Plages fermées, foncier convoité et bidonvilles Résidences d'Etat : Côté cour, côté jardin El Watan, 27 juillet 2011 Bientôt, ils vont élever un mur aussi haut que celui qui sépare la Palestine et Israël et ils vont décréter toute cette zone milkiya khassa (propriété privée) », assène Ahmed, un épicier rencontré au village agricole dit El Qaria, situé à la lisière de l'EGT Sahel de Moretti et à un jet de pierre de la résidence d'Etat de Club des Pins. Voilà qui résume le sentiment des habitants de la commune de Staouéli qui vivotent à la périphérie de la «Principauté» de Club des Pins et autres bunkers de luxe des environs. El Qaria, littéralement «le village», désigne l'ancien village socialiste érigé sous Boumediène durant l'âge d'or de la «thawra ziraîya». Situé en bordure de la route qui relie Staouéli à Moretti, le village se trouve «pour son malheur» planté dans la zone du littoral la plus convoitée du pays. Alors que sur les routes de la mer, les vacanciers, lunettes de soleil et torse hâlé, s'en vont joyeusement faire la java sur la plage, au hameau El Qaria, le temps semble figé, comme s'il s'était arrêté aux années 1970. Les gens se sentent en marge de toutes les réjouissances. Nous nous sommes intéressés à ces poches de vie dans les interstices laissés par cette vaste mainmise sur ce segment du littoral. C'est ainsi que nous avons découvert, au fil de notre reportage, comment des dizaines d'habitants qui sont installés dans la région, depuis l'indépendance pour certains d'entre eux, ne sont toujours pas régularisés, et les biens qu'ils occupent n'ont pas le moindre titre de propriété «alors que le dernier sous-fifre se retrouve du jour au lendemain avec résidence secondaire et villa cédée pour une bouchée de pain», s'indigne-t-on. C'est précisément le sujet de la colère des pensionnaires de l'ex-village socialiste de Moretti. «Boumediène avait siroté le thé ici» «Vous savez, à l'époque, c'était en 1977 exactement, le président Boumediène était venu lui-même inaugurer ce village, et il avait siroté le thé dans la maison que vous voyez là.» Le vieux ammi Mokhtar qui nous fait cette confidence a aujourd'hui 70 ans. Sa maison fait partie de la trentaine de haouchs qui composent ce hameau. «Un an après l'inauguration du village socialiste, Boumediène est mort, et les choses sont restées en l'état. Nous n'avons pas d'acte de propriété à ce jour. Personnellement, je veux achever ma maison, mais je ne peux pas le faire à défaut d'un permis de construire. Nous avons juste un acte de location. Et cela dure depuis 34 ans. Il faut que les autorités nous trouvent une solution !» martèle ammi Mokhtar. «Nous n'avons ni école, ni mosquée, ni dispensaire, ni rien. Moi, j'ai fait la guerre de Libération nationale et ce n'est pas pour cette Algérie-là que nous nous sommes battus. Nous avons trahi le sang de nos martyrs.» Allusion à peine voilée au luxe jugé «indécent» affiché par les voisins d'en face. «J'ai sept enfants. Ils ont des diplômes, mais aucun d'eux ne travaille. J'ai dû leur aménager cette petite épicerie pour subvenir à leurs besoins», poursuit le patriarche. «Ce n'est pas juste que quelqu'un touche 40 millions et un autre à peine 8000 DA», soupire-t-il encore en référence aux émoluments de nos parlementaires et autres ministres de la République. Un peu plus loin, à hauteur du lieudit domaine Chikirou, nous croisons Mohamed, 45 ans, agriculteur de son état. Il fait partie d'une EAC qui compte 15 fellahs qui se partagent une superficie initiale de 19 hectares. L'exploitation agricole fait quasiment corps avec l'hôtel Sheraton Club des Pins. D'ailleurs, l'imposant hôtel barre une bonne partie du paysage. La résidence d'Etat est à quelques encablures d'ici, ce qui n'est pas pour flatter l'ego de notre fellah. «On ne sait plus comment travailler !», fulmine Mohamed. «Moi, cela fait 40 ans que je suis ici. Depuis qu'il y a tous ces projets, on ne sait plus quoi faire. Bled mafia ! Alors que nous disposons d'une concession de 99 ans, nous ne pouvons rien faire. Ni nous n'avons le droit de construire, ni de cultiver la terre à notre guise. Ils nous interdisent même d'ériger une clôture autour de nos terres !» Et de nous montrer un poulailler vide. «Voilà à quoi on est réduits : nous n'avons pas le droit d'élever du bétail, ni des poules, ni de faire de l'apiculture ni rien ! C'est pour ça qu'el fellahin rahoum facheline. Les agriculteurs sont découragés.» Evoquant les expropriations parfois arbitraires qui frappent les fellahs de la région, Mohamed témoigne : «Nous-mêmes, nous avons été victimes d'une amputation injuste de notre EAC. Du temps de Zeroual, on nous a enlevé d'autorité 8 hectares pour construire les chalets que vous voyez là-bas, et qui servent en réalité de lieux de débauche. Ce sont des gens puissants qui ne manquent pas de résidences en tout genre, et à qui on a ajouté ces chalets pour s'y adonner à leurs plaisirs, alors que nous, c'est de notre gagne-pain qu'il s'agit ! On avait promis de nous indemniser à concurrence de 800 millions de centimes. Nous n'avons pas perçu un centime à ce jour.» Mohamed insiste, en outre, sur le triste sort des paysans déracinés qui se sont vus délogés et recasés ailleurs : «Un fellah qui avait une exploitation à côté a été exproprié de sa maison et a été relogé dans un immeuble à Souidania. Il continue à venir travailler son lopin de terre ici, mais il habite désormais dans un bâtiment. Citez-moi un seul pays dans le monde où un paysan est niché dans un immeuble. Par définition, un fellah a un rapport viscéral à la terre. Ils t'affectent à Souidania ou à Tessala El Merdja, après, tu perds tout ton temps sur la route au lieu de t'occuper de la terre. C'est une volonté délibérée de casser l'agriculture dans notre pays alors que c'est elle la base de tout.» Une opération de recensement a été effectuée auprès des riverains, ce qui a alimenté toutes les spéculations : «Là on ne sait pas où on va, quel va être notre sort. Ils sont venus nous recenser. J'espère que ce n'est pas pour nous exproprier !», prie Mohamed. «WILAYA 49» «Rana m'qabline lemrefhine wahna meytin bechar ! (nous frayons avec les riches et nous végétons dans la misère).» «Ces gens sont en train de nous pousser à bout. Ils veulent que le peuple se soulève. Dans tous les cas, ce sont nous les perdants. Eux, ils n'ont rien à perdre. Là-bas, là où il y a l'hôtel, c'était une belle forêt. Aujourd'hui, nous n'avons plus accès à la plage. L'autre jour, j'ai envoyé ma femme et mes enfants profiter un peu de la mer. Un gendarme les a rabroués comme des pestiférés. J'ai dit naâl bouha, manberdouche ! Décidément, c'est devenu la ‘'wilaya 49'', cette zone. Sous Chadli déjà, il y avait son gendre qui faisait la loi ici et voulait tout accaparer.» En nous approchant de l'EGT Moretti, un chantier stoppe net notre course. C'est un projet de construction d'une trémie. Tout autour de la forêt de pins de Sidi Fredj, des panneaux annoncent en grande pompe le projet Emiral portant sur la réalisation d'un village touristique de 2004 lits baptisé «Forum El Djazaïr». «Sans vouloir rentrer dans les dessous de ce projet, moi je m'interroge : comment a-t-on pu démolir un bijou comme l'hôtel El Menzeh qui est l'œuvre de l'architecte Fernand Pouillon sans que cela ne choque personne !», déplore un architecte. Des PV d'huissier tapissent les murs de l'APC de Staouéli, faisant état d'un contentieux entre la société algéro-émiratie Emiral et un exproprié de la forêt de Sidi Fredj. Nous voici maintenant au domaine Mellal jouxtant l'Institut technique des cultures maraîchères et industrielles (ITCMI). Une trentaine de familles vivent la même situation que celle de l'ex-village socialiste de Moretti. «Ma famille est établie ici depuis 1962 et nous n'avons toujours pas de papiers !», lâche M. Amarouche, agriculteur lui aussi. «On a fait des mains et des pieds pour être régularisés, en vain. Aujourd'hui, on est complètement bloqués.» Les habitants du domaine Mellal s'étonnent par ailleurs que certains parmi leurs proches voisins aient parfaitement leur acte de propriété «alors qu'ils sont venus après nous». Cela s'explique en vérité par le statut de l'assiette foncière sur laquelle ces habitations ont été élevées, nous explique-t-on à la mairie. La même litanie revient sur leurs lèvres : «Nous n'avons aucune commodité. Nous n'avons même pas d'adresse officielle et nous recevons notre courrier à l'ITCMI», dénoncent-ils. «Regardez cette cité», lance un jeune. «Constatez par vous-mêmes que la plupart des volets sont fermés. C'est que la moitié de ces appartements sont vides. Ils servent en réalité de résidences d'été à des ministres, des députés, des généraux et des chefs de parti. Eux, d'un claquement de doigts, ils obtiennent tout ce qu'ils veulent. Leur alimentation en électricité leur vient directement de Club des Pins. Houma ouled eddoula wahna ouled el harka !» Mustapha Benfodil