Le vote des pleins pouvoirs, le 7 janvier 1957, correspond indubitablement à un véritable tournant dans la bataille d'Alger. Bien évidemment, avant ce vote, les ultras recouraient sans scrupules à une violence urbaine dépassant de loin celle engagée par le FLN. La bombe de la rue de Thèbes ne visait-elle pas indistinctement les femmes, les enfants et les vieillards de la Casbah ? Soixante-dix personnes périrent dans cet attentat du 10 aout 1956, perpétré par des ultras. Le cerveau de l'opération fut le futur chef de l'OAS, André Achiary. En revanche, après le vote des pleins pouvoirs, les paras sont chargés tout bonnement de nettoyer la ville. C'est là qu'un para se distingue par sa cruauté. Il s'agit bien évidemment du réactionnaire Jean Marie Le Pen. En effet, ce dernier rejoint, après l'envoi du contingent, le 1er REP (régiment étranger de parachutiste). Bien qu'il ait été élu député en janvier 1956, ce jeune poujadiste s'engage, en signe de solidarité avec les paras, pour une période de six mois. En janvier 1957, le lieutenant de réserve, Jean Marie Le Pen, arrive donc à Alger. Quoi qu'il en soit, l'armée française n'attend, depuis quelque temps, que ce feu vert. Cette occasion se concrétise, en effet, le 6 janvier 1957, lorsque le président du Conseil accorde les pouvoirs civils, à Alger, aux militaires. Selon François Mayle, dans Histoire secrète de la Vème République, « Sur décision du gouvernement de Guy Mollet, ce sont maintenant les parachutistes qui assurent le maintien de l'ordre et pourchassent les partisans du FLN. La torture et les exécutions sommaires sont, comme l'avoueront plus tard le général Jacques Massu puis le général Paul Aussaresses, largement pratiquées ». Toutefois, bien que tous les militaires français ne soient pas les adeptes de la torture, à l'instar du général Jacques Paris de Bollardière, les réactionnaires, comme le lieutenant Le Pen, n'hésitent pas à utiliser les plus vils procédés. Cependant, après les mesures d'éloignement visant notamment les opposants à la torture, la voie est désormais libre. D'une façon générale, et sous prétexte que la torture est utilisée pour sauver d'autres vies, la torture est mécaniquement utilisée par les paras. D'ailleurs, après la fin de la guerre, Le Pen ne cherchera pas à se dérober. Dans un témoignage recueilli par le journal Combat du 29 novembre 1962, Le Pen ne reniera pas l'emploi de la torture. « Je n'ai rien à cacher. J'ai torturé parce qu'il fallait le faire », rapporte le journal Combat. Mais là où le bât blesse, c'est que les victimes ne sont pas forcément des combattants. Pour le moment, la préoccupation des paras n'est pas de faire le tri parmi la population. Dans cet exercice, Le Pen va très vite se distinguer. Chargé des missions de renseignement par le général Massu, le lieutenant Le Pen accomplit sa mission avec un excès de zèle. Lors de l'une des descentes punitives dans le quartier de la Casbah, il se conduit –et c'est le moins que l'on puisse dire –de façon inhumaine. Selon François Mayle, «Le 2 mars 1957, vers 22 heures, un groupe d'une vingtaine de parachutistes dirigé par un grand lieutenant blond fait irruption au 7 rue des Abencérages, petite ruelle située dans la Casbah, chez Ahmed Moulay, quarante-deux ans, un militant du FLN. Toute la famille dort dans cette maison ordonnée autour d'un patio à ciel ouvert. La femme et le fils d'Ahmed Moulay n'auront aucun mal à reconnaitre Jean-Marie Le Pen comme étant le chef de l'expédition : quelques semaines plus tard, sa photo fait la une des journaux algérois quand le général Massu lui remet la croix de guerre ». En effet, ce jour-là, la famille assiste, sans qu'elle ne puisse être du moindre secours, à l'agonie du père. Les paras, sous les ordres de Le Pen, projettent le supplicié du haut des escaliers. Après l'avoir passé à tabac, le militant du FLN est attaché aux deux piliers se trouvant dans le patio. Le cauchemar d'Ahmed Moulay ne s'arrête pas là. Telle une hyène dans la savane, le lieutenant ne lâchera pas sa proie jusqu' à ce qu'elle meure. Cette affaire, comme des milliers qui lui ressemblent, aurait pu en rester là. Bien que son auteur n'ait jamais été inquiété pas la justice, une journaliste du journal Le Monde, en l'occurrence Florence Beaugé, va mener un travail d'investigation et remettre par la même occasion l'affaire sur la scène médiatique. Sans rentrer dans la polémique franco-française, étant donné que l'enquête est parue entre les deux tours de l'élection présidentielle de 2002, des preuves accablantes corroborent la thèse de l'implication de Le Pen dans cet assassinat. En effet, pour les besoins de son enquête, la journaliste rencontre le fils de la victime. Bien qu'il n'ait que 10 ans au moment des faits, Mohamed Cherif Moulay n'a rien oublié de ce jour terrible ayant emporté son père. « On a continué de le bourrer de coups. Dans les testicules surtout. Ensuite, ils lui ont font ingurgiter de l'eau. Une quantité phénoménale. […] Mon père n'arrêtait pas de gémir et de crier. C'était horrible. À un moment, il a perdu connaissance. De temps en temps, Le Pen hurlait : « Donne-nous un nom et tu as ma parole de soldat que tu seras épargné ». Mais il ne parle pas », raconte Mohamed Cherif à Florence Beaugé. Cependant, au moment où les paras l'embarquent, Ahmed Moulay est toujours vivant. De toute façon, les paras ne peuvent pas le laisser partir. Immanquablement, son mutisme incite davantage les gars de Le Pen à redoubler de férocité. Pour le faire parler, les paras recourent à la gégène. Cela se passe dans un atelier d'un électricien, un partisan acquis à la cause de la colonisation. Cette fois-ci, le témoin est le beau frère d'Ahmed Moulay, Rachid Bahriz. Citant ce dernier, Florence Beaugé écrit, « Ils ont repris la séance de torture, à l'électricité cette fois, raconte-t-il. A un certain moment, il y a eu un court circuit. Tout d'un coup j'ai entendu un cri, puis plus rien. […] L'un des militaires a crié : « Mon lieutenant, il est mort ! » Les militaires le rhabillent, trainent son corps dans la rue et lui lâchent une rafale de mitraillette avant de s'évanouir dans la nuit. Officiellement, Ahmed Moulay a été abattu parce qu'il tentait de fuir ». Quoi qu'il en soit, pendant la bataille d'Alger, des affaires de ce genre sont légion. Celle-ci retient l'attention car son auteur a laissé, après son passage, des preuves palpables. En effet, le jour de l'expédition punitive, Jean-Marie Le Pen égare une pièce à conviction. Dans les jours qui suivent, et à deux reprises, le lieutenant Le Pen revient chez les Moulay pour retrouver son arme. Mais le jeune Mohamed Cherif, du haut de ses dix ans, sait que la pièce est d'une importance capitale. « Il s'agit d'un coteau original, en acier trempé long de 25 centimètres et large de 2,5 centimètres. Un poignard des jeunesses hitlériennes sur le fourreau duquel sont gravés ces mots : JM Le Pen, 1er REP », écrit encore François Mayle. Avec cette preuve matérielle irréfutable, il ne subsiste, du coup, aucun doute sur l'implication directe de Le Pen dans la liquidation d'Ahmed Moulay. Toutefois, bien que la justice –et pourtant saisie –ne fasse rien, cette affaire montre à quel point la torture fut banalisée pendant la guerre d'Algérie. Encore une fois, les militaires français ne furent pas inhumains comme ceux qui ont dirigé la bataille d'Alger. Tous n'ont pas succombé à la tentation de faire souffrir. Certains ont tout fait pour qu'il n'existe pas. En effet, dans une lettre à ses subordonnés, Jacques Paris de Bollardière s'y est opposé à son emploi. « La tentation à laquelle n'ont pas résisté les pays totalitaires de considérer certains procédés comme une méthode normale pour obtenir le renseignement doit être rejetée sans équivoque et ces procédés rejetés formellement », écrit-il à ses subalternes. Hélas ! Cette opinion fut minoritaire au sein de l'armée. Après avoir fait connaitre publiquement son opposition à l'emploi de la torture, le général est sanctionné « de soixante jours d'arrêt de forteresse ». Comme quoi, dans un système colonial, les vertus démocratiques sont des concepts superflus.