Dans le chapitre précédent de ce roman, il était question de la rencontre, dans l'au-delà, entre l'âme du président Mohamed Boudiaf et celle du général Aboulker, l'un de ses assassins. A une question de Boudiaf concernant les détails techniques de son exécution, Aboulker l'orienta vers l'homme blanc assis par terre, dans le coin gauche du purgatoire. Il s'agit du général Boughermoul qui était en pleine conversation avec un autre sanguinaire cannibale, le Centrafricain Jean-Bedel Bokassa. Au moment même où Si Tayeb El Watani terminait son entretien avec Aboulker dans l'au-delà, une autre discussion s'engage, mais cette fois-ci, dans le monde des vivants, entre deux araignées (R'tila et Inkabout) qui se sont rencontrées sur une étagère poussiéreuse d'une salle humide dans le sous-sol du Centre historique des Archives nationales de Fontainebleau à Paris. Inkabout : Bonjour ma belle, C'est bizarre mais t'es le seul arachnide à ne pas avoir tissé de toile. Serais-tu souffrante ? R'tila : Mais non, au contraire, je suis en très bonne santé. Comme tu le sais bien, nous les araignées, si nous tissons notre toile c'est surtout pour nous protéger, et moi je n'ai nul besoin de protection ici. Inkabout : Ah bon ! Et comment ça ? R'tila : Eh bien depuis que je me suis installée dans cette étagère en 1962, je n'ai jamais eu affaire à des éléments hostiles. C'est un endroit très sécurisé où personne n'est venu m'embêter. T'as compris pourquoi je n'ai pas besoin de me protéger en tissant une toile ? Inkabout : Et tu ne t'es jamais demandée pourquoi il y a du mouvement dans toutes les étagères de ce centre alors que celle-ci n'a jamais été approchée ? R'tila : Je ne sais pas. Peut-être que les archives que contient cette étagère n'ont aucune valeur…. Inkabout : Ou peut-être qu'elle contient des documents compromettants, est-ce que tu t'es donné ne serait-ce qu'une fois la peine de lire quelques passages de ces feuilles poussiéreuses ? R'tila : Franchement, jamais ! Mais il n'est jamais trop tard. Prenons cette feuille par exemple. Qu'est-ce que tu lis en haut ? Inkabout : Ben… Bou… be… Ben Bella je crois, c'est qui celui-là ? R'tila : Je sais seulement que ça concerne l'Algérie. Tiens, continue, tu sais lire mieux que moi. Inkabout : Ok. Bon, déjà ils disent que le vrai nom de ce Ben Bella est Ahmed Ben Mahjoub Ben Embarek… R'tila : Ça ne sonne pas algérien, ça ! Inkabout : Oui, oui, c'est écrit que c'est un Marocain. Je me demande ce que fait la fiche de ce Marocain dans cette étagère qui concerne pourtant l'Algérie… Attends, attends, qu'est-ce que je vois là ? Oh Mon Dieu ! Ce Marocain a été président de l'Algérie. Mais c'est quoi cette histoire ? R'tila : Comment ça président de l'Algérie ? Je crois que tu as mal lu, non ? Inkabout : Pas du tout, ma belle, ils ont falsifié son origine, ils ont dit qu'il était né en Algérie, à Maghnia. R'tila : Qui sont ces « ils » ? Inkabout : Les services secrets français, et aussi des Algériens qui collaborent avec Paris. R'tila : Continue, s'il te plait, ça devient très intéressant. Inkabout : C'est écrit que le général de Gaulle, lors de la fameuse conférence de presse tenue le 11 avril 1961, évoque le «chef du FLN» alors qu'aucune question ne lui avait été posée à son sujet : «Quelqu'un m'avait posé une question au sujet de Ben Bella, je crois, n'est-il pas vrai ? », déclenchant un éclat de rire général des journalistes présents dans la salle, qui ont apprécié la subtilité. R'tila : Ne me dis pas que de Gaulle savait que ce Ben Bella allait devenir président de l'Algérie indépendante !!!!!!!! Inkabout : Pis encore, je crois même qu'il le préparait pour le devenir. Bon, je te lis la suite : «Jean Méo, membre du cabinet de De Gaulle a révélé que c'est bien de Gaulle et le pouvoir colonial qui ont conditionné et préparé Ben Bella depuis bien longtemps, et décidé qu'il serait le 1er président algérien.» Ce n'était donc ni Nasser, ni Hassan II, ni Boussouf et encore moins Boumediène. R'tila : C'est donc une opération d'infiltration qui semble avoir réussi, n'est-ce pas ? Inkabout : Tu peux le dire. Ecoute ce passage, il est très intéressant, c'est une note de la DST : «Les chefs historiques de la Révolution, notamment les Six, ainsi que Abane Ramdane, Dahleb et Ben Khedda savaient que Ahmed ben Mahjoub ben Embarek le Marocain, alias Ben Bella, représentait un véritable danger pour la bonne marche de la Révolution, et c'est ce qui explique sa mise à l'écart afin de ne pas l'associer aux grandes décisions qui engageaient l'avenir de la Révolution.» Je crois bien qu'ils le suspectaient déjà d'être un traître ? R'tila : C'est clair, mais qu'a pu faire la France pour réussir à soigner l'image de ce Marocain ? Inkabout : La réponse est dans cette page. Ecoute : «Pour sauver la face, nos services secrets ont alors imaginé une opération de grande envergure pour remettre en selle Ben Bella. Le 22 octobre 1956, l'avion marocain d'Air Atlas conduisant Ben Bella, Khider, Boudiaf et Aït Ahmed de Rabat à Tunis est détourné et contraint de se poser à Alger. La presse titrera à la une sur «le détournement de l'avion de Ben Bella». R'tila : Pourtant, dans la hiérarchie de la Révolution, Ben Bella n'était rien à côté de Boudiaf et Bitat, qui faisaient partie du groupe des Six. On peut comprendre que cette opération n'avait qu'un seul but : réhabiliter Ben Bella et le mettre sur le devant de la scène. N'est-ce pas, cher voisin ? Inkabout : 10 sur 10, ma belle. Ecoute cet autre passage, il explique tout : «Sur le bitume de l'aéroport, Mohamed Boudiaf tenait entre ses mains un porte-documents. Un des nôtres s'est avancé vers lui, le lui a pris pour le remettre à Ahmed Ben Bella. A ce moment-là, un flash a crépité pour immortaliser l'instant. Pour faire croire que c'est Ben Bella le premier dirigeant». R'tila : Et après l'Indépendance de l'Algérie, je ne pense pas que la France ait préservé son influence sur cet homme. Inkabout : Détrompe-toi, ma jolie et écoute ce qui est écrit au verso de cette feuille : «Après la signature des accords d'Evian, en mars 1962, Ben Bella, libéré, rentre en Algérie, se sépare de ses codétenus et provoque immédiatement le démantèlement total du GPRA. C'est de la même façon qu'il avait auparavant provoqué le démantèlement de l'Organisation Spéciale (OS). Ce sont désormais les structures extérieures créées à Oujda et Ghardimaou (Armée des frontières, MALG, fonctionnaires du Maroc) qui viendront gérer le pays, à notre place.» R'tila : C'est très grave ! J'ai de la peine pour ce pauvre pays. Maintenant je comprends ce que voulait dire un certain Ferhat Abbas dans une déclaration que j'ai pu lire dans les archives d'une autre étagère. Si mes souvenirs sont bons, il a dit cela : «Abane Ramdane me fit un portrait peu flatteur du futur président de la République en me disant : «C'est Ben Bella qui dénonça l'Organisation Spéciale, l'OS. Le même avertissement me fut donné par Boudiaf. Sa renommée a été créée de toutes pièces par les Egyptiens et les Français. La vérité est que Ben Bella a été le démolisseur de l'union nationale réalisée durant les combats. La médaille qu'il a gagnée à Cassino sous les ordres du général Juin, n'a pas, dans le destin de l'Algérie, le poids d'une seule goutte de sang de nos Chouhada. Voilà ce que retiendra notre histoire.» Inkabout : Moi aussi j'ai lu dehors ces deux citations concernant ce Ben Bella : Lakhdar Ben Tobbal, chef historique, a affirmé que «la seule contribution de Ben Bella à la Révolution, est d'avoir «annoncé le début de l'insurrection aux autorités égyptiennes au lendemain du 1er Novembre.» Mahfoud Benoune, anthropologue et historien : «L'autoproclamé Zaïm de la Révolution algérienne n'y a finalement jamais joué un rôle déterminant, ni dans son déclenchement, ni dans son déroulement, ni dans sa victoire finale.» R'tila : Maintenant, je comprends mieux pourquoi mon étagère est si bien gardée… Il est donc interdit d'accéder à ces archives très compromettantes. Inkabout :: Oui, c'est plus clair maintenant, passe-moi l'autre dossier, s'il te plait. Oui, celui qui est juste à côté, il me semble plus consistant. R'tila : Tiens, le voilà, de quoi ça parle ? Inkabout : Exécution de Amirouche et Si El Haouès. Attends deux minutes je vais me taper une fourmi et on reprendra notre lecture. A suivre… Lectures: 153