Tout le monde en parle et chacun se pose la question : la simultanéité et la violence des émeutes sur tout le territoire national sont-elles le fruit d'un ras-le-bol national et contagieux ou de l'allumage de foyers, au même moment, dans différentes régions ? Comme pour octobre 1988, la problématique de l'origine, émeutes spontanées ou manipulation, a trouvé un large écho dans la société, de même qu'au sein du régime, qui se confond en explications contradictoires. En tout état de cause, les conditions de l'émeute étaient bien là, malaise social, nouvelle année sans horizons, pouvoir d'achat en baisse, harga, destructions de constructions illicites et problématique du logement, abus policiers, corruption et chômage, autisme gouvernemental et absence d'ouverture politique et médiatique. Les Algériens peuvent-ils déclarer une émeute sans personne derrière ? Il semble que oui, les services de la gendarmerie ont officiellement dénombré pour l'année précédente 11 500 émeutes, manifestations publiques et autres rassemblements à travers le territoire national. Ce qui en dit long sur les capacités de la jeunesse à protester. Restent ces émeutes de ce janvier 2011, où plusieurs jeunes des quartiers ont dénoncé l'apparition de groupes indéterminés venus casser et saccager, et dans certaines localités, on a affirmé que des gens ont été payés pour «agresser» la population. Ce qui montrerait qu'il s'agit d'une véritable révolte qu'il fallait absolument faire déraper et passer pour un violent «chahut de gamins», ce qu'ont d'ailleurs fait l'ENTV et les médias officiels en ne montrant que des dégâts matériels, sur des biens publics et privés. Pourtant, au sein même du régime, les explications sont discordantes. Pour Abdelaziz Belkhadem, patron du FLN, il n'y a pas grand-chose, il ne croit «ni à un complot ni à une manipulation» mais juste à un mouvement de colère illégitime, qu'il a comparé à «une sortie de match» lorsqu'une équipe perd. Pour Miloud Chorfi, porte-parole du RND, il a dénoncé «la provocation» et «les lobbies économiques», tout en expliquant qu'ils ont été «touchés par les mesures du gouvernement prises dans le cadre de l'organisation du marché et la protection de l'économie nationale». Autre son de cloche chez le MSP, pour Mohamed Djemaâ, porte-parole du parti, il s'agit de «la hausse des prix» qui a déclenché ce mouvement. Enfin, pour Louisa Hanoune, que l'on peut associer au camp officiel, le fauteur de troubles n'est autre que «Rebrab, le patron de Cevital», qui détient le quasi-monopole de l'importation du sucre et de l'huile. Trois partis de l'Alliance, trois versions différentes, à laquelle on peut ajouter celle du PT, Parti des travailleurs. Où est la vérité ? Quelles sont les réelles raisons de la révolte ? Cinq scénarii sont mis en avant. Scénarios possible : - Scénario 1 : L'augmentation des prix des produits alimentaires de base Le dysfonctionnement des chaînes de distribution a déréglé la machine alimentaire. En ce début d'année, le gouvernement a décidé d'en finir avec l'informel et a obligé tous les grossistes à facturer leurs opérations. Résultat, des grossistes et des revendeurs ont arrêté leurs transactions, la plupart n'ayant même pas de registre du commerce. A Semmar, quartier d'Alger qui rassemble la majorité des grossistes, l'activité a considérablement ralenti, et du fait de la rareté des produits, les prix ont flambé et tout le monde s'est révolté, quartier par quartier, ville par ville. Par contagion, comme une traînée de poudre. En sucre. - Scénario 2 : La guerre contre l'informel En ce début d'année, un ordre donné à tous les walis du pays d'en finir avec les constructions illicites et les vendeurs à la sauvette. Impératif, détruire les premières sans avis et déloger les seconds sans négociation. Comme à Oued Ouchayeh et Baraki, où les émeutiers ont affronté les forces de sécurité pendant des jours avant même le déclenchement de la protestation à l'échelle nationale, le même scénario s'est déroulé la semaine dernière à Bab El Oued, où une rumeur a fait état d'une descente de police pour évacuer tous les étalages sauvages. Il n'en fallait pas plus aux jeunes pour s'en prendre aux policiers par «guerre préventive». D'ailleurs, les émeutes ont commencé par de longs affrontements entre les policiers et les jeunes, et à Bab El Oued, c'est le commissariat du quartier qui a été la première cible, bien avant le dérapage global, où tout le monde s'en est pris à tout. - Scénario 3 : Une véritable révolte populaire Plusieurs facteurs étaient déjà là pour déclencher une émeute à caractère national. En ce début d'année, la population a réalisé que rien n'avait changé dans leurs conditions socioéconomiques, toutes les promesses gouvernementales n'ayant eu aucun effet sur la réalité, baisse du pouvoir d'achat, chômage, crise du logement et corruption à tous les étages, tout comme l'absence de canaux d'expression et d'espace de débats, dans un pays totalement verrouillé, où chacun sait que l'Etat dispose de moyens financiers considérables très mal répartis. Il a suffi d'une goutte pour faire déborder le vase. Hausse des prix et abus d'autorité ont mis le feu aux poudres. - Scénario 4 : Une guerre entre la présidence et les services C'est le scénario préféré du paranoïaque algérien. Déjà présente d'ailleurs pour les émeutes d'Octobre 1988, la thèse d'une guerre larvée entre les institutions les plus puissantes en Algérie expliquerait le déclenchement de ces émeutes à caractère national. Ce n'est un secret pour personne que le président Bouteflika, après avoir évincé le général-major Lamari, tente depuis des années de déloger le général de corps d'armée Toufik, ou de le mettre gentiment à la retraite. Ce n'est pas non plus un secret que le général Toufik aurait l'idée de passer rapidement à l'ère post-Bouteflika, très irrité par les tentatives acharnées de succession de son frère. Le général ayant la main sur tout ce qui se passe en Algérie, des comités de quartier aux lobbies économiques alimentaires, il aurait déclenché des émeutes, ras-le-bol social aidant. Cette thèse a l'avantage d'être étayée a posteriori, comme dans les bons romans policiers. A qui ne profite pas le crime ? Le principal perdant de ces émeutes est le président Bouteflika, premier responsable de la politique actuelle. Et donc des émeutes. - Scénario 5 : Les lobbies économiques Plusieurs personnalités officielles ont soulevé cette thèse. Devant les tentatives du gouvernement de réorganiser l'économie et de juguler l'informel, les lobbies économiques qui agissent dans les mondes parallèles de la finance se sont rebellés, par jeunesse interposée, en allumant le feu. Quand on sait que l'économie informelle pèse des milliards de dollars, contrôlée par de puissants opérateurs qui ont un pied dans l'Etat et une main dans la rue, cette explication tient la route, du fait de la nature féodale des circuits économiques ; tout le monde le sait, quand on a de l'argent en Algérie, on peut tout faire, même déclencher une émeute. Là encore, à qui profite le crime ? Aux importateurs, dont les taxes ont été supprimées, et aux opérateurs illégaux, dont les transactions vont être grandement facilitées, avec ou sans papiers, au noir ou au blanc, pour calmer les tensions sur les produits alimentaires. Quel est le bon scénario ? L'un d'eux, peut-être tous en même temps, peut-être aucun d'entre eux. Il ne faut pas attendre les gouvernants, aveugles et autistes, secrets et paranoïaques pour apporter des éclaircissement à une population désemparée. Chacun se doit de se faire une opinion. Chawki Amari Lectures: