Prologue Samedi 22 novembre 1986, 19H00, aéroport de Constantine Ain el Bey… Mes deux frères viennent de me déposer devant l'entrée de l'aérogare… - Veux-tu qu'on reste avec toi jusqu'au départ ? On prendra un café en attendant… - Non, inutile de rester, il ne reste plus beaucoup de temps, il vaut mieux rentrer chez vous… Je me dirige vers la zone de l'enregistrement à droite, jetant en passant un rapide coup d'œil à gauche, du coté du kiosque Sebti, où sont exposés quelques exemplaires de mon petit livre sur » La Bataille de Constantine 1836-1837″. « Les passagers de la compagnie Air Algérie à destination d'Alger sont priés de se présenter à l'enregistremeinnnnt ! ». Voilà, on arrive, mais pourquoi cet accent marseillais « …meinnnnnt… » ? Juste au coin de la cafétéria, je suis accosté par deux individus : - Mr Badjadja ? - Oui ? - Police, suivez-nous ! S'agit-il d'agents de la PAF chargés par le wali de me contacter en urgence? Pensant qu'on allait se diriger vers les bureaux de la PAF , je me vois poussé vers la sortie de l'aéroport ! D'autres individus, arrogants et agressifs, nous entourent. Je me cabre à la sortie, ayant constaté que l'on s'acheminait vers le parking ! - Mais enfin, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? - Police, suivez-nous sans discuter ! - Non, je refuse de vous suivre. Pour moi, la police c'est celle qui est en uniforme, là-bas… Je m'arrache au groupe des « policiers » sans uniformes, pour me diriger vers deux agents en uniforme bleu de faction à l'entrée de l'aéroport, de vrais policiers ! - Ecoutez Mr l'Agent, ces individus prétendent qu'ils sont de la police, et ils me demandent de les suivre. Pour moi, c'est vous la police, il faut intervenir! - Effectivement ! Qui êtes-vous messieurs ? - Voilà… Ils exhibent des papiers aux policiers, en leur glissant quelques mots … - C'est bon monsieur, ce sont des agents de la sécurité militaire…Nous avons vérifié leurs papiers, tout est en règle. Vous pouvez les suivre. En chemin vers le parking, l'un des agents de la sécurité militaire m'interpelle brutalement : - Pourquoi ce scandale, nous t'avions dit que nous sommes de la police, non? Il fait mine de se retenir pour ne pas me frapper… On me fait monter dans un fourgon banalisé. Le cartable m'est arraché des mains, je ne le reverrai plus avant plusieurs mois. Ainsi qu'une sacoche contenant mes affaires de toilette, qui me sera restitué quinze jours plus tard. Le véhicule démarre en direction de la ville. En cours de route on me demande : - Où habites-tu ? - Cité Kadi Boubekeur, juste à coté de la cité Filali… - Tu nous indiqueras ton bâtiment… Arrêt devant l'immeuble où se trouve mon logement, appartement 109, 4e étage… - Mais enfin, que me voulez-vous ? Pourquoi voulez-vous aller chez moi ? - Ecoute, nous allons monter chez toi pour une perquisition. Alors pas d'histoires, hein ! Sinon, on te mettra les menottes et un colt sera braqué sur ta tête, choisis ! - Je n'ai rien à me reprocher, les menottes ne sont pas nécessaires, et il vaut mieux ne pas exhiber votre colt, vous allez effrayer ma femme et mes enfants…Mon épouse, très émotive, risque même de piquer une crise… - Pour ça aucun problème, nous la retiendrons s'il le faut ! - Alors-là, ce sera encore plus grave ! Il vaut mieux y aller sans violence, je vous présenterai comme des collègues de la wilaya… Ma (défunte) épouse ouvre la porte, étonnée de me revoir accompagné par six ou sept personnes : - Quoi, tu n'es pas parti à Alger ? - Non, plus tard… - Bonsoir messieurs, qui sont ces gens ? - Des collègues de la wilaya…Ils ont été chargés par le wali de vérifier quelques papiers… - Comment ça, le wali n'a pas confiance en toi ? Nous entrons dans l'appartement, je les dirige vers le salon…Mes enfants, l'aîné six ans, et le cadet trois ans, se précipitent sans tenir compte de ces (affreux) accompagnateurs. Ma fille, quatre mois à peine, ignore totalement ce qui se passe, la bienheureuse ! Tout de suite, quelques agents se mettent à farfouiller dans le salon où se trouvent ma bibliothèque, et l'essentiel de mes archives qui remontent à l'année 1957, avec le certificat d'admission en classe de sixième. Tandis que les autres : - La chambre à coucher ? - A droite… Inspection en règle de la chambre à coucher, un coup d'œil rapide dans la chambre des enfants, puis une deuxième chambre peu équipée…Enfin, le débarras du couloir… Assis sur l'un des canapés du salon, mon fils cadet assoupi sur mes genoux, je suis la perquisition du regard. Pendant ce temps, mon épouse profitant d'un moment d'inattention, donne des coups de téléphone. Les agents passent au crible tout ce qu'ils trouvent, ils se consultent de temps en temps à voix basse sur quelques titres de livres et documents « suspects », au cas où cela inspirerait un collègue. J'interviens pour donner de temps à autre quelques explications, ces agents ne semblant pas jouir d'une culture minimum qui leur permettrait de comprendre que les publications vendues par la SNED , entreprise d'Etat, ne peuvent être considérées comme littérature subversive… Tout mon parcours d'universitaire, de chercheur, et d'historien archiviste est attesté par les livres et documents accumulés depuis plusieurs décennies, sans parler de mes archives personnelles qui remontent à l'année 1957… Et je dois tout leur expliquer ! Qu'ai-je fait durant ma carrière de chercheur et d'archiviste qui puisse me valoir cette arrestation et ce ratissage en règle ? Quelques jours auparavant : 9 novembre 1986, Constantine : Karim Chergui publie une étude sur les évènements de Constantine, « Novembre 1986, la révolte des jeunes à Constantine », revue Hérodote avril-juin 1987 : « Fin novembre 1986 eut lieu à Constantine l'un des plus graves accidents de parcours que le régime algérien ait eu à subir depuis l'indépendance du pays en 1962… · Semaine du 1er au 7 novembre : à Constantine, ainsi que dans plusieurs villes de l'Est (Skikda, Batna, Tébessa), grève des lycéens et manifestations épisodiques dans les rues. Les CNS (Compagnies nationales de sécurité) sont mobilisées. Quelques heurts sérieux… · Vendredi 7 novembre : les étudiants de la cité universitaire Zouaghi de Constantine…barrent la route…Envoi des CNS avec chiens. Nombreux étudiants blessés ou arrêtés. · Samedi 8 novembre : …marche de plusieurs milliers d'étudiants sur la ville, arrêt par un barrage de CNS, heurts violents, lacrymogènes. · Dimanche 9 novembre : à l'université nouveaux heurts (avec les CNS)… Au CHU, à la suite du décès d'un des leurs, enseignants et étudiants en médecine descendent en masse jusqu'au siège du parti à Constantine. En ville, l'agitation gagne tous les jeunes… Dans l'après-midi, 2 000 à 3 000 jeunes font une grande « casse »…avant d'être dispersés aux lacrymogènes… » Mi-novembre 1986…Siège des Archives de la Wilaya de Constantine, je viens à peine de rentrer de la mission de plusieurs jours à Alger, n'ayant rien vu des manifestations de Constantine : - Allo…Mr Badjadja ? - Oui… - Bonjour, secrétariat du directeur du CNEH…Nous vous rappelons que votre billet d'avion a été envoyé au service prepaid d'Air Algérie, pour votre participation au Colloque sur l'Emir Khaled avec le professeur Gilbert Meynier (mon ancien prof à l'université de Constantine) qui viendra spécialement de France. Ainsi que les billets de Madame S.T. et de Melle G. F.Z. Tout le monde sera logé à l'hôtel Safir (ex-Aletti)… - Très bien… - Nous n'avons pas pu contacter les deux dames, pourriez-vous vous en occuper ? - Aucun problème… Pour Melle G. F.Z., je laisse la commission à son frère…Pour Madame S.T. j'appelle directement, connaissant son numéro de téléphone… - Allo… (C'est elle-même qui répond), bonsoir Madame… - Qui est à l'appareil ? Comment ça « qui est à l'appareil », alors que d'habitude elle réagissait immédiatement au son de ma voix « Ah ! Abdelkrim… » - C'est Abdelkrim Badjadja (identité complète puisqu'elle insiste !)…Au sujet du colloque sur l'Emir Khaled, le CNEH m'a chargé de vous informer que votre billet est disponible auprès d'Air Algérie. Départ le 22 novembre, nous serons tous logés à l'hôtel Safir… - Ecoute Abdelkrim, je ne sais pas si tu es au courant…H. (son mari, poète et universitaire) a été arrêté…avec d'autres collègues de l'Université suite aux évènements de Constantine… - Oui, je suis déjà au courant… Et vraiment je ne comprends pas que l'on puisse arrêter un poète ! Ils agissent comme un éléphant marchant sur de la porcelaine… (Je me défoule…)…On arrête les gens auxquels on devrait plutôt remettre des médailles, et on accroche des médailles à ceux que l'on devrait plutôt mettre en prison!!! - Abdelkrim, merci pour ton soutien…Et tu comprends que je ne puisse me déplacer à Alger. Pourtant, je dispose de documents très intéressants sur l'Emir Khaled. Je peux te les confier, cela pourrait être utile pour vos travaux. - Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de disposer de documents bruts. Il vaut mieux les garder, et écrire un papier plus tard… La sécurité militaire était certainement à l'écoute, et le 22 novembre 1986, je suis enlevé, plutôt qu'arrêté, à l'aéroport de Constantine. Pourquoi à l'aéroport, alors que l'on pouvait m'interpeller durant la journée dans mon service ? Parce que, lors des interrogatoires, les agents de la sécurité militaire n'avaient cessé de me demander où étaient les documents de Madame S.T…, pensant naïvement que derrière l'Emir Khaled se cacheraient les preuves des évènements de Constantine, et que je chercherais à les emporter à Alger!!! Débilité et incompétence… Poursuite de la perquisition de mon domicile, je dois tout expliquer… - El Moudjahid, trois volumes, 1956-1962…, Un algérien nommé Boumediene,… - (J'interviens)…Mais enfin, la plupart de ces livres sont vendus par la SNED ! - La Charte d'Alger… (et puis quoi encore, faut-il une explication !) - La Bataille de Constantine 1836-1837, par Abdelkrim Badjadja …C'est toi qui a écrit ce livre ? - Oui… (Ce n'est pas la bataille de Constantine de novembre 1986 tout de même !) - Tiens, Histoire des Kennedy ! - Ah ! Regarde-moi ça, « El Manar » en arabe ! - (Intervention de l'un de ses collègues)… Pas de problème, c'est un ancien journal reproduit et vendu par la SNED … (Quelle culture !) On sonne à la porte… - Qui êtes-vous madame ? - Je suis la mère de Abdelkrim, que se passe-t-il ? - Ne vous inquiétez pas, simple vérification… Les investigations se poursuivent…Je n'ai pas l'impression qu'ils cherchent quelque chose de précis…Tolstoï, Dostoïevski, Gorki, Gogol, Marx, Lénine, tiens tiens…Soljenitsyne… - C'est des russes tout ça ? (Sauf Marx quand même !) - Oui, il aime les russes celui-là ! On me lance un regard entendu, lourd de signification…Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohamed Dib, Kateb Yacine, Tahar Ouettar, Malek Bennabi, Salah Fellah… (Ridicule, c'est de la littérature algérienne, non !) On passe au rayon histoire, des problèmes en perspective avec ces analphabètes culturels…Ibn Khaldoun, Mahfoud Kaddache, Charles André Julien, Hubert Nyssen, Rachid Bourouiba (pauvres mosquées devenues suspectes !), Mounir Bouchenaki (les ruines de Tipaza aussi )… Puis nous sautons à la guerre d'Algérie : Retentissement de la Révolution Algérienne , CNEH… (Dois-je justifier ?), Mohamed Teguia, Slimane Chikh, Yacef Saadi, puis inévitablement Jacques Massu et sa « Vraie bataille d'Alger », suivent les livres d'Yves Courrières… J'admets qu'on ne peut acheter à la SNED ces derniers titres, souvenir de mon stage aux Archives de France en 1976…Tiens, tiens, voilà « Les archives de la révolution algérienne » publiées par un évadé, Mohamed Harbi… Un autre regard suspicieux… - Ah, tu t'intéresses au pétrole aussi ! - Comment ça, je m'intéresse au pétrole ? - C'est bien toi qui a écrit ça, et à la main en plus : « Histoire du pétrole algérien 1954-1971″ ? - Oui, mais je me suis intéressé à l'histoire du pétrole, pas au pétrole lui-même (peuvent-ils comprendre la nuance ?)… C'est un travail de recherche universitaire, effectué en 1971 avec un autre étudiant … dans le cadre du certificat d'histoire contemporaine à l'Université de Constantine,… D'ailleurs, la version imprimée a été déposée à la Bibliothèque Nationale d'Algérie… Consultable aussi à la bibliothèque du Congrès des Etats-Unis, mais ça il vaut mieux ne pas le dire : http://catalog.loc.gov/cgi-bin/Pwebrecon.cgi?DB=local&Search_Arg=Abdelkrim+Badjadja&Search_Code=GKEY%5E*&CNT=100&hist=1&type=quick - Et les tribus, tu ne vas me dire que tu ne t'intéresses pas aux tribus, non, regarde là! - Mais enfin, c'est un répertoire des anciennes tribus de l'Est algérien à la fin du XIXe siècle, ce document fait partie de mon DEA, un travail de cartographie historique. D'ailleurs vos collègues qui fouillent le débarras du couloir vont trouver toutes les cartes, à commencer par celle des anciennes tribus, je dis bien « anciennes » ! Incroyable, la sécurité militaire a envoyé des analphabètes culturels pour perquisitionner au domicile d'un archiviste, chercheur, historien ! Ils auraient pu faire l'effort de confier cette tâche à des cadres universitaires, ils en ont bien dans leurs effectifs, à moins que ce ne soit fait exprès… pour manipuler et intoxiquer à leur guise…En tout cas, à la suite de cette mésaventure, je serais tenté de conseiller aux chercheurs du monde entier de brûler tous les livres, et le moindre papier conservé dans leurs domiciles, et de ne garder que la pomme de terre et la tomate, et encore! Même pas la musique, parce qu'on y vient… - Ecoutez, là vous touchez à mes cassettes de musique… C'est surtout de la musique andalouse, certains enregistrements remontent aux années 1950… - T'inquiètes pas, on va juste les écouter pour vérification, et te les rendre après… (Tu parles, je ne reverrai plus jamais mes précieuses cassettes !) On sonne à la porte une fois encore, c'est ma femme qui ouvre… Mes deux frères, qu'elle avait alertés semble-t-il, lancent à la cantonade : - Que se passe-t-il ? - Vous voyez ce qu'ils font ces « rekhass » (salauds), ils prétendent qu'ils sont des agents de la wilaya… - Ah non madame, calmez-vous hein ! Et vous, qui êtes-vous ? - Nous sommes ses frères… - Vos papiers ! Après vérification de leur identité, et prise de note, c'est au tour de mes frères de s'enquérir de la qualité des agents… - Sécurité militaire ! - Peut-on au moins voir un papier quelconque ? - Voilà…5e Région militaire, sécurité militaire, ordre de mission pour arrêter Abdelkrim Badjadja … - Vous avez un ordre d'arrestation, pas de perquisition ! - Aucun problème… Mes frères s'assoient à mes cotés au salon, pendant que ma mère s'occupe des enfants, les dirigeant vers leur chambre… Elle garde son sang froid en dépit de son âge, 61 ans, ayant déjà vécu l'arrestation de ses frères, et celle de mon père…durant la guerre 1954-1962… Mon épouse est priée de ne plus s'approcher du téléphone. La perquisition continue… Dans le couloir, on déballe les cartons du débarras, des collections de revues et de journaux, mais surtout mes cours et travaux universitaires, propédeutique lettres, licence histoire géographie, DEA géographie historique, de nombreuses cartes, les conférences des différents séminaires, …tout y passe. Au salon, catastrophe ! Découverte importante pour la sécurité militaire, une chemise cartonnée contenant des brochures et tracts de différentes organisations clandestines : PRS, ORP, PAGS, MDRA, UNEA-Paris, et même une brochure du Comité des étudiants de la mosquée d'Alger… Tous ces documents datent des années 1960-1970, aussi je ne m'inquiète pas trop. J'aurais pu les détruire en leur temps après lecture, mais par nature je répugne à déchirer des documents. J'assumerai si nécessaire, c'est vieux, et c'était à portée de main, pas vraiment cachés… Mais pour l'instant, les agents de la sécurité militaire sont convaincus d'avoir fait la découverte du siècle, des primes en perspective ! Tout au long des interrogatoires que je subirai plus tard, je ferai la même constatation : ces gens ne travaillent pas pour l'Algérie, ni pour aucun idéal, ils agissent comme des mercenaires, désireux de plaire à leurs patrons, pourvu qu'ils soient bien payés en retour…Ils sacrifieraient sans état d'âme père et mère pour des récompenses, de préférence sonnantes et trébuchantes, alors ce Badjadja hein…! Ils se consultent, certains d'avoir rempli leur mission, tout s'accélère…Ils emballent livres, archives, cassettes dans des sacs poubelles sorties d'on ne sait où, et puis ils me poussent vers la porte de mon domicile. Mes frères interviennent : - Où l'emmenez-vous ? - Ne vous inquiétez pas, c'est juste pour des vérifications… - D'accord, mais quand reviendra-t-il à la maison ? - Eh bein…demain peut-être… J'apprendrai plus tard que les agents de la sécurité militaire sont revenus au cours de la soirée pour une deuxième perquisition qui a duré jusqu'à une heure du matin, cela en mon absence et dans l'illégalité la plus totale…La sécurité militaire, comme à son habitude depuis l'assassinat de Abane Ramdane, conduira cette affaire dans la violation quasi permanente des lois et règlements en vigueur en Algérie… Avant de monter dans le fourgon, je constate que deux agents étaient de faction, dans un deuxième véhicule banalisé, ils ne sont pas montés chez moi. Cette fois-ci, on se sert de ma veste pour me couvrir la tête, je ne verrai pas où l'on me conduit… Le véhicule démarre, destination inconnue, je ne suis pas vraiment inquiet, encore moins paniqué, je fais face à la situation n'ayant rien à me reprocher, en dehors de la possession de quelques vieux tracts… Toute la communauté universitaire lit ce type de documents. En ce qui me concerne, c'est mon pain quotidien en tant qu'archiviste : je gère les archives de la wilaya, dont des tracts et des documents classés subversifs, aussi bien avant qu'après l'indépendance. Aussi, les tracts découverts en mon domicile relèveraient normalement d'une simple observation : »pourquoi garder ces documents chez vous… »; au maximum, je serai quitte avec une contravention de simple police… Mais, c'était se faire des illusions avec le régime Chadli Bendjedid, prêt à écraser de tout son poids un simple citoyen pour se maintenir au pouvoir, et continuer à jouer au chef d'état en portant un costume croisé, et en rasant sa moustache afin de ressembler un peu plus au cow boy Jeff Chandler… Je vous vois sursauter sur votre siège de retraité Mr Chadli, mais c'est l'unique moyen pour moi de dénoncer les manœuvres exécutées sous votre régime, et qui vont conduire le simple citoyen que j'étais, et que je suis toujours, au seuil de la condamnation à mort, rien que ça s'il vous plait! Chez moi pendant la perquisition, puis dans leurs locaux lors de ma détention, ils ne cesseront de clamer tout haut qu'ils ne reconnaissent rien, ni personne, sauf le président Chadli Bendjedid. Plus tard, ils s'affranchiront de toute tutelle pour se mettre à leur propre service, faisant et défaisant les chefs d'état, en commençant par vous démettre Mr Chadli (quelle ingratitude !), et en escamotant 6.500 citoyens sans rendre de comptes à personne, du moins ici bas. Le véhicule finit par arriver quelque part, en tous cas dans le périmètre de Constantine, puisque nous n'avons pas roulé longtemps. On me fait descendre, puis on me fait marcher (au sens propre et au sens figuré comme je le constaterai plus tard…), la veste toujours sur la tête. Des escaliers à monter, d'autres à descendre, puis à monter et à descendre encore, s'agirait-il des mêmes ? Que de cinéma ! Nos pas résonnent dans un couloir semble-t-il, l'heure d'une éventuelle torture ? Non, on me découvre la tête, je suis devant un bureau tout ce qu'il y a de plus administratif, face à quelqu'un habillé en civil, qui ressemble bel et bien à un fonctionnaire chargé d'un travail administratif, et non d'infliger des tortures. - Vider vos poches, déposez tout sur la table, papiers, argent… votre montre aussi ! Le tout dit sans aucune agressivité, ce greffier deviendra l'un des deux soutiens psychologiques durant ma détention en ce lieu… Il vérifie le contenu de mes poches, compte l'argent et me demande de confirmer la somme, 700 dinars pour mes dépenses à Alger, n'ayant laissé que 200 dinars à mon épouse, et rien au CCP… Il me demande de signer un registre, puis je suis conduit de l'autre coté du couloir, des cellules ! Un sous officier en uniforme réglementaire, m'accueille d'un ton assez aimable, et me présente la cellule où je suis affecté, et ce qui s'y trouve : deux mètres carrés à peine, un lit de camp, un uniforme marron de prisonnier et une couverture militaire de couleur verte sous cellophane, jamais utilisés c'est garanti, mais ça me fait une belle jambe au point où j'en suis ! Il m'invite à enlever mes vêtements « civils » et à mettre mon nouvel uniforme. Je m'exécute en souriant quelque peu…Il me regarde, intrigué de voir un prisonnier sourire au moment où on va l'enfermer ! J'explique : - En réalité pour ce soir, j'avais une chambre réservée à Alger, hôtel Safir (ex-Aletti), et voilà où je vais passer la nuit maintenant ! - Que veux-tu, c'est El Mektoub ! Ce sous officier sera mon deuxième soutien psychologique, il ira même plus loin que le simple soutien… Avant de refermer la cellule, il me demande : - Est-ce que tu fumes ? J'essaierai de te procurer ta marque habituelle… J'hésite quelques instants, quoi répondre ? J'avais décidé de cesser de fumer depuis à peine une semaine. Si je devais m'y remettre, c'est l'occasion où jamais, et le prétexte est tout trouvé : arrestation, perquisition, détention… - Non, merci bien, mais j'ai cessé de fumer… Me voilà enfermé pour de bon dans une cellule de la sécurité militaire, incroyable ! Je ne m'y attendais pas du tout, peu intéressé par le jeu politique, et tout absorbé par le nouveau Centre des archives nationales de Birkhadem – dont je devais être le futur directeur : réunion hebdomadaire de chantier, cahier des charges pour l'équipement, préparatifs de l'ouverture en 1987, projet d'organigramme, de budget, séminaires,… Dans le même temps, je devais continuer à faire fonctionner le centre des archives de Constantine… Je regarde dans le détail l'endroit où je me trouve, une petite cellule, à peine suffisante pour y installer un lit, une porte métallique avec une minuscule ouverture pour permettre aux gardiens de jeter un coup d'œil, et au dessus une lampe nue allumée 24 heures sur 24 qui deviendra rapidement mon cauchemar, empêchant toute velléité de sommeil… Et l'aération ? Le petit regard aménagé sur la porte ne pourrait assumer cette fonction, je risque l'étouffement ! En fait, en m'allongeant sur la couche, je découvre au dessus de ma tête une sorte de conduit, de la taille d'un tuyau de chauffage, sauf qu'il est vide, et je ressens un léger, très léger courant d'air. C'est déjà ça ! Je replonge dans le passé….. Pourquoi parler vingt ans après ? Pourquoi tout ce déballage vingt ans après les manifestations de Constantine de 1986 ? En fait ce blog, ainsi que le récit qu'il supporte, sont dus à un concours de circonstances. C'est-à-dire qu'au départ, il n'y avait aucune intention mûrement réfléchie de le publier, ni dans la forme, ni dans le fond. A l'origine, se trouve le refus des éditeurs de la maison Laffont de publier telle quelle la conclusion de mon papier « Panorama des archives de l'Algérie moderne et contemporaine », figurant dans un livre collectif sur la guerre d'Algérie dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora. Cette conclusion semblait détonner par rapport à l'objet du texte. Mon grand ami et aîné, Mohammed Harbi, me proposa alors une nouvelle conclusion plus courte, en renvoyant les éléments essentiels du texte initial à un article à écrire sous le titre « l'affaire Badjadja ». J'avais acquiescé à cette démarche, et décidé de rédiger un témoignage sur la répression que j'avais subie injustement à la suite des manifestations de Constantine de novembre 1986. Tant qu'à faire, j'avais entrepris un rappel de mémoire en sollicitant les souvenirs des membres de ma famille d'abord, ensuite les témoignages des personnes qui avaient vécu de près ou de loin ces évènements, dont Daho Djerbal, F. S., ainsi qu'un autre universitaire algérien de Paris qui avait souhaité garder l'anonymat, Sadek Hadjeres, responsable du PAGS à l'époque des faits, et…madame S.T. ! Tout le monde m'avait répondu, sauf Madame ! En ce qui concerne les manigances de la sécurité militaire, le fait est avéré depuis le début. J'avais d'ailleurs dénoncé ces magouilles et dépassements, indignes d'un pays qui avait mené une guerre d'indépendance, dans une cassette vidéo enregistrée « clandestinement » au début du mois de février 1987, à …Bordj Omar Driss, où j'avais été assigné à résidence en même temps que ceux qui avaient été arrêtés durant cette période. J'ai mis entre parenthèse « clandestinement », parce que selon une version reçue voilà un an, la cassette aurait été commandée par la sécurité militaire pour tenter par un procédé « soft » d'obtenir ce qu'elle n'avait pu avoir par des procédés « hard » ! Plus tard, en 1989-1990 (?), j'avais accordé une interview à un journaliste constantinois sur les circonstances et péripéties de mon arrestation et de ma déportation, article qui devait paraître dans le Soir d'Algérie, puis dans El Watan, mais qui n'avait finalement jamais été publié. Y avait-il une entourloupette quelque part, élaborée encore dans les officines maléfiques de la sécurité militaire ? Parce qu'il faut dire que le journaliste en question était tout simplement le neveu du capitaine de la sécurité militaire chargé de notre suivi à Bordj Omar Driss. Ce journaliste s'appelle A. B. et l'interview a eu lieu en mon domicile cité Kadi Boubekeur à Constantine, en présence de K. B. Je dispose encore, pour qui s'y intéresse, d'un exemplaire de la cassette vidéo de février 1987, ainsi que la bande audio de l'interview accordée au journaliste A.B. en 1989-1990. Quant aux turpitudes, délations et accointances contre nature du PAGS avec la sécurité militaire, j'avoue ne pas les avoir détectées tout de suite. Un certain nombre d'éléments, quelques-uns déjà relatés dans la lettre à Sadek hadjeres, et surtout le fait de découvrir que notre chercheur de Paris connaissait le nom de mon ancien contact avec le PAGS durant les années 1970, nom caché à la sécurité militaire, alors que j'étais menacé de tortures et même de condamnation à la peine capitale, nom caché durant 34 ans non pas pour me protéger mais plutôt pour protéger cet «honorable correspondant », m'avaient conduit à conclure que le PAGS, soi-disant parti progressiste pur et dur, n'était en fait qu'une machine impersonnelle et inhumaine, prête à broyer les individus de la même manière que la sécurité militaire, les moyens et la couverture légale, il est vrai, en moins ! Enfin pour conclure avec le rôle de madame S.T. ce fut à la fois une énorme surprise à laquelle je ne m'attendais pas, et la plus grande des déceptions. J'avais déjà expliqué à un ami commun, voilà un an, que j'étais prêt à pardonner une défaillance de madame à l'époque des faits, et qu'à l'impossible, faire face à la sécurité militaire, nul n'est tenu, surtout pas une femme très vulnérable. Mais, je pensais en toute logique avoir droit à un retour d'ascenseur…à la vérité vingt ans après, surtout que tous mes ennuis avaient commencé suite au coup de téléphone que je lui avais donné, lui exprimant ma solidarité suite à l'arrestation de son époux. Non seulement cette dame s'était cantonnée dans un silence que ne peut justifier qu'un sentiment de culpabilité -14 mois sans répondre à la lettre rendue publique ces jours-ci – mais elle en est venue à démentir ma mère ! Ainsi ma mère, âgée de 80 ans, susceptible de trous de mémoire peut-être, mais pas de surplus de mémoire, aurait inventé une rencontre dans la rue avec madame S.T. lui affirmant : « La sécurité militaire a découvert des “aflam” dans le cartable de ton fils », ma mère n'ayant pas compris ce que signifie « aflam », c'est-à-dire le pluriel de film en arabe classique, que ne maîtrise pas ma mère ! Et ces “aflam” pour les chercheurs, dont cette dame, pour les archivistes, dont je suis, et pour la sécurité militaire, Dieu vous en préserve, ne sont rien d'autres que des « microfilms ». Pour conclure, je me devais d'écrire, une excellente thérapie selon notre ami commun F. S. et de témoigner tant que je suis encore en vie, apportant ma version à opposer à celle de la sécurité militaire, qui m'avait fait découvrir une autre Algérie que celle que nous connaissons, une Algérie où Dieu règne au ciel et la sécurité militaire sur terre ; à opposer aussi aux rumeurs insidieuses des staliniens du PAGS, qui sévissent toujours sous un autre nom de parti ; à clamer aussi face aux délateurs hommes ou dames. A tous, je dis : je ne pardonne à personne, advienne que pourra, le plus important pour moi est d'avoir apporté mon témoignage. Extraits du livre : « Assigné à résidence au Sahara Face à la Sécurité militaire » Abdelkrim Badjadja Editions universitaires européennes – 2010 https://www.morebooks.de/store/de/book/assign%C3%A9-%C3%A0-r%C3%A9sidence-au-sahara/isbn/978-613-1-52736-4 Lectures: