français. Il a fait saisir 23 dossiers classés « secret défense ». Ces archives du Sdece (service de documentation extérieure et de contre-espionnage) viennent d'être déclassifiées. Hervé Morin, le ministre de la Défense, a donné son feu vert. Ces documents concernent des personnalités marocaines et d'anciens truands français qui pourraient être mêlés à l'enlèvement de Ben Barka. Raison d'Etat Bachir Ben Barka, l'un des fils de l'opposant à Hassan II espère que ces documents permettront de répondre aux questions que sa famille se pose depuis 45 ans. « Tant qu'on n'aura pas les réponses, on ne pourra pas faire notre deuil », assure-t-il. « Toutes les responsabilités ont-elles été établies ? Il y a eu une volonté politique, marocaine, d'éliminer mon père. Et cette volonté à trouver des complicités. Beaucoup de questions restent sans réponse car il y a une raison d'Etat qui fait que l'action de la justice ne peut pas aller jusqu'au bout. Comment se fait-il qu'aujourd'hui encore, la justice ne puisse interroger un certain nombre de personnes au Maroc ? Il y a eu des pressions ! », tempête Bachir Ben Barka. En fait, la famille Ben Barka a acquis la certitude que tout est fait pour empêcher le juge Patrick Ramaël de mener à bien ses investigations. « On tente de l'écarter car son enquête heurte les intérêts diplomatiques« , dit aussi l'avocat de la famille. « Le régime actuel français est toujours très lié avec le Maroc : vacances à Marrakech, échanges, tentatives de vente d'avions au Maroc, etc. Ces relations économiques et commerciales font que Ben Barka est un mort qui gêne ! », affirme maître Maurice Buttin. Le juge, objet d'une enquête Coïncidence ou pas, on a appris il y a quelques jours que le juge Ramaël faisait l'objet d'une enquête admnistrative à demande de la ministre de la Justice. La juge Corinne Goetzmann, membre de l'Association française des magistrats instructeurs (Afmi), y voit une tentative de destabilisation de Patrick Ramaël. « Il y a trois ans, le juge avait décerné des mandats d'arrêt contre des personnalités marocaines », raconte Corinne Goetzmann. « A cette époque, il aurait été qualifié d'irresponsable par sa hiérarchie selon un article paru dans la presse. Cela démontre bien que les actes judiciaires qu'il accomplit sont critiqués par sa hiérarchie et aussi par le politique », conclut la magistrate. Il faut dire qu'il y a trois ans, le pouvoir avait pu s'agacer de la méthode employée par le juge. Un vrai « coup » médiatique : il avait délivré ces quatre mandats d'arrêts internationaux le jour même où le président Nicolas Sarkozy atterrissait au Maroc, accompagné par la ministre de la Justice Rachida Dati, pour un voyage officiel. Au risque de créer un incident diplomatique. Reste qu'à la demande du Parquet, ces mandats n'ont jamais été diffusés. Ils sont bloqués depuis trois ans. « Les documents transmis à Interpol ne sont pas assez complets et pas assez motivés », nous explique-t-on à la Chancellerie. Le juge Patrick Ramaël n'a jamais pu entendre ces personnes qu'il soupconne d'être mêlées a l'enlèvement de Ben Barka. Parmi elles, le général Hosni Benslimane, ex-capitaine, actuel chef de la gendarmerie royale, et Miloud Tounsi. Le juge a fait appel à un expert en graphologie pour prouver que Miloud Tounsi, un Marocain de 75 ans vivant à Rabat (à quelques centaines de mètres de l'avenue Ben Barka, pour la petite histoire) n'est autre que Larbi Chtouki, membre présumé du commando marocain auteur de l'enlèvement du 29 octobre 1965. Un charnier à Rabat ? Le juge aurait également souhaité pouvoir visiter ce que certains appellent le « PF 3« , dont l'existence est niée par le Maroc. Le « point fixe 3″ serait une prison secrète de Rabat, dont l'existence a été confirmée par plusieurs témoins du dossier. Selon eux, les quatre truands français mêlés à la disparitions de Ben Barka y auraient été enfermés, exécutés, puis enterrés. C'est là aussi que serait enterrée la tête de Mehdi Ben Barka, ramenée comme preuve au roi après que l'enlèvement à Paris a mal tourné. Le juge Patrick Ramaël n'a jamais pu accéder au « PF 3″, mais un grand reporter de France 3 l'a retrouvé, il l'a même filmé. Joseph Tual est le seul à avoir obtenu des images des ruines de cette ancienne prison où, selon lui, serait enterrée une centaine d'opposants à Hassan II. Un charnier sur lequel aujourd'hui poussent des orangers, entre des murs de béton et des barbelés. Ces révélations ont valu à Joseph Tual des pressions et des menaces. « Cet endroit est la boîte de Pandore d'Hassan II, vu tous les ennuis qu'on m'a faits après avoir filmé cet endroit ! », lâche le grand reporter de France Télévisions. Le journaliste marocain qui l'a aidé à localiser le « PF 3″ aurait été incarcéré pendant huit mois, il n'aurait plus le droit d'exercer. Jospeh Tual a reçu des menaces verbales. Il a été le destinataire par la Poste de cercueils en papier. Malgré ces pressions, la vérité sur les circonstances de la mort de l'opposant marocain peut encore éclater. Mais il faut aller vite. Les acteurs présumés de l'enlèvement Ben Barka qui seraient toujours en vie sont âgés. « Peu importe ce qui leur arrive », confie Bachir Ben Barka, « on ne souhaite pas qu'ils soient condamnés. Ce qu'on veut, c'est qu'ils nous apportent leur part de vérité ». Elodie Guéguen