Alger est la ville où se côtoient, sans jamais se rencontrer, les « titis » de « bonne famille », et les légions de jeunes « hitistes »*, dont le seul rêve est de pouvoir passer la Méditéranée. A défaut, il leur reste une possibilité d'échapper à l'enfer quotidien… Réda habite un quartier huppé sur les hauteurs d'Alger. Il est né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Il ne sait pas ce que nécessité veut dire. Il n'a jamais manqué de rien. Il a été élevé dans du coton pour ainsi dire. Entre un papa riche à milliards et une maman qui enseigne à l'université, juste pour le plaisir. Il est fils unique. Comme un bonheur ne vient jamais seul, il est très beau garçon, très intelligent. Il a toujours été brillant à l'école, au lycée et à l'université. Ses diplômes en poche, il ne se presse pas de chercher un emploi puisque papa pourvoit très largement à tous ses besoins et qu'il le prépare pour quelque fonction de » grand Serviteur de l'Etat « , avec l'aide des amis qui dirigent le pays, bien sûr. Il consacre son temps à se perfectionner, à naviguer à la voile avec les rejetons les plus illustres d'Alger, tous fils de la nomenklatura, bien sûr. Réda a appris, dès son jeune âge, à bien gérer son temps, à profiter pleinement de la vie et à être très soigneux de sa personne. Il se lève toujours à la même heure, à sept heures tapantes. Aussitôt levé, il avale quelques cuillerées de miel pur, une ampoule de gelée royale, enfile son survêtement et ses baskets pour aller courir pendant une demi-heure. Ensuite, après le jacuzzi, il prend une douche écossaise avant d'avaler un copieux petit déjeuner. Il se brosse les dents, s'habille avec une discrète recherche et passe le reste de la journée avec ses amis ou dans une usine de son père qui lui confie de temps à autre un semblant de travail pour lui donner le sentiment qu'il gagne son argent de poche. Réda ne boit jamais ou seulement une coupe de champagne, dans les grandes occasions. Il ne passe pas une journée sans apprendre quelque chose de nouveau, sans se bonifier. De l'Algérie, il ne connaît que la tranche dorée. Il n'en connaît même pas la langue, puisqu'on ne parle que français à la maison. La langue des maîtres, depuis quelques années. Lakhdar habite aux antipodes. Dans un quartier populeux et mal famé de la banlieue algéroise. Dans un taudis. Une bidonvilla d'une seule pièce. Il a six frères et sœurs. Il a été élevé à la dure. Il ne sait pas ce que satiété veut dire et toute son enfance, son seul rêve était de manger un poulet à lui tout seul. Sa mère a vieilli précocement, usée par les grossesses successives et les ménages qu'elle fait pour aider le père qui travaille occasionnellement, quand il trouve un petit boulot. Ce qui lui arrive rarement. Comme un malheur ne vient jamais seul, Lakhdar est très laid, boutonneux, chauve et colérique, et comme la vie ne l'a pas gâté, il le lui rend en détestant tout le monde. Il a raté ses études, si tant est qu'on puisse appeler études la troisième année fondamentale dont il n'a pas franchi le cap. Il ne travaille pas non plus. Sauf lorsque de temps à autre, il réalise quelque coup tordu. Entre deux peines de prison. Alors, il s'éclate. Il boit des jours durant, sans dessoûler, sans presque rien avaler que du café et des sandwiches de vilaines merguez, promenant sa carcasse décharnée et souillée de vomi séché dans tous les tripots clandestins qu'il connaît et où il échoue comme une épave. Il n'a jamais rencontré une brosse à dents et il pue du bec. Il est ballotté par la vie au gré des coups durs et son seul rêve est d'arrêter de boire pour faire la prière et pouvoir devenir un djihadiste. Pour zigouiller les autres en toute bonne conscience et aller tout de même au paradis, et pouvoir enfin se taper les belles filles qu'il voit tout le temps en rêve. D.Benchenouf * Hitiste est un terme pour désigner les jeunes chômeurs. Traduit littéralement de l'arabe dialectal, il veut dire « celui qui tient le mur » En Algérie, le vrai taux de chômage, jamais reconnu par le régime, avoisine les 50% de la population active.