Etat et système inter-étatique mondial. Un Etat peut voir sa sécurité intérieure mise en cause par un monde extérieur, il ne peut donc se construire en réalité que dans un système inter-étatique qui prolonge son système de sécurité interne et assume ses exigences de sécurité. Les exemples de la Somalie, de l'Afghanistan et du Sahel montrent que du point de vue de la sécurité des Etats il ne peut y avoir de sociétés qui puissent refuser de collaborer avec le système policier international. Et comme prévenir vaut mieux que guérir, un système d'information qui ne peut détecter une menace n'est pas performant. Ainsi les Etats que je dirai « transcendants » cherchent à soumettre le monde à leur système d'information et à leur moyens d'intervention. Système qui à défaut d'être un bien public mondial, n'exclurait que les Etats défaillants. La dissociation d'un Etat du système inter-étatique mondial conduit, particulièrement dans notre cas, à des analyses erronées. La relation entre le système inter-étatique et l'Etat n'est pas symétrique pour la plupart des Etats. L'asymétrie qui est la règle, est à la base de la complexité des relations internationales. Toutes les places dans le système ne sont donc pas égales. Tous les Etats ne participent pas à la construction du système. L'asymétrie peut être telle que dans un cas, le système international apparaît comme une prolongation du système national, et l'inverse dans un autre. Si l'égalité des genres par exemple est une valeur largement partagée, celle des Etats semble être à l'autre extrémité. C'est que cette valeur d'égalité des Etats s'oppose encore à celle de souveraineté nationale qui, rappelons le, s'arrange de l'asymétrie des relations internationales. On peut extrapoler et affirmer à partir de là qu'en vérité il faut se demander si ce sont les civilisations qui s'opposent, ou si ce n'est pas le système inter-étatique issu du système des Etats-nations européens qui oppose les nations dans un certain nombre d'ensembles culturels. Deux exemples me paraissent singuliers : l'Algérie et Israël. Tous deux ont des rapports de défiance avec la légalité internationale et entretiennent des rapports opposés avec l'Etat de droit. Mais alors que l'un se situe en dessous du droit à l'échelle nationale et internationale, l'autre se situe à la hauteur du droit au niveau national et au-dessus du droit à l'échelle internationale. Alors que l'un peut s'appuyer sur la légitimité démocratique interne pour refuser l'ordre légal international, parce qu'il bénéficie de la protection de la puissance dominante, l'autre s'appuie sur une légitimité historique pour refuser l'ordre que porte le système inter-étatique dont il perçoit les racines. De son point de vue historique, l'Algérie craint que son ordre interne ne soit qu'un prolongement de l'ordre international. Elle fait preuve d'un souci d'indépendance exacerbé en même temps qu'elle n'est pas en mesure de produire un droit proposant un ordre de la société et du monde. L'Algérie a deux références qui renvoient à sa lutte de libération nationale et son contexte : la guérilla et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Alors que l'Algérie s'est appuyée fortement sur les principes de la légalité internationale favorables à la lutte d'autodétermination elle y a renoncé ensuite pour construire son ordre interne. La dissociation du droit interne et du droit externe a dans les deux cas le but de la non soumission de l'un à l'autre. Mais du fait que dans un cas on bénéficie du veto de la puissance américaine pour les disjoindre, on peut établir un droit interne de légitimité démocratique sans que ne soit menacée la souveraineté nationale. Dans l'autre, le droit interne ne pouvant être défendu, disjoint du droit externe, il est suspendu. Si donc on le voit l'Etat de droit interne ne peut être saisi hors d'un rapport au droit international (où se loge pour nous le refus de la soumission externe au travers du droit), il n'en reste pas moins que le droit est une force d'organisation sociale. La suspension du droit a des conséquences dramatiques, elle jette l'incohérence dans toutes les productions sociales et empêche toute accumulation. De part les résultats on peut affirmer que le souci d'indépendance a conduit à ce que l'on voulait précisément éviter : la dépendance multiforme. Oui à ne pas y prendre garde, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Il restera ensuite à l'heure des bilans, à ne pas tomber dans le travers inverse : jeter le bébé avec l'eau du bain. La suspension du droit interne par l'empêchement de la société à produire son propre droit, par l'importation d'un Etat de droit formel, a conduit au renchérissement des biens publics et privés attendus. Le droit a un coût significatif de son efficience. Il est excessif et inefficace dès lors qu'il n'est pas une production sociale propre, qu'il est imposé par des puissances externes et importé par des puissances internes sous-traitantes. La société fonctionne alors en dessous du droit, comme l'Etat qui consent à fonctionner en dessous. On a tort de sous estimer ce caractère coûteux de l'Etat-nation, lors de son universalisation, quand on veut l'imposer à certaines sociétés tribales (dans l'analyse de la corruption, l'extranéité de l'Etat n'est pas mise en question). Parler de démocratie et s'opposer au fait qu'une société puisse s'organiser selon ses propres critères voilà le dilemme des démocrates étrangers à leur société et le coup de force des puissances dominantes. Le coût accentue l'extranéité : plus un droit est externe à la société, plus il est coûteux, moins il est efficient, moins il encourage à la création. Le coût du droit, plus que certaines institutions, est un indicateur pertinent de la qualité démocratique. Le coût de la sécurité par exemple dépend du travail gratuit que la collectivité consent à livrer pour produire ce bien public (1). C'est sur son coût qu'est jugé un système de sécurité public. Celui international tout comme celui national. Dans notre cas, son coût est très élevé en dollars et en hommes et il est très peu performant. Surcoût et inefficacité allant souvent de pair. Pour le cas international, avec la nouvelle révolution technologique, un système va tendre à s'imposer, ces questions de coût, de justice et d'efficacité, de positions dans la société et le système inter-étatique sont posées à nouveau frais. Révolution technologique et système inter-étatique. La nouvelle révolution technologique menace de bouleverser le monde à l'image des premières révolutions qui nous ont fait passer de l'ère agraire à celle industrielle. Les modes de vie, de production, de consommation et de communication actuels sont entrés dans une crise profonde. Comme on l'affirme souvent, nous connaissons l'ère que nous allons quitter mais pas encore celle dans laquelle nous entrons. Toutes les structures qui tendent et sous tendent les systèmes de droit vont être profondément transformées. C'est autour de ces nouvelles technologies que va se construire le nouveau système de sécurité inter-étatique. C'est dans la conjoncture d'un déplacement du centre de gravité de la vie matérielle de l'atlantique vers le pacifique, d'une compétition internationale accrue et de l'émergence de nouvelles puissances, que les Etats-Unis doivent envisager une accélération de la transformation mondiale pour maintenir leurs avantages comparatifs. Telle est l'hypothèse que je privilégierai. Cette révolution technologique aura pour conséquence de déclasser pas mal d'élites que je dirai déracinées et inefficaces du point de vue de la nouvelle gestion des Etats-nations. Car le déracinement des élites qui ont conduit les luttes de libération nationale mais qui n'ont pas construit leur résistance postcoloniale sur un Etat de droit réel, s'achève. Le succès médiatique occidental de la révolution arabe et de la place qu'y occupe les nouveaux médias (réseaux sociaux et Internet) correspond moins à la place supposée centrale de ces médias sur les révolutions arabes qu'à l'écho rencontré par le nouveau rôle de ces médias dans une opinion inquiète des effets futurs de la révolution technologique sur le mode de vie, les relations sociales et les métiers. La révolution technologique contraint tout le monde au changement. Il ne sera plus possible de l'ignorer : de nouvelles matières envahissent les marchés, de nouveaux outils apparaissent et transforment nos façons de travailler. La différence entre les nations résidera dans la manière et à la vitesse à laquelle elles incorporeront la nouvelle donne technologique. La course entre les puissantes émergentes et les anciennes puissances est engagée. Il est plus difficile aux unes de quitter l'ancienne ère en même temps qu'elles possèdent des avantages évidents. On peut en effet comprendre la crise des dettes souveraines américaine et européenne comme le résultat d'une expectation excessive des anciennes puissances quant à la nouvelle division internationale du travail (le travail immatériel, le savoir faire aux anciennes et le travail matériel, les ateliers industriels, l'exécution aux puissances émergentes). Elles croyaient pouvoir poursuivre la croissance de leur pouvoir d'achat. Le refus chinois de consommer les produits des anciens régimes d'accumulation, leur souci de recycler leur capital argent dans la production de production pour accélérer le changement technologique, tout cela contrarie la mutation occidentale qui ne bénéficie plus des mêmes marchés. Alors que les élites politiques chinoises intègrent les nouvelles élites marchandes et culturelles, les élites politiques du Moyen Orient et de l'Afrique subissent l'usure et le déracinement. Celles culturelles et marchandes l'exil. L'Afrique et le Moyen apparaissent comme le maillon faible face au changement. L'accélération du changement dans les pays périphériques devrait transformer la demande de ces pays à laquelle la Chine a su adapter des offres d'une compétitivité imbattables. Dans quelle mesure ? Cela reste à voir. La nouvelle révolution technologique comportera des opportunités que tout le monde ne sera pas en mesure de saisir, comme elle obligera à des déclassements et reclassements auxquels tout le monde n'aura pas consenti. Tout dépendra de la manière dont chacun appréciera et fera face aux coûts et aux bénéfices. Néocolonialisme, colonisabilité et néo-harkis. Il faut garder à l'esprit que la chose peut se retourner en son contraire. Tout se passe comme si l'Algérie avait passé alliance avec les puissances émergentes qui pour exclure les nouvelles élites sociales (l'incorporation du travail social étranger tuant dans l'œuf l'émergence du travail social), qui pour accélérer la conversion de leur structure du capital dans le contexte d'une course à la mutation entre anciennes et nouvelles puissances. La concurrence entre ces puissances, l'alliance avec les nouvelles n'a pas bénéficié à l'Algérie. Elle a approfondi le colonialisme du travail étranger dont il ne dépendait pas de lui de détruire ou d'instruire. Cela du fait de l'incapacité des élites dirigeantes à s'élever au niveau des élites des pays émergents. Il ne sert donc à rien d'incriminer la Chine qui profiterait des amis qui ne peuvent tirer avantage et qu'elle continue de servir comme elle peut. Tout compte fait le peuple algérien a réussi à se libérer de l'administration étrangère directe, mais il ne s'est pas libéré de son administration indirecte et il continue de se battre contre elle. Il a tendance à privilégier le combat contre celle militaire et politique, plutôt que celle intellectuelle et économique, commençant par la fin plutôt que par le début. Parce que la dictature a bloqué le mécanisme de production des élites, parce que la compétition sociale a été soumise à des monopoles qui l'ont détruite plutôt qu'ils ne l'ont dirigé, le pays n'a pu faire face aux défis que posait le processus d'achèvement de l'indépendance nationale. Quels sont les ennemis internes du peuple aujourd'hui ? Il importe de rappeler tout d'abord que le principal ennemi du peuple est le peuple lui-même. Ce peuple qui consent à recevoir plus qu'il ne donne, qui consent à consommer sans produire. Un tel peuple est dans son plus mauvais état, au niveau de ses plus mauvaises pulsions. Il faut un nouveau grand djihad à ce peuple, que seule sa jeunesse peut lui offrir bien qu'elle y ait été mal préparé : la générosité, le don de soi, pour rééquilibrer ses comptes. Ensuite, il y a cette élite qui le conforte dans ses penchants, qui lui donne à consommer davantage, qui exile ses vrais enfants. Faiblesse de l'élite, faiblesse du peuple. La génération qui dirige le pays a livré et gagné son combat, sa base sociale est largement satisfaite de son bilan, elle n'a pas cependant accompli son devoir jusqu'au bout, elle s'est défié des nouvelles générations et n'a pas pu ou voulu organisé la transmission du flambeau, elle n'a pas donné aux nouvelles les conditions d'approfondir le processus de libération. C'est à ces conditions de défiance qu'il faut s'attaquer, c'est sur elles qu'il faut fixer l'attention. Qu'est-ce qui a conduit la société à se défier d'elle-même, la génération de la révolution à se défier des suivantes et pourquoi n'a-t-elle pu créer les conditions de la confiance ? Une des réponses est à mon sens dans les conditions de vie, dans les façons de nous regrouper que nous avons choisi. La façon dont nous nous sommes agglomérés, regroupés dans nos villages et nos villes, ces centres conçus pour nous méfiés les uns des autres et nous surveiller. Et puis ce qui va avec, la mentalité de biens vacants. Boumediène et la pensée de son époque craignait « l'esprit de gourbi », il fallait craindre « l'esprit de biens vacants ». Voilà ce qu'une Constitution de l'époque, qui voulait se placer au dessus de la société, ne pouvait entrevoir : les bases et les conditions de droits de propriété clairs. L'Etat est un faux propriétaire. Il a livré nos ressources à l'opportunisme des catégories dominantes. Regardez nos villes aujourd'hui, son immobilier colonial, ses vieilles casbah, que reste-t-il de l'un et des autres et qu'apparaît-il sur leur flanc ? Nos villes se sont construites dans l'illégalité ou comme des parcs et des parkings. La société a été empêchée de se composer, en étant privée de sa liberté d'expression, d'association, de regroupements. Ensuite elle a été livrée à cet « esprit de biens vacants », qui a fait de l'appropriation de ces biens étrangers l'objectif de la compétition sociale. Qui sont donc les vrais ennemis du peuple aujourd'hui ? On l'a dit de la grande majorité, personne ne peut être disculpé. Mais il y a des degrés de responsabilités. Au sommet de la trahison, il y a ceux qui dirigent de fait le pays, profitent et accumulent des fortunes, jouissent de la faiblesse de leur peuple et s'opposent à ce qu'il s'instruise dans le combat et le dépassement. Puis à la base, il y a toute cette partie du peuple qui se livre à ses plus basses passions. Ce peuple qui les sacrifiera comme boucs émissaires lorsque de sa faiblesse il ne pourra plus vivre et tenir, et qui d'un seul geste voudra tout effacer et n'aura plus d'autres moyens pour avancer que d'oublier, que de prolonger sa fuite en avant et de conjuguer son aliénation au futur. Notre vrai ennemi est donc intérieur, on l'identifiera dans certaines faiblesses mais aussi dans certains modèles. La faiblesse de nous refuser la liberté d'expérimenter dans le respect mutuel. L'exemple de celui que l'on peut confondre avec nos adversaires attitrés qui ont le droit de profiter de nos faiblesses et de qui l'on ne peut exiger de nous instruire de nos faiblesses. Pour ne pas être livrés à nos ennemis nous n'avons donc pas d'autre choix que de surmonter nos faiblesses, de devenir meilleurs, et de produire une élite qui nous rendra familier l'avenir, qui nous rendra perceptible un autre avenir que celui de fuir une maison en ruines, un bateau en naufrage et qui nous permettra de cheminer sereins. (1) Un bien public est, en science économique, un bien ou un service dont l'utilisation est non-rivale et non-exclusive, c'est-à-dire que la consommation du bien par un agent n'empêche pas sa consommation par un autre (non-rivalité), et qu'il n'est pas possible d'empêcher un agent de consommer ce bien (non-exclusion). Par conséquent, bien que profitable pour tous, sa production privée ne le serait pas. Lectures: