Mohammed El-Ghazali Ben El-Haffaf est né le 1er octobre 1923 à la Casbah d'Alger. Son père Si Hassan était artisan tourneur en bois; son atelier était à Belcourt, 1, rue de Savoie (aujourd'hui transformé en garage par son propriétaire Samsoum). Il exécutait les balustres, courtes colonnettes servant à la fabrication des moucharabieh. On peut encore les admirer aujourd'hui à la mosquée Ibn Khaldoun à Belcourt ou dans la boiserie qui orne la Grande poste. Il produisait aussi des ghaïta pour les festivités, des pièces de bois torsadées pour pieds de meubles. Dans les années 1930, le courant religieux de l'Islah domine dans les villes; il est représenté en Algérie par l'Association des Oulama dont le siège: Nadi Ettaraqui (Cercle du Progrès) se trouvait Place des martyrs (ex-Place du Gouvernement). Une annexe du Nadi existait à Belcourt; Si Hassan fréquente plutôt le Cercle du Progrès comme beaucoup d'Algérois attirés par les conférences et les cours de Cheïkh Tayeb El Okbi dont le verbe et l'éloquence fascinaient l'auditoire. Puis, il se retire, lorsque une certaine « politique » fait son entrée au Cercle, partagé entre les préoccupations de sa profession et l'avenir de ses enfants qu'il élève dans le strict respect de la foi en l'unicité de Dieu, débarrassée des scories de la superstition et du charlatanisme. Grâce aux économies qu'il avait amassées, il se transporte près de son lieu de travail, au Ruisseau où il a pu obtenir un logement dans une cité nouvellement construite où les locataires sont européens dans leur quasi-totalité. Si Hassan était un conteur-né rapporte Zine Moumdji un ami de Ghazali, qui militait dans le même parti: le PPA. Il ne fréquentait pas les cafés; il préparait lui-même le café, pour lui et ses visiteurs, dans son atelier où se retrouvaient jeunes et vieux. «Si Hassan, dit Moundji, on prenait plaisir à l'écouter. Nous nous abreuvions de ses paroles dans ce cercle miniature représentatif de la société algérienne où régnait encore la tradition orale dans les années 40 à l'ère du nationalisme naissant». Ghazali va à l'école publique française jusqu'au niveau du certificat d'études. Il suit des cours de sténo-dactylo à l'Ecole Bégué du Ruisseau, puis un stage de formation accéléré à l'EPI (Ecole primaire industrielle, du Ruisseau), en même temps qu'il apprend le Coran sur une planchette comme tous les petits Algériens de son âge. Il s'aide de la traduction française pour en saisir l'esprit, ne maîtrisant pas suffisamment l'arabe, langue étouffée par le colonisateur. Ghazali était un être sensible. Il aimait le dessin dont il suivait les cours à l'école des Beaux-arts. Il était connu pour sa convivialité avec les Algériens comme les Européens parmi lesquels il avait beaucoup d'amis, aidant les personnes âgées ou malades dans de menus services. Il aimait la musique et jouait du violon, de la mandoline et du luth. Il était de grande taille, mesurait 1,81 mètre, pratiquait l'athlétisme notamment le saut en hauteur. Il travailla à l'agence postale du Ruisseau, ensuite à Hussein Dey dans une entreprise de bois Chaulet-Nicole et Longobardi où il procédait à la décoration des jouets, tout en essayant de faire embaucher certains de ses compagnons de lutte. En fin de compte, il préfère se retirer dans l'atelier de son père qu'il aide dans ses travaux. Il militait au PPA dans le Comité des jeunes de Belcourt dirigée par Mohammed Belouizdad dont il était l'ami-confident et dont le champ d'activités couvrait non seulement Belcourt mais Kouba, Hussein-Dey, El-Harrach, Champ-de-manœuvres (l'actuelle Place du 1er mai). L'organisation était divisée en 4 districts et l'un d'eux était dirigé par Ahmed Mahsas assisté de Ghazali. Devenu conférencier par nécessité, celui-ci ne négligeait pas pour autant la lutte armée. Il avait caché dans l'atelier de son père, et à l'insu de ce dernier, une grande caisse de grenades quadrillées et des revolvers provenant du stock américain des années 1942-1944 lors du débarquement des troupes anglo-américaines en Afrique du Nord, le tout sous le plancher où reposait une grosse machine de menuiserie appelée la toupie. Dix ans après, en 1955-1956, un militant de Belcourt, taxieur de profession, Si Mohammed Zekkal était venu voir Si Hassan et l'avait entretenu de ces armes. Il lui révéla qu'elles se trouvaient dissimulées sous la toupie. Zekkal a emporté les armes en 1955-1956 et les a transportées au maquis. Reda, le frère cadet de Ghazali, relate l'évènement: « Après avoir démonté la toupie, de nuit, à la lueur d'une bougie, nous avons déterrées les armes. Mon père assistait à l'opération. Il était stupéfait devant la quantité d'armes en même temps que par l'audace de son fils et sa discrétion absolue dans cette affaire (le vieux n'en avait jamais rien su), qualité qu'il avait acquise au cours de son activité clandestine dans le PPA. Abdelkader Stamboul, beau-frère de Ghazali, les avaient nettoyées de la rouille. Elles alimentèrent l'Insurrection déclenchée le 1er Novembre 1954. Abdelkader Stamboul avait déserté l'armée française au moment de son embarquement pour la France pour prendre le maquis en Algérie. Il mourra … La France avait mobilisé dès 1939 les Algériens dans sa guerre contre l'Allemagne et Ghazali avait reçu « l'ordre d'appel » pour se présenter aux autorités militaires le 8 mai 1945; il avait déjà décidé de ne pas y répondre. » LE JOUR DU DESTIN Le 1er mai 1945, Ghazali sort de la maison familiale en début d'après-midi, après avoir fait ses ablutions et accompli une prière spéciale, (une prière d'adieu, comme s'il avait le pressentiment de ne plus jamais revenir). Reda, son frère, moins âgé que lui de 7 ans, le suit. « Retourne à la maison », lui dit-il sur un ton péremptoire. Reda fait mine d'obéir mais n'en continue pas moins de le suivre. Ghazali prend le Tramway et s'arrête à Belcourt où un groupe de jeunes l'attend. « A ce moment-là, dit Reda, je le quitte et monte dans le Tramway qui mène à la Place des martyrs. J'avais vaguement entendu parler d'un rassemblement à cet endroit. Je n'ai constaté là aucun attroupement. Après avoir tourné en rond, j'ai pris la rue Bab-Azzoun, j'ai traversé le square Port-Saïd (ex-Bresson) et je me suis dirigé vers la Grande Poste par la rue Ali Boumendjel et la rue Ben M'hidi. Fait étrange! Soub Hane Allah (سبحان الله). J'étais loin de penser que le trajet que je suivais allait être celui de Ghazali et de son cortège une heure plus tard. Puis, je suis rentré à la maison. » La direction du PPA avait appelé à une marche ce jour-là. Les motifs étaient doubles: - protester contre l'enlèvement de son chef Messali qui venait d'être arrêté et déporté au Congo-Brazzaville, le18 avril 1945, - profiter du 1er mai, journée symbolique des travailleurs pour affirmer aux yeux du monde et des alliés qui s'apprêtaient à célébrer l'armistice après une guerre de 6 ans le droit du peuple algérien à l'indépendance. Trois cortèges, partis simultanément de la Place des martyrs, de Sidi Abderrahmane et de la Haute Casbah, devaient défiler, chacun selon un itinéraire préétabli. Le point de chute était l'esplanade de la Grande Poste. A 17 heures sonnantes à l'horloge de la mosquée Djamaâ-El-Djédid, le cortège de la Place de martyrs s'ébranle, banderoles déployées. Ghazali l'attendait au Square Port-Saïd, allant d'un groupe à l'autre (une soixantaine d'hommes en tout environ, selon Ahmed Haddanou (Kaba) qui en faisait partie). Kaba précise: «Ghazali prit alors la tête du cortège; à ses côtés un militant levait le drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l'étoile rouges, dont la vue faisait vibrer d'émotion les jeunes militants assoiffés de justice et de liberté et beaucoup d'Algériens qui le voyaient pour la première fois». La veille, Ghazali avait dessiné le drapeau sur un drap que lui avait remis sa mère. Au préalable, dans l'après-midi, il avait profité de l'absence de la maison de sa mère et de ses sœurs sorties pour une visite familiale pour mettre les choses au point. Il s'était enfermé, seul, dans un petit débarras de 3 mètres sur 1 mètre 50 où il avait coutume de se retirer. Il y passa la nuit à peindre le drapeau et à porter des inions sur des morceaux de drap dont il fera des banderoles. Reda ne se souvient que l'une d'elles qui portait le mot: «Indépendance.» Haddanou poursuit: «Le cortège parti de la Place des martyrs, suivit la rue Bab Azzoun, traversa le square Port-Saïd et par la rue Ali Boumendjel déboucha sur la rue Ben M'hidi (ex-d'Isly); et c'est à la hauteur du cinéma Casino qu'il se trouva face à face avec un important cordon de policiers, une cinquantaine, armés de revolvers. Il s'arrêta net. A la sommation de leur chef: « Remettez le drapeau! » Ghazali réplique fort: « Illel-Amame! » (En avant!) Il tombe sous les balles assassines des policiers. Ensanglanté, il se retourne vers son compagnon, le porte-drapeau: «Ne le leur abandonne pas» lui dit-il. Au moment où il gisait sur la chaussée dans une mare de sang, consumé par la soif, vint à passer quelqu'un de sa famille qui habitait dans le quartier, la rue du Coq: « Donne-moi à boire, » lui dit-il. Une plaque commémorative fixée au 14, de la rue Ben M'hidi marque l'endroit où tombèrent lui et ses compagnons. Devant la fusillade le cortège s'était éparpillé. Les gens fuyaient de tous les côtés. La rue se vida instantanément laissant apparaître des quantités de chaussures, de savates et de boites à cirage que les petits cireurs avaient lancées à la face des policiers. « C'était une image qui m'est resté » affirme Ahmed Haddanou qui était à quelques pas de Ghazali. Les blessés furent transportés à l'hôpital Mustapha. Certains purent s'échapper pour éviter de tomber entre les mains de la police. D'autres succomberont. Les victimes connues furent: - Abdelkader Ziar, - Mohammed El Ghazali Ben El Haffaf, - Ahmed Boughlamallah, - Abdelkader Kadi. Moins connu fut un jeune de 17 ans: Abdelkader Boualemallah (Guada). On dit que le bilan de cette journée fut de 17 morts. Les familles endeuillées n'osaient pas déclarer leurs morts par crainte des représailles de la police. A la morgue de l'hôpital furent alignés les cadavres. Des amis de Ghazali avaient couru chez Si Hassan pour lui annoncer, non pas la nouvelle de la mort de son fils, mais sa présence à l'hôpital. C'étaient: Ahmed Aroua, Zine Moumdji et Ahmed Haddanou. Aroua, étudiant en médecine, accompagne Si Hassan jusqu'à l'hôpital où il le fit pénétrer dans la morgue. Là, Si Hassan, retenant son souffle, jette un regard sur les cadavres recouverts d'un drap. L'un d'entre eux attire son attention par sa grande taille et ses pieds dépassant la longueur du drap. A l'orteil exceptionnellement court de son pied droit il reconnut son fils. Il s'approche de lui, découvre son visage, cireux, figé par la mort. Il tombe évanoui. Aussitôt on l'évacue. Il se retrouve en dehors de l'hôpital entouré des personnes qui l'avaient accompagné. Elles le ramènent chez lui. Lorsque la mère de Ghazali et ses enfants apprennent la terrible nouvelle, ils se hâtent de faire disparaître de la maison tout ce qui était « compromettant », dans la crainte d'une descente de la police. Pots de peinture et pinceaux sont enterrés dans les pots de fleurs, ainsi que des caractères d'imprimerie (qui servaient probablement à l'impression de L'Action Algérienne, journal clandestin du PPA, paraissant depuis 1944). Un portrait de Messali que le défunt avait dessiné au fusain fut dissimulé à l'intérieur de la cheminée. A la maison se succèdent les visites des mères, sœurs et épouses des militants et des voisins venus exprimer leur douleur et leur solidarité à la famille. Si les uns la confortent moralement, d'autres par contre se laissent aller maladroitement à faire des reproches à Ghazali et à son comportement, augmentaient la douleur et le chagrin de ses proches. Si Hassan verra son diabète monter. Durant plusieurs semaines, la mère éplorée, parcourt en compagnie de sa fille Fatiha âgée de 13 ans, tous les cimetières d'Alger et de la banlieue à la recherche de la tombe de son fils. Les autres familles font autant pour leurs proches. Les cimetières étaient gardés par des militaires. Peine perdue! Aucune trace! Les autorités administratives questionnées demeuraient muettes. On fait même intervenir un notable algérien. Ce n'est qu'au bout de deux mois, que les familles des disparus apprennent par ouïe-dire que leurs morts se trouveraient au cimetière El Alia où sont enterrés les morts des deux guerres 1914-1918 et 1939-1945 Chrétiens, Musulmans et Juifs. La mère et sa fille s'y rendent. Elles rencontrent le fossoyeur qui leur indique la tombe de Ghazali et celles de ses compagnons. Celle de Ghazali ne porte pas son nom mais l'épitaphe: «Hamouz décédé le 3 mai 1945». Les membres de la famille vont régulièrement se recueillir sur sa tombe. Ce n'est qu'en 1950 que les autorités coloniales accordent aux familles l'autorisation d'ouvrir les tombes et de disposer de leurs morts. Aussitôt Si Hassan décide de transférer les ossements de son fils au cimetière le plus proche de la famille celui de Sidi M'hammed. Mais les amis de Ghazali veulent médiatiser l'événement en projetant de faire appel à la population. Si Hassen n'est pas de cet avis. Il appréhende l'intervention de la police qui ne manquerait pas d'intervenir. De El Alia à Sidi M'hammed il annonce un faux itinéraire. Dans l'épreuve, il est soutenu par son beau-frère et ami Mohammed Kortobi. Ce n'est qu'une fois arrivés au cimetière de Sidi M'hammed que les Belcourtois découvrent le cercueil. Si Hassan les avait devancé. « Je ne voulais pas, leur dit-il, être responsable de la mort d'autres personnes. » Ghazali était croyant. Pour lui, nationalisme et Islam se confondaient. Le problème ne se posait même pas pour lui. A sa mère qui voulait le marier, il disait avec un sourire inspiré: « Je me marierai avec une houri du Paradis ». Sa sœur aînée a déclaré qu'avant le 1er mai, il avait accompli Salate el-istikhara. Bienheureux Ghazali qui porte le nom de l'illustre savant-soufi Abou Hamad El-Ghazali auteur de nombreux ouvrages qui ont vivifié les sciences islamiques. Combien j'aurai aimé être à tes côtés en ce 1er mai 1945 pour partager ton sort: mourir en chahid pour la cause de Dieu. Qu'Allah te comble de son Pardon et de sa Miséricorde et tous les valeureux chouhada de mai 1945 qui ont été un exemple pour toute une génération de jeunes dans la lutte pour l'indépendance, préparant ainsi la voie au 1er Novembre 1954.