Mercredi, 14 Mars 2012 Ecrit par Sofiane Ouchiken Tahar Gaïd est écrivain et militant de la cause nationale. Né en 1929 à Timengache, près de Guenzet dans la wilaya de Sétif, il est parmi les membres fondateurs de l'UGTA. Durant la guerre de libération, il a séjourné dans les camps d'internement. Après l'indépendance, il a représenté le pays en tant qu'ambassadeur. Tahar Gaid reste une autorité morale dans le syndicalisme algérien. Face à la multiplication des conflits sociaux et devant les obstructions répétitives infligées aux syndicats autonomes, sa lecture du passé éclaire la scène algérienne d'aujourd'hui. Entretien. Cela fait 56 ans que l'UGTA a été créée et dont vous êtes un membre fondateur. Quel bilan faites-vous des luttes syndicales en Algérie? Je me suis quelque peu éloigné des luttes syndicales depuis l'éviction du premier secrétariat national à la suite du « coup d'état » perpétré en février 1963 par le bureau politique présidé par Benbella. Il semble que l'UGTA a été déviée de sa mission première. Il y a eu plus de compromissions que de compromis. C'est ce qui expliquerait la naissance de plusieurs syndicats autonomes tels que ceux des enseignants, des médecins et autres corporations. Pour l'essentiel, mon sentiment, c'est que tous les syndicats, imitant les syndicats européens et leurs expériences, limitent leurs revendications aux questions essentiellement matérielles. Des éléments s'inscrivant dans un projet de société, chacun d'eux dans sa propre discipline, ont été généralement occultés de leurs programmes syndicaux. A la création de l'UGTA, Abane Ramdane avait particulièrement insisté sur son autonomie mais aussi sur celle des autres organisations socio-professionnelles. L'UGTA postindépendance a-t-elle gardé ce cap tracé par l'architecte de la révolution algérienne ? Précisément, c'est à cause de cette volonté de garder son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique, qu'un conflit opposa, à l'aube de l'indépendance, le premier secrétariat national de l'UGTA au bureau politique du FLN de cette époque. L'expérience a montré qu'il n'est pas facile, dans le cadre du parti unique, ce qui implique une pensée unique d'où la négation de pouvoirs centrifuges, de promouvoir une autonomie du syndicalisme algérien. Dans ce contexte, le projet des principaux dirigeants du pays consistait à placer sous la coupe de l'autorité centrale, toutes les organisations nationales allant de celle des femmes à celle de la jeunesse. Seulement, la centrale syndicale, au lieu d'être une simple courroux de transmission, aurait pu jouer plutôt un moteur de réalisations sociales dans l'intérêt des travailleurs. Elle aurait pu donc inspirer des visées immédiates et lointaines dans le sens d'un mieux être matériel et culturel, socialement parlant. La culture syndicale connait une certaine dilution dans le pays? Quelle en sont les raisons ? Nous constatons une sorte de rupture entre le sommet de l'UGTA et sa base. Si les différents secrétariats de la centrale syndicale se lassaient aller à l'autosatisfaction et au travail routinier, n'ayant en vue, pour la plupart d'entre eux, que leurs intérêts personnelles, certains syndicats de sociétés et d'entreprises privées er étatiques ont donné une vie et un dynamisme réelles à leurs activités. Nous en avons une idée à travers le livre du frère Azzi sur le travail accompli par la fédération des cheminots. Cependant, « Quelques hirondelles ne font pas nécessairement le printemps » Je pense qu'il convient de chercher la cause de cette inertie dans le contexte général de la politique qui privilégiait et continue à privilégier, non pas les seuls intérêts matériels de la nation mais beaucoup plus de ceux des particuliers. Nous avons assisté et nous continuons à assister à une course aux conforts matériels sans se soucier des avantages moraux et culturels. Pour avoir une idée de la situation, il n'y a qu'à voir le nombre impressionnant de pizzérias à Alger, comparé à celui des librairies. Ainsi, nous cultivons davantage la culture de l'estomac plutôt que celle de l'esprit. Pour beaucoup, l'UGTA a troqué son rôle de syndicat pour celui d'instrument de légitimation du pouvoir en place. Pourquoi cette ‘'déviation'' ? Comment, en votre qualité de membre fondateur de cette organisation, vivez-vous une telle situation ? Cette question peut être liée à la précédente. Elle s'inscrit, à mon humble avis, dans le cadre de toutes les institutions de l'Etat et de la société. Lorsqu'une d'elles est malade, elle contamine toutes les autres et c'est tout le corps de la nation qui en subit les conséquences. Cela me rappelle ce Hadîth du Message de Dieu (s) qui affirme que lorsqu'un membre de l'homme est souffrant, c'est tout le corps qui, en ressentant la douleur, est alors fiévreux. Pour illustrer la déviation du syndicalisme du parcours qu'il aurait dû emprunter, donnons cet exemple : au lieu de suivre les panneaux indicateurs du chemin à suivre, les voitures avantagent de faux raccourcis et en définitif, s'égarent et s'éloignent donc du lieu qu'ils cherchaient à atteindre. En termes plus concrets, des syndicalistes mais aussi des politiques, pas tous heureusement, confondaient et confondent les intérêts suprêmes de la nation avec leurs intérêts égoïstes. Personne ne songeait et ne songe surtout à élaborer une politique sociale qui s'adapte avec l'évolution du temps et ses avancées scientifiques. Je crois que je ne suis pas le seul à être affligé par la situation que nous traversons avec des jambes estropiées. Ce sont les syndicats autonomes qui animent la scène syndicale depuis près de deux décennies, mais les pouvoirs publics leur dénient toute existence officielle au mépris de la constitution qui reconnait pourtant le pluralisme syndical. Un commentaire? Vos questions sont, de mon point de vue, bien agencées, en ce sens que si la première constitue l'introduction puisque j'ai parlé des syndicats autonomes, celle-ci en est la conclusion dès lors que vous mettez en exergue l'existence des syndicats autonomes. Il est bien regrettable que le pouvoir réprime ces syndicats autonomes, plus particulièrement ceux des médecins et des enseignants. Ce sont les deux pivots de l'essor social et économique d'un pays puisque l'un s'occupe de la santé du corps et l'autre de la santé de l'esprit, encore faut-il qu'en plus de leurs revendications matérielles, ils se penchent, le premier sur les problèmes sanitaires et le second sur ceux relatives au contenu des programmes scolaires, de sorte à améliorer et à faire progresser les deux axes du développement. C'est ainsi qu'ils concrétiseront la philosophie de l'islam qui est à la fois corps (matériel) et esprit. Sofiane Ouchiken