Par Malek Sohbi, Libre Algérie n°31, 8-21 novembre 1999 In Mémoires du général Nezzar. Le tabou cassé de l'armée française ? L'armée avait son plan anti-FIS dès 1990 L'armée avait son « plan d'action global » contre le risque d'une » majorité théocratique » dès la fin de 1990. C'est la grande révélation des Mémoires du général Nezzar : « Déjà en décembre 1990, je désignais le général Mohamed Touati conseiller auprès du ministre de la Défense avec le général Lamari et le général Taghrirt Abdelmadjid afin de proposer une démarche politique de type état-major, compte tenu des dérives répétées du FIS et de l'apathie des autorités publiques annonciatrices de graves dérives. » Il y a peu de fioritures dans le document que livre Khaled Nezzar pile-poil sur le délai de prescription de dix ans. Il est, à la base, reproché au pouvoir politique, une fois n'est pas coutume, « un excès de scrupules démocratiques ». Six mois après les élections locales de juin 1990, « l'équipe restreinte de haut niveau » au ministère de la Défense nationale décrète : « Le pari sur l'apprentissage de la démocratie de la part des partis religieux , et notamment le FIS, est un échec. Le second pari sur la perte d'influence du FIS à l'épreuve de la gestion des affaires s'avère être un leurre du fait de la passivité des autorités. » L'avènement d'un régime théocratique (Comment ? Par la majorité parlementaire du FIS ? ) est « manifestement inadmissible car historiquement contraire à l'idéal de Novembre, juridiquement anticonstitutionnel et moralement antinational ». C'est la glorieuse édification de la digue républicaine. L'analyse qui conduit à ces lourdes résolutions est sommaire. De type état-major. Pour la haute hiérarchie de l'ANP, les élections législatives vont être gagnées immanquablement par le FIS (pas pour les raisons qui feront qu'il gagnera effectivement) et le gouvernement théocratique qui en sortira engagera « rapidement (…) des transformations profondes sur le système judiciaire, administratif, éducatif, financier, bancaire et commercial ». L'ANP et les services de sécurité seront remplacés par des milices. Les symboles de la Révolution seront dénigrés, la société divisée, la sécurité des biens et des personnes aléatoire, les pays voisins inquiétés et tentés d'intervenir chez nous pour protéger leur sécurité intérieure. « Voilà un scénario bien alarmiste », est obligé de concéder le candide général pour ajouter qu'il n'est nullement inimaginable. Pour preuve, « le succès même du FIS aux élections de juin 1990 a été inimaginable alors ». Foudroyante argumentation. Le mot d'ordre est donc clair. Pas de majorité théocratique. Alors, quel est le plan global d'action pour y parvenir ? Le plan A consiste à réaliser les conditions pour un succès électoral de forces démocratiques avec participation (au vote) des formations extrémistes. Le plan B consiste, lui, à neutraliser par les moyens légaux (?) les formations extrémistes avant l'échéance électorale. Tout le monde aura compris que le plan d'action global de « haut niveau » de l'ANP, entré en application depuis le départ, en juin 1991, du gouvernement qui avait trop de « scrupules démocratiques », a opté pour l'option A en laissant le FIS participer aux élections législatives de décembre 1991, puis a basculé vers l'option B entre les deux tours du scrutin. Sans commentaire. Les préalables de cette « nouvelle stratégie » se traduisent par « 1 – un meilleur choix, sur la base de conviction, d'engagement et de détermination connus, affichés et avérés des dirigeants appelés à mettre en ouvre et conduire dans leur domaine respectif les actions qui leur sont imparties (…) 5 – la suspension de toute mesure d'ordre judiciaire ou administratif visant une hypothétique conciliation avec la formation extrémiste ». Les lecteurs des Mémoires du général Nezzar lui sauront gré de les éclairer aussi audacieusement sur l'origine stratégique de deux des traits majeurs de la décennie 90 : cooptation du personnel politique, à commencer par le président de la République, et refus de rétablir la légalité du FIS quoiqu'il advienne. C'était écrit dans « l'étude » de « l'équipe restreinte ». Les mesures du plan A, qui vise à faire gagner les élections aux « forces démocratiques », sont nombreuses. Elles ont comme support la réhabilitation du FLN, mais comme le FLN de l'époque est entre les mains d'un courant peu amical (Mehri-Hamrouche), il y a aussi les « formations démocratiques ». La citation de tous les points de ce plan serait fastidieuse. Il faut juste noter qu'il a probablement était mal exécuté puisque cela n'a pas empêché la victoire du FIS en décembre 1991. En gros, le plan d'action global « type état-major » considère qu'il ne peut y avoir d'élections que si elles sont remportées par autres que « les forces extrémistes ». « Afin de garantir le processus démocratique, le caractère républicain de l'Etat, la souveraineté et l'indépendance nationales, ainsi que l'unité du pays, il est vital pour la nation d'éviter l'accès au pouvoir d'un régime théocratique totalitaire », annonce le document des généraux. D'ailleurs, quatre volets « spécifiques » sont prévus pour mater l'extrémisme. Le premier vise à casser le FIS de l'intérieur et de différentes autres manières qui sont passées en revue. De bonne guerre. Le second cible le mouvement social donné sans doute a priori pour favorable aux islamistes : le second point de ce volet est ainsi rédigé : « La dénonciation des grèves impopulaires et des grèves illégales et l'identification publique des fomentateurs. » Rien que cela. Le troisième volet est intitulé « Programme d'action psychologique » et le quatrième concerne la sécurité publique et tente d'établir la responsabilité du FIS dans toutes sortes de trafics (drogue, armes, contrebande…), d'enrichissement illicite ainsi que dans le détournement de stocks de produits de première nécessité. En tout état de cause, le plan B était là en cas de nécessité : « Il vise la neutralisation pendant la phase préélectorale de formations extrémistes sur la base des lois et règlements en vigueur dans le cas où il apparaît qu'elles se livrent manifestement à des actions subversives ou/et à la préparation de troubles à caractère insurrectionnel. » Khaled Nezzar, alors ministre de la Défense, a proposé le plan de son « équipe de haut niveau » au chef du gouvernement Mouloud Hamrouche et au secrétaire général du FLN Abdelhamid Mehri. Ils l'ont refusé et le président Chadli ne l'a pas soutenu non plus. Les événements de mai-juin 1991 sont alors arrivés qui ont permis l'entrée en action de l'ANP et de son « plan d'action global ». A la date d'aujourd'hui, ce plan a été totalement exécuté. A quelques dizaines de milliers de morts près, c'est un succès certain. Misère de la politique sur carte d'état-major Le général Khaled Nezzar est sans doute un bon militaire. Tout l'atteste : sa carrière, ses cycles de formation sous le drapeau français puis à Moscou et à l'école de guerre de Paris, ses états de services durant la guerre de libération nationale, durant la guerre de harcèlement le long du canal de Suez et sur le front du Sahara occidental, ses multiples missions délicates, ses postes de commandement à la tête des régions militaires, des forces terrestres de l'ANP puis de son état-major. Partout, il agit d'abord en professionnel de l'armé, qu'il s'agisse de faire passer au péril de sa vie les lignes Challes et Morice à des unités de l'ALN, qu'il s'agisse de faire passer à ses bataillons de l'armée des frontières les lignes des maquisards de l'intérieur près de Sidi Aïssa en 1962 au prix d'une bataille « d'une intensité sans égale » ou qu'il s'agisse de faire face au pilonnage de l'artillerie israélienne sur les bords du canal de Suez au lendemain de la guerre des Six-Jours. A chaque fois, ce sont des références académiques, finalement solides, qui dessinent les réponses pratiques sur le terrain. Horreur de l'improvisation. Même en octobre 1988, lorsqu'il avoue sa totale impréparation face à l'embrasement de la rue, il déploie ses blindés méthodiquement pour mater Alger. Face à lui, Tahar Zbiri, qui a tenté un coup d'Etat en 1967 en faisant partir une colonne de blindés de Chlef vers Alger, incarne exactement le contre-portrait du militaire rigoureux et précis. Seulement voilà, la lecture jamais ennuyante des Mémoires de Khaled Nezzar remonte le cours d'une carrière qui a un tort. Un tort « si discret » qu'il est volontiers pardonné par tant de leaders d'opinions, celui de se dérouler dans un pays où l'armée exerce le pouvoir politique. Politique ? C'est bien de cela qu'il s'agit ? Malheureusement oui. Dès que le général Nezzar traite de la politique dans ses Mémoires, qui jusque-là retiennent plus l'attention par la diversité des situations qu'ils racontent que par l'ingéniosité des exposés de stratégie militaire qui les émaillent, tombent, tous neurones répandus, dans le vide interstellaire. Tout aura donc fonctionné sur un repère orienté du haut vers le bas lorsqu'il s'est agi de la formation politique des grands chefs de l'armée algérienne. Boumediene n'avait milité dans aucun parti politique certes, mais il avait eu le temps de côtoyer Boussouf à l'Ouest, Krim Belkacem et le GPRA à Tunis, le CNRA puis le comité central du FLN en 1964. Celui où l'on faisait encore de la politique. Chadli n'a pas connu le même compagnonnage, mais il était tout près dans les loges pour en capter un petit quelque-chose. Avec Khaled Nezzar, c'est le premier militaire pur produit qui arrive à la tête de l'ANP alors que celle-ci est toujours à l'ouvrage dans la confection du pouvoir politique en Algérie. Il agit alors en politique, comme il sait le faire. En militaire. Propulsé au gouvernement de Mouloud Hamrouche par la volonté de l'époque de normaliser la fonction de ministre de la Défense à l'ère de l'ouverture, il est affolé par ce qui arrive, ne comprend pas « l'excès de scrupules démocratiques des autorités » et concède un recul intolérable de l'influence des militaires dans la décision politique en dépit du fait que Chadli Bendjedid, que désormais il déteste, assure toujours à la magistrature suprême la pérennité du 19 juin 1965. La pensée binaire du parfait militaire entre alors en action : Khaled Nezzar identifie les deux catégories d'acteurs en amis et ennemis, demande à ses conseillers un « plan global d'action type état-major », cerne les objectifs et les moyens de les atteindre, prévoit des zones de repli tactique et entame son exécution en balayant tout ce qui résiste à son succès. Il y a à lire les Mémoires de Khaled Nezzar des occasions d'avoir froid dans le dos lorsque, au détour de quelques formules à l'emporte-pièce, l'on réalise brutalement que c'est ce concentré de subtilité politique qui, à la tête d'une « équipe restreinte de haut niveau », a dessiné sur une carte d'état-major la ligne de vie de l'Algérie durant les dix années qui viennent de s'écouler. Mais le frisson est peut-être encore plus fort si l'on se souvient que des pans entiers des élites nationales étaient prêts, si on le leur demandait, à faire de Khaled Nezzar le porte-flambeau de la défense de la République. Le général ne s'est pas bonifié en dix ans d'exercice politique. Il parle toujours de ses choix dans ce domaine sans l'ombre d'une nuance. Comme s'il distribuait des ordres. Les grandes explications sur ce qui a conduit le pouvoir à l'explosion d'octobre 1988 ? Il était trop occupé au front du Sahara occidental pour voir venir tout cela. Mais, jure-t-il, l'armée était pour sa majorité contre l'accession de Chadli à la présidence. C'est la faute donc de Merbah qui l'a aidé. La montée de l'islamisme ? Parlons plutôt des moyens d'empêcher un « régime théocratique » illégitime en Algérie et attentatoire aux valeurs de Novembre. Le pluralisme démocratique ? A condition que les démocrates gagnent les élections. D'ailleurs, il y a « une équipe restreinte de haut niveau » qui y travaille. Le général est tout étonné que des non-islamistes, dangereux extrémistes porteurs de régime théocratique, s'opposent à l'interruption du processus électoral. L'opposition de Abdelhamid Mehri est presque due à « son caractère irascible », la tactique du gouvernement Hamrouche à l'égard du FIS est en réalité une complicité avec l'islamisme. La position de Aït Ahmed est inexplicable. Le général Nezzar est persuadé d'avoir sauvé l'Algérie d'une aventure fatale. C'est même probablement ce qui l'autorise, de son point de vue, à nous asséner ses Mémoires. Cela a coûté quelques dizaines de milliers de morts. Mais le danger d'un régime théocratique s'évalue sans doute avec une grande marge d'erreur. Tolérable. L'ampleur de la riposte de la mouvance islamiste poussée dans la clandestinité par la « nouvelle stratégie politique de type état-major » des amis de Nezzar n'a pas été prévue dans le document qu'exhibe triomphalement aujourd'hui l'ancien homme fort de l'ANP. Les Mémoires du général n'en soufflent pas un mot. Pourquoi d'ailleurs le feraient-ils ? Ce serait faire de la politique que d'évoquer des paramètres socio-historiques complexes qui rendent la lecture de la feuille de route plus ardue pour les soldats que nous devons tous être face à l'extrémisme religieux. L'essentiel n'est-il pas que nous ayons gagné, nous chuchote le général dans sa touchante conclusion. Attention, Khaled Nezzar n'est pourtant pas le niveau zéro de la politique. Il y a eu après de lui aux sommets Zeroual, Betchine et Lamari. Selon quoi l'élevage de la pensée politique n'est pas l'activité de prédilection sur les hauteurs des Tagarins. Tant qu'il y aura du personnel pour l'exécution des « plans globaux d'action » pour nous faire croire le contraire, d'autres généraux Nezzar feront encore de leurs Mémoires de grands succès de librairie. Lectures: Error gathering analytics data from Google: Insufficient quota to proceed.