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La révolution dans le monde arabe est-elle une fatalité?
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 14 - 06 - 2012

«Les vraies révolutions sont lentes et ne sont jamais sanglantes»
Jean Anouilh, écrivain (1910-1987)
Rien de plus naturel que l'on ait posé une telle interrogation au moment où des masses enragées à travers l'ensemble du territoire arabe rejettent la gangue de la servitude et s'attaquent même au dur noyau des dictatures. En fait, le trop-plein de vénalité, de vanité, de voracité et de folie des grandeurs de nos autocrates ne les a pas empêché outre mesure de nous toiser encore davantage du haut comme des nains. Et pourtant, les vieillottes idéologies derrière lesquelles ils se sont barricadés sont autant de subterfuges et de marottes dont ce «printemps arabe» a prouvé l'impertinence et l'incongruité. «La dhoulo-cratie» (gouvernance par le mépris) pour reprendre à mon compte l'excellente expression de l'écrivain marocain Mahdi Al-Mandjara a été atteinte d'une moisissure avancée. D'ores et déjà, les leaders arabes récalcitrants à tout changement essaient, faute de mieux, d'obtenir des sauf-conduits qui leur éviteraient d'être portés sur des civières aux tribunaux ou d'être pris comme des mulots dans les caniveaux ou plus dramatique encore d'être des candidats potentiels à la potence, «ce cauchemar de tous les usurpateurs de consciences». L'époque méga-impérialiste dans laquelle nous vivons est fluctuante, elle n'est plus comme autrefois, une ceinture de sécurité aux embardées de nos nomenclatures dirigeantes. Les relations interétatiques basées sur «l'internationale du mensonge» pour paraphraser le célèbre mot du récipiendaire du prix Nobel de littérature, le portugais Jorge Saramago ne leur ont pas été du tout un bain de jouvence. Rappelons qu'au beau début des années 70, tour à tour les américains et les soviétiques sur fond de guerre froide (1945-1989) furent les grands pourvoyeurs des salaces dictatures du Tiers-Monde. Incroyablement, notre malheur fut leur bonheur! Ainsi, ces mêmes puissances occidentales qui se placent de nos jours en donneuses de leçons politiques en matière de libertés et de droits de l'homme ont étrenné depuis des lustres «une stratégie de connivence»» qui aurait garanti leurs intérêts dans la région arabo-musulmane et dans l'ensemble du Tiers-Monde. Toutefois, ces derniers temps, elles ont retourné comme par enchantement à leurs vieux oripeaux de caméléons en jouant sur «la fibre d'indifférence», autres temps, autres mœurs, autres temps, autres tactiques!
L'utopie, cette terre de nulle part selon Thomas More (1478-1535) ou ce pays où tout est bien comme l'aurait présagé Erasme (1469-1536) n'est en fait qu'une énième chimère qui rime avec la démocratie. Celle-ci, avouons-le bien en ce papier, n'existe nulle part et il serait un si pitoyable délit d'y croire, moins encore d'y penser. Elle est, somme toute, une idéalisation naïve de quelques miettes de rêves en décadence : construire et former des dictatures militaires, des oligarchies financières et des élites prétoriennes au détriment des intérêts fondamentaux des peuples avec, bien sûr, le consentement explicite ou tacite des grands de ce monde sur l'idéal-type de justice sociale et plus particulièrement sur des mensonges bien huilés couverts par la raison d'Etat. C'est pourquoi, la phase finale d'auto-destruction de ce mythe profanateur arrive à son échéance. Les peuples du Tiers Monde doivent construire des démocraties locales qui viennent de leur gisement national et de leur vécu particulier. Ils n'ont plus désormais le droit à l'erreur, le congrès de Bandung d'avril 1955 est et restera à jamais leur référence éthique, sinon leur gain historique et il serait temps qu'ils se l'approprient. Point de retour en arrière (fantasmes récurrents sur les bienfaits des dictateurs) ni de couper-coller de modèles inapplicables sur leurs territoires (transfert intempestif de structures institutionnelles purement occidentales sans assimiler les bases qui les sous-tendent) car la roue de l'histoire tourne à plein régime et c'est à eux seuls de rattraper le retard. Certes, «la révolution du Jasmin» fut un prélude, mais elle est loin d'être la phase capitale et le tournant décisif dans l'épopée des peuples. Ironie du sort, il semble que le droit de cuissage que se sont offerts les Rois féodaux comme un privilège inaliénable s'est transformé en nos sociétés arabo-musulmanes en droit d'abus d'autorité et d'influence (corruption, marginalisation, hogra, misogynie..). L'anti-impérialisme, l'anti-colonialisme et l'anti-occidentalisme, ces refrains sauveurs de l'orchestre des despotismes et qui se sont déguisés sous l'habit du panarabisme et du panislamisme ne tiennent plus la route à l'aune des défis qui attendent présentement les peuples arabo-musulmans. Mais est-ce à dire quand même que la révolution est une fatalité ?
A dire vrai, la dictature à sa base, est une conception décidément hétérogène (oligarchie, autoritarisme, sécuritocratie..etc) mais elle est en dérive à tous les niveaux. Bien plus, elle refuse de se reconnaître dans sa réelle substance «tout est permis dans la maffia, dit-on, sauf de l'appeler par son nom». Si l'on s'en tient à l'inventaire des méfaits des dictatures, on n'en finit plus d'autant plus que ces pompes aspirantes et refoulantes qu'elles furent ont ramassé tout sur leur passage (patriotisme, civisme et amour du pays). En effet, ces élites gardiennes des clefs de la gloire et de l'argent mais aussi provocatrices du stupre et de la débauche qui se sont intronisées à la tête des Etats post-coloniaux n'ont malheureusement pas fructifié l'espoir dans les cœurs. Bien au contraire, elles ont hissé la haine et le mépris mais aussi le clanisme et le régionalisme au rang sacerdotal du savoir-pouvoir. Cependant, l'ascendante courbe de conscience civique a fait en sorte que la révolution devienne un paradigme consensuel du changement. Ni les dédaigneuses fulminations d'une poignée d'intellectuels parsemée sur les étals du marchandage et de la manipulation (vendus ou formatés idéologiquement) ni les brûlots incendiaires de quelques islamistes disséminées et peu disposés à adopter les vertus démocratiques (entristes et aventuriers à outrance) ni encore moins les offres, fussent-elles de bons offices de la part des puissances occidentales sous ses différents prétextes: guerre humanitaire pour la protection de la devise du «droit de l'hommisme», assistance à des peuples en danger de mort, ou aide de toute nature ne sont au final un palliatif et un frein certains à cette inextinguible soif de la liberté chez les masses. En même temps, ce malaise et cette grande plaie de notre siècle «la dictature» s'entend, commence à dépérir vu l'écart intergénérational entre les gérontocraties et la nouvelle génération (la jeunesse). Ce n'est sans doute pas un anachronisme (retour à la violence comme moteur de l'histoire) mais bien une embarrassante modernité qui se dessine à l'horizon arabo-musulman dès lors que la morphologie du despotisme a été disséquée par le scalpel insurrectionnel. Cependant, la philosophie politique nous a appris qu'il est plus bien facile de déclencher mille et une révolutions que d'enclencher une seule réforme sérieuse. La brièveté de l'acte révolutionnaire ne vaut plus son pesant d'or devant la longueur du processus réformateur, lequel exige un travail de longue haleine et une patience à toute épreuve. Processus où l'on serait également obligé d'adopter «la pensée comme comportement social» selon la conception brechtienne du terme et non plus «la politique comme destin de la pensée» selon la pensée gramscienne. Bien pitoyable et odyssée ratée à plus d'un titre, une quelconque œuvre historique ou projet d'édification nationale où la pensée serait entre les crocs et les griffes de la politique. Car, étant en apparence la régulatrice, la médiatrice et l'intermédiaire des équilibres globaux de l'Etat, la politique ferait généralement fausse route si elle ne s'allie pas à la pensée. Son intime logique fonctionnelle est de brimer l'ascendant culturel et de le niveler au ras des mécanismes du pouvoir.
Que ne s'étonne pas donc de ne pas trouver d'allusion symbolique, évidemment autocritique, à des logiques des pouvoirs bassement autocratiques, lesquels pour diverses raisons refusent d'évaluer la somme d'abdications, d'usurpations et de confiscations aussi outrancière les unes que les autres dont ils sont les coupables durant leurs compromissions rédhibitoires pour un prétendu parangon du vice, déguisé en la circonstance en vertu. Chose inouïe, les oligarchies du monde arabe, à tout le moins celles qui sont encore debout présentement, ont échoué de transformer leur inconscience historique en une expérience politique. C'est pourquoi, au jour d'aujourd'hui les despotes déchus regrettent leur mésaventure sur le terrain miné de la démagogie. Cet énième battage en coulpe est venu hélas sur le tard car la gangrène a déformé dans ses bases l'équation moderniste «gouverner, c'est faire croire» dirait le philosophe Machiavel (1469-1527). Or, dans le cas tristement pathogène des nomenclatures arabes, on est en face d'une toute autre vision, combien cruelle et phénoménale celle-là, «gouverner, c'est faire douter». Autrement dit, on a construit une fourberie sociale à l'appui d'une thèse préférant l'injustice au soi-disant désordre que pourrait provoquer l'avènement de la démocratie. C'est en quelque sorte «une mission de pacification de l'ordre social» sur fond oligarchique via la pilule d'un militarisme connectivisé aux appareils d'Etat. Au lieu de prendre à revers le sens politique et d'aller vers le bas, les élites du monde arabe ont parachuté des idées du haut de leur perchoir et ruiné de ce fait la société. Nul doute, l'analyse à fond des phénomènes sociaux requiert un laborieux effort de pensée, donc, une amnésique indifférence à l'égard de cette dernière aura certainement des retombées pour le moins catastrophiques sur tout le tissu social : émoussement des valeurs démocratiques, floraison de cultures normalisées, folklorisées, rabotées et homogénéisées. Ainsi, la haute intelligence qui achète sa suprématie sociale grâce à sa compétence se paye d'une considérable dégradation de sa fonction intellectuelle et se laisse digérer par les circuits spasmodiques des marchés élargis du sale fric (abandon d'engagement en faveur du khobzisme). En étrennant le ballet aussi démytificateur que démystificateur des mensonges politiques structurés en haut lieu, les gérontocraties ont annoncé leur mort. Incontestablement, les bas-fonds de la société ont fait un faux bond à cette ribambelle de corrompus qui les ont coincées dans «les faubourgs de l'histoire» comme dirait le poète mexicain Octavio Paz (1914-1998). Leurs cris hystériques se sont heurtés aux parois des murs des sérails mais percé in extremis le repaire des vices ainsi que les lambris dorés. Ceci expliquant cela, la colère populaire s'est révélé particulièrement vive et a provoqué une brutalité sans précédent. Le choc révolutionnaire a sonné le tocsin des régimes répressifs arrivés déjà à leur terminus historique. En réalité, depuis la fin du processus de la décolonisation, le besoin de réforme et de modernisation s'est fait réellement sentir dans le monde arabe. On était loin de l'époque de Mehemet Ali Pacha (1769-1849) en Egypte qui aurait fait de son pays un grand chantier de réformes (modernisation de l'armée, des écoles et de l'éducation). La réforme dans la conscience de la base pyramidale de la société et de son sommet est nettement différente, les premiers pensent que la justice sociale, la chute du système d'exploitation colonialiste et la sauvegarde des privilèges de l'Etat providentiel sont le noyau essentiel autour duquel tourne leur liberté politique tandis que les autres pensent que maintenir le réel en l'état et jouer à l'avantage de ceux qui en tirent avantage est le vrai palladium à leur survie. Rarement la course pour la direction des esprits et la conduite des hommes n'a été comme maintenant confondue avec la réalité du pouvoir car les marges de manœuvres sont circonscrites, c'est-à-dire que d'une part, les pouvoirs gouvernent et d'autre part, les peuples survivent.
A tire d'exemple, c'est l'idéologie du socialisme irréversible du colonel Boumèdiène (1932-1978) qui a nourri les mythes d'un Etat indépendant aussi bien des influences que des confluences de l'ordre mondial. Système durant lequel l'on a monnayé la prospérité économique contre le progrès politique tout en resserrant à l'extrême l'étau autour des libertés individuelles. Même schéma suivi également par Nasser (1918-1970) en Egypte et le parti Baas en Irak et en Syrie où la plèbe est tenue de s'astreindre à végéter trop longtemps sous les bottes des «Moukabarates» et ne souffler absolument aucune note discordante à la règle de la dictature. Fait étonnant auquel nombre d'analystes n'ont pu trouver explication, «el caudillo» égyptien a été battu à plate couture dans toutes les batailles qu'il a livrées contre l'ennemi sioniste mais est resté l'icône de résistance et le symbole irremplaçable du despote éclairé aux yeux des égyptiens. Hormis les frères musulmans qui lui en tiennent réellement et sévèrement rigueur parce qu'il les aurait lâchés au lendemain du coup de force de juillet 1952, la rue égyptienne dans son ensemble, même au lendemain de la chute de Moubarak croit encore en l'immortalité du grand zaim. Les dictatures sont parfois fascinantes dans leur fonctionnement, elles donnent l'impression qu'il existe une impeccable discipline dans le corps social, ce qui leur épargne les troubles erratiques des pans les plus déshérités de la société et les mettent à l'abri des désordres intempestifs et des démangeaisons perturbatrices qui en proviennent. Regardons un peu le profil sanguinaire et le destin incroyable du généralissime Franco (1892-1975) en Espagne. Celui-là aurait mis à feu et à sang cet Etat catholique très prometteur à l'orée des années 30 au terme d'une guerre civile meurtrière (1936-1939) ayant opposé son camp «les natioinalistes» soutenu par toutes les forces de l'axe (Allemagne, Italie et Japon) et les républicains, appuyés généralement par les puissances de l'alliance (U.S.A, France, et Grande Bretagne) ainsi que les brigades internationales venues d'environ 52 pays. Et pourtant, l'empreinte, pour le moins que l'on puisse dire, honorable qu'il a tatoué dans le cœur de ses compatriotes a laissé un avant-goût d'euphorie et d'enthousiasme d'une nature autrement plus spectaculaire que l'on puisse imaginer. Les agriculteurs et les artisans furent envoûtés par l'image idyllique et épique de leur chef et lui ont attribué la paternité de leur Etat. Néanmoins, son charisme a, en partie, été mis à mal au soir de sa vie par le remue-ménage démocratique de l'avant-garde intellectuelle. La démocratie progressiste en Europe a tué «la démocrachie» ( culte de la monarchie) pour relayer l'expression du philosophe Alain Jugnon. La révolution dans sa genèse originelle est une aspiration profonde de la part de la société à la réappropriation du sens authentique de l'histoire. Elle est également une impulsion intrinsèque de la société en vue de mettre sur les rails un train social en déviation. Si le régime actuel d'Al-Assad peine à se maintenir par la force des armes, c'est parce qu'il a entretenu, des décennies durant, des illusions démocratiques que le temps a reniées. Le naufrage d'un régime sanguinaire sur fond d'un glacis diplomatique est une preuve irréfragable de l'incongruité et l'inadéquation de la méthode martiale dans la résolution des conflits de basse intensité. Si c'était vraiment un régime qui défie la cohorte des impérialismes occidentaux avec leurs alibis et alliés sionistes, pourquoi n'a-t-il pas au moins tiré une salve d'honneur pour libérer un empan du Golan, colonisé depuis 1967? La réalité est que la révolution devient une fatalité dès lors que l'on en a assez des stratégies de tergiversations, de fuite en avant, de réformettes embellies et emballées sous des couvertures malsaines par des apparatchiks véreux. Et puis, le temps de la réflexion, de la prise de distance est pour les masses un non-sens. Au pire, il les isole dans la cave de la peur, au mieux, il les maintient dans le statu quo, bien pire d'ailleurs que mille répressions enchaînées les unes derrière les autres. Il y a donc urgence aux yeux des masses à se caler sur le modèle révolutionnaire faute d'une issue probable à leurs revendications d'une manière pacifique. Certes, c'est un pis-aller spontané et non plus un choix libre et délibéré des consciences mais il n'en reste pas moins qu'il cristallise à lui seul la rupture avec le passé mieux que tout autre méthode pacifique, autrement plus lente et agaçante dont les résultats sont à priori peu certains vu la complexité de l'engrenage nomenclatural des despotismes.
C'est une palinodie alors que d'affirmer en dernière analyse que les masses arabes aient recours à la révolte par le biais de la seule conscience politique, la nécessité les y a poussé, laquelle est par définition la mère de toutes les inventions. Mais la révolution n'est-elle pas, toutes proportions gardées, une réponse efficace et une création autrement plus structurante et un peu moins aléatoire que mille réformes tournant la plupart du temps en rond ? Cela reste à vérifier !
Kamal Guerroua, universitaire
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