Ils sont arrivés à Alger comme réfugiés politiques entre les années 1960 et 1980. Cette génération de Syriens, qui n'a plus remis les pieds à Damas depuis plusieurs décennies, œuvre aujourd'hui pour la révolution syrienne. 1963. Michel Satoff. Le médecin philosophe Il dort 3 ou 4 heures par nuit et son téléphone portable sonne tout au long de la journée. Le visage de Michel Satoff est très fatigué, mais ce Syrien originaire de Homs ne s'arrête jamais. Arrivé en Algérie en 1963, dans le cadre d'une bourse d'études pour la médecine, il y restera. En 1970, il est président de l'Union nationale des étudiants syriens en Algérie. Hafez Al Assad, ministre de la Défense à l'époque, effectue une visite à Alger. Lors d'un discours, Michel Satoff fait part de son mécontentement envers le parti Baas. «Il a été très malin, il s'est renseigné sur moi, et 7 mois plus tard, le jour où il a pris le pouvoir par un coup d'Etat, ils m'ont retiré mon état civil», explique-t-il. Un éloignement forcé et douloureux. «J'ai pu revoir ma famille deux fois. En 2001, je me suis rendu en Jordanie et en 2005, au Liban. Mais depuis le début de la révolution, le Liban est trop dangereux à cause du Hezbollah», raconte-t-il, ému de n'avoir pas pu passer autant de temps qu'il le souhaitait avec son père. Michel s'investit assez rapidement en politique. «Je viens d'une famille très ouverte. Dans notre village, les chrétiens, les alaouites et les sunnites se côtoyaient tous les jours sans problème.» Il s'intéresse à la cause palestinienne, à la crise au Vietnam. «Je défends des causes justes. J'aurais défendu les Syriens, même si ce n'était pas mon pays», insiste-t-il. Car le moteur de Michel n'est pas le pouvoir qui «corrompt les gens», mais l'utilité qu'il peut avoir. «Je veux faire des choses qui rendent service.» Sa plus grande fierté est d'avoir enseigné la psychopathologie à l'université d'Alger en 1975. «A l'époque, personne ne pouvait l'enseigner en arabe, et ça empêchait les étudiants d'obtenir leur licence. En acceptant ce poste, j'ai débloqué le parcours de beaucoup de jeunes», sourit-il. Humaniste Michel Satoff aime aussi les défis. Il apprend constamment et tente de nouvelles expériences. Il a écrit des livres politiques, fait de la traduction, rédigé des poèmes, des articles dans la presse arabophone de plusieurs pays et enregistré une chanson pour la révolution. En tant que médecin, il est spécialisé dans les maladies tropicales mais il ne s'en contente pas. Quand il s'installe en France en 1990, il passe un nouveau diplôme chaque année. Addictions, toxicomanie, nutrition, il multiplie les formations mais toujours sur des «questions de santé publique». Le médecin est un humaniste, intrigué par la philosophie, passionné par la psychologie. C'est probablement sa connaissance du genre humain qui lui a permis de pressentir la révolution syrienne. «Ce régime est basé sur le mensonge. Plus les gens découvrent la réalité, moins ils ont peur, plus ils s'engagent contre la famille Al Assad. C'est un régime qui peut tomber en deux heures.» Dès le début du conflit, il s'oppose à la création du Conseil national syrien et propose la mise en place d'un comité de sages : «L'idée était de réunir des gens d'un certain âge, avec de l'expérience, qui auraient eu pour objectif de lancer la création d'institutions solides.» Aujourd'hui, il sait que l'avenir sera difficile. «La Syrie va connaître des décennies terribles. Il y a eu énormément de pertes humaines et de destructions. La population se tourne vers l'extrémisme religieux. La société syrienne va souffrir.» Il n'a pas très envie d'avoir des responsabilités politiques dans ce qui pourrait être une nouvelle Syrie, mais il sait que sa religion chrétienne peut servir de symbole. 1980. Okab Yahia. L'écrivain célèbre Okab Yahia a 66 ans. Il en a vécus 32 en Algérie. Près de trois décennies passées à écrire sur la Syrie. Ce Syrien originaire de Salamiyah, à une trentaine de kilomètres de Hama, a fui avec sa femme et ses deux jeunes enfants en 1980. A l'époque, il est déjà très engagé politiquement. Il adhère au parti Baas à 17 ans. «Ma ville natale est connue pour sa culture politique», explique-t-il. Président de l'Union des jeunes Syriens, il dénonce l'arrivée au pouvoir de l'armée. Après le coup d'Etat de Hafez Al Assad, il est chargé d'agir pour le parti Baas originel. «Le parti était différent, il y avait un projet démocratique d'extrême gauche», explique-t-il. A partir de ce moment, Okab Yahia est surveillé. On lui retire ses papiers. L'écrivain décide de partir pour l'Algérie. «Le pays était devenu un refuge pour ceux qui n'avaient pas de passeport.» Il est pris en charge par l'Organisation de libération de la Palestine qui lui trouve le logement dans lequel il vit encore aujourd'hui. Il ne cherche pas à travailler. Il obtient même l'équivalence pour devenir avocat en Algérie mais y renonce. «J'étais un révolutionnaire. Je voulais rentrer dans mon pays, pas m'installer», affirme-t-il doucement. Une année après son arrivée, Hafez Al Assad massacre la population de Hamma. «Je savais qu'ils en étaient capable. L'humain n'a pas de valeur pour ce régime», analyse-t-il. Il continue à écrire. Des articles pour le journal El Moudjahid, et des livres, des romans comme des essais. Il milite aussi par plaisir: «Je me sens humain et libre. Rien ne vaut la liberté.» A Alger, il se lie peu avec les autres familles syriennes, par prudence. Célèbre dans son pays, son éloignement lui permet d'être «plus audacieux» que les autres. «Mais il ne faut pas se leurrer. La démocratie, je l'apprends tous les jours», insiste-t-il. Pourtant, les grandeurs du pouvoir n'intéressent pas l'opposant. «Je préfère les gens normaux, cultivés et libres.» Idéologie Aujourd'hui encore, il écrit en permanence. Le salon de son logement est rempli de livres. «Sans internet, il est frustré», confie sa petite fille de 9 ans, Mycene. Grâce à son compte facebook et ses 200 amis, à skype, aux mails de ses amis, Okab Yahia se tient informé de la situation dans son pays. En retour, il publie des articles sur des sites d'information syriens. Il multiplie les interventions dans les médias et tente d'unifier l'opposition syrienne. Au début de l'année, il a préparé la réunion du congrès de l'opposition syrienne qui a eu lieu au Caire il y a un mois. «Le vrai travail, les sacrifices, se font sur place. Les leaders sont là-bas. Mais nous avons des devoirs», dit-il calmement en admettant qu'il travaille pour l'idéologie, la théorie. «Les jeunes sont dans l'action.» Parmi ces jeunes, son fils, Mozahem, réalisateur de cinéma. «Ils ont été élevés comme ça, dans l'engagement», explique Okab Yahia. Si la situation s'améliore. Tous sont prêts à partir en Syrie. «Ma femme m'a toujours soutenu. C'est une experte en politique», raconte-t-il. Okab Yahia fume beaucoup, «à cause du stress». Il compte les jours qui le séparent du retour dans son pays. «Ce régime va chuter. Aucun pouvoir n'a pu rester après avoir tué ses citoyens. Et la chute sera grande», sourit-il. 1979. Abouad Salem El Salem. Le fils d'opposant Fils de l'un des fondateurs du parti Baas en 1947, il arrive en Algérie à l'âge de 12 ans. A cette époque, Abouad Salem El Salem sait que son père est politicien, mais il ne comprend pas les enjeux. Son père, Moslih El Salem, figure forte de l'opposition contre la famille Al Assad, originaire de la région de Deir Ezzour, finit par se réfugier à Alger en 1979. C'est lui qui avait rapporté la dépouille de l'Emir Abdelkader en 1966, il a donc conservé de bonnes relations avec les dirigeants algériens. Les parents de Abouad Salem trouvent un travail. Le jeune garçon entre à l'école. En 1984, il va rendre visite à sa famille en Syrie. C'est la dernière fois qu'il entrera dans son pays. «Les vrais problèmes ont commencé à 18 ans. Je n'ai pas fait mon service militaire, j'étais hors la loi», explique-t-il. Après son bac, il commence des études de médecine. En 1989, il part étudier 2 ans en Irak : «A l'époque, les Syriens avaient le droit d'aller dans le monde entier, sauf en Irak. Je suis devenu indésirable.» Mais lorsqu'il rentre en Algérie, la guerre du Golfe éclate. Damas s'engage dans l'alliance contre Baghdad. «J'étais membre de l'Organisation des étudians syriens en Algérie, et j'ai ouvertement critiqué cette guerre et par conséquent, le pouvoir syrien. Là, je suis devenu un problème pour eux.» Abouad Salem est recherché. Les années passent, il devient chirurgien urologue, épouse une femme médecin. Ensemble, ils ont quatre enfants. Il oublie la politique : «Les conditions que vivaient les citoyens dans le monde arabe n'étaient pas favorables à un engagement politique.» Décision Mais le 15 mars 2011, il change d'avis. Une cinquantaine de femmes qui manifestent devant le ministère de l'Intérieur à Damas sont emprisonnées. Trois jours plus tard, des adolescents inscrivent sur un mur «A votre tour, le médecin». Ils menacent Bachar Al Assad de subir le même sort que le chef d'Etat tunisien Ben Ali. Les jeunes sont emprisonnés et torturés. Lorsque leurs parents viennent manifester pour réclamer leur libération, ils sont tués. «C'est à ce moment-là que ça s'est enflammé», raconte le chirurgien avec animation. Les manifestations s'enchaînent, à son plus grand étonnement: «Je n'imaginais pas que le peuple syrien pouvait faire une chose pareille.» Alors, il prend la décision de s'impliquer lui aussi. «Après 40 ans, il y avait enfin un changement. Je ne pouvais pas rester les bras croisés!» Aujourd'hui, il consacre les trois quarts de son temps à la Syrie. Dans son cabinet médical à Alger, il est connecté sur facebook, où il gère 6 pages pour l'opposition. Il a fait plusieurs voyages au Caire. En janvier 2012, il participe à la création d'un nouveau parti : le Bloc national démocratique syrien, un parti qui réunit des opposants syriens vivant dans le monde entier et dont plusieurs membres font partie du Conseil national syrien. En Algérie, il fonde plusieurs comités de soutien, se rend aux manifestations devant l'ambassade, organise des conférences de presse et rencontre les partis politiques algériens. Toujours très amer face à l'interdiction de territoire qui le vise, il assure qu'il se rendra en Syrie si le régime tombe, pour voir la tombe de son père, décédé en 1991 et enterré devant 10 000 personnes dans sa région natale. Mais il ne vise pas un poste politique pour «l'après-révolution». «Je ne travaille pas pour avoir une promotion, je suis déjà médecin en Algérie. Je veux pouvoir être digne et libre dans mon pays.» Aujourd'hui, l'homme de 43 ans emmène ses enfants aux manifestations avec lui. «Il ne faut pas oublier qui est notre famille!», insiste-t-il. Ces six derniers mois, deux de ses cousins sont morts dans les combats. Yasmine Saïd