Article publié le mar, 29/03/2011 – 22:27, par Fabrice Arfi , Fabrice Lhomme – Mediapart.fr Les soupçons sur un éventuel double jeu de l'Etat français à l'égard de la justice dans l'affaire des moines de Tibéhirine viennent d'être spectaculairement renforcés. Le juge antiterroriste Marc Trévidic, qui tente d'éclaircir les conditions dans lesquelles sept religieux français ont été tués au printemps 1996 en Algérie, a obtenu ces derniers jours la transmission d'une note déclassifiée du ministère de la défense. Selon ce document, dès 1998, «on sait à peu près tout sur les circonstances de l'enlèvement, de l'exécution et de la récupération des corps des moines». Le mémo évoque également l'existence d'un «dossier réservé» à la Direction de la surveillance du territoire (DST aujourd'hui DCRI, le contre-espionnage français) et de sa «transmission possible» au Vatican. Mais il «ne (faut) pas (en) faire état, y compris à Mgr Teissier», l'ancien archevêque d'Alger. Frappé du sceau «confidentiel défense», ce document manuscrit, que Mediapart publie ci-dessus, est daté du 5 juin 1998. L'écriture y apparaît ronde et brouillonne. La plume est en réalité tenue par l'un des militaires les plus respectés du pays, Philippe Rondot, célèbre depuis son implication dans l'affaire Clearstream. Le général Rondot, alors coordinateur du renseignement et des opérations spéciales (CROS) au ministère de la défense, fait état dans cette note d'un échange qu'il a eu ce jour-là en fin de matinée, au sujet du «dossier Tibéhirine», avec le général de Chergé, dont le fils, Christian, est l'un des moines martyrs. Tombés aux mains des Groupes islamistes armés (GIA) dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, les sept ecclésiastiques du monastère de Tibéhirine (à 90 km au sud d'Alger) ont été tués deux mois plus tard, mais la date exacte n'est pas connue. Comment les moines ont-ils été tués ? Sous l'impulsion du juge Trévidic, qui a récupéré en 2007 l'affaire après le départ de la magistrature de son prédécesseur contesté, Jean-Louis Bruguière, l'enquête judiciaire a radicalement changé d'orientation sur au moins deux points : 1. Primo, l'ancien attaché militaire de l'ambassade de France à Alger, le général Buchwalter, a révélé au juge, le 25 juin 2009, que les sept religieux français n'avaient pas été assassinés par les terroristes des GIA, mais sans doute tués à la suite d'une bavure de l'armée algérienne. 1. Secundo, le juge a recueilli plusieurs éléments pouvant laisser penser que deux dignitaires des GIA, Djamel Zitouni et Abderrazak El-Para, soupçonnés d'avoir fomenté et participé au rapt des moines, étaient en réalité manipulés par l'appareil sécuritaire algérien. Le général Rondot est à l'évidence l'un des meilleurs connaisseurs de l'affaire des moines de Tibéhirine. Au moment des faits, le militaire, alors en poste à la DST, fut en effet chargé par son directeur, Philippe Parant, d'enquêter en Algérie sur les dessous du rapt suivi du massacre des moines. Et la note qu'il a rédigée en 1998, deux ans après la tragédie, suscite aujourd'hui de nombreuses interrogations. Car si les «circonstances de l'enlèvement» des religieux sont en effet à «peu près connues» de longue date, comme l'a écrit le militaire, celles de leur assassinat demeurent, aux yeux de la justice française, parfaitement inconnues. Il s'agit même du principal nœud de la délicate enquête du juge Trévidic, qui évolue entre dossiers disparus et documents cachés. Le mystère des corps Dans sa note, le général Rondot paraît pourtant très affirmatif sur les «circonstances de l'exécution des moines». Tout comme il l'est au sujet de la «récupération des corps», alors qu'officiellement seules les têtes des religieux ont été retrouvées, le 30 mai 1996, au bord d'une route, dans la région de Médéa. De quelle vérité ignorée le général Rondot serait-il donc le détenteur ? D'un point de vue judiciaire, la question est en tout cas désormais posée: les autorités françaises en savent-elles plus sur l'affaire des moines de Tibéhirine, au cœur d'une crispation diplomatique entre Alger et Paris, qu'elles n'en ont dit, jusqu'ici, à la justice ? La déclassification récente de ce troublant mémo Rondot a incité le juge Marc Trévidic à réinterroger son auteur, entendu une nouvelle fois comme témoin le 18 mars. L'ancien conseiller pour les opérations spéciales du ministère de la défense s'est évertué à relativiser l'importance de ce document. Il a d'abord confirmé que c'était le «verbatim d'une conversation (qu'il avait) eue avec le général de Chergé». «Ce résumé correspond aux informations que j'étais en mesure de donner au général de Chergé pour répondre aux interrogations qu'il avait à cette époque», a ajouté le militaire. Le général a ensuite été questionné sur chaque point de sa note. A propos de la phrase évoquant la «récupération des corps des moines» – pour le moins intrigante lorsque l'on sait que seules les têtes ont été retrouvées –, Philippe Rondot a plaidé l'approximation: «Il faut attribuer cela à un manque de précision de ma part. Je voulais parler des têtes.» Face au juge, le général Rondot dans le flou L'ensemble de la phrase, qui indique que l'«on sait à peu près tout», sous-entendu l'Etat français, sur l'assassinat des religieux, a encore plus étonné le magistrat. «Quand je dis “on”, je veux dire la DST, s'est défendu Rondot. Je précise que je n'étais plus engagé dans les recherches et les vérifications depuis déjà longtemps puisque j'étais au ministère de la défense mais comme je vous l'ai dit, pour moi, très tôt cette action portait la marque du GIA.» Autre interrogation du magistrat: l'allusion à une «transmission au Vatican» d'un «dossier réservé». «Il s'agit d'un dossier qui avait été remis selon mes souvenirs par le général Smaïn Lamari (chef du contre-espionnage algérien, NDLR) au préfet Philippe Parant, alors directeur de la DST, a expliqué le militaire. Le dossier était essentiellement constitué de procès-verbaux établis par les gendarmes algériens lors de leurs constatations faites au monastère au lendemain de l'enlèvement des moines et ensuite lors de la découverte des têtes.» — «Pourquoi parlez-vous de ça au général de Chergé ?», lui a demandé le juge. — «Parce qu'il était important que le martyre des moines soit établi par les autorités pontificales. Ces éléments pouvaient être importants pour le procès en béatification», a déclaré le général. — «Pourquoi ne vouliez-vous pas en faire état à Mgr Teissier ?», l'a relancé Marc Trévidic. — «Je connaissais Mgr Teissier avec lequel j'étais en contact à l'époque des faits et il ne me semblait pas approprié de le mettre dans la confidence. Je considérais ma démarche comme une démarche personnelle», a assuré, plutôt énigmatique, Philippe Rondot. Le nouveau témoignage du militaire laisse un goût d'inachevé. Sa volonté de nuancer, voire de désamorcer, la portée de ses écrits ne manque pas d'interroger. De fait, le flou de ses déclarations contraste singulièrement avec la méticulosité, attestée par l'affaire Clearstream, avec laquelle il notait scrupuleusement les informations qu'il recueillait. 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