Salima Ghezali Mercredi 28 Novembre 2012 Les hommes qui fleurissent en régime colonial, ce sont les combinards, les traficoteurs, les renégats, les élus préfabriqués, les idiots du village, les médiocres, les ambitieux sans envergure, les quémandeurs de bureau de tabac, les indicateurs de police, les maquereaux tristes, les tristes cœurs. Il ne peut ne peut y avoir en régime colonial ni saint, ni héros, pas même le modeste talent, car le colonialisme ne libère pas, il contraint; il n'élève pas, il opprime, il n'exalte pas, il désespère ou stérilise; il ne fait pas communier, il divise, il isole, il emmure chaque homme dans une solitude sans espoir. [Mouloud Mammeri] Jeudi 29 Novembre les algériens sont appelés à élire leurs assemblées populaires communales dans un climat des plus délétères. On a beaucoup lu et entendu sur les élections en Algérie. D'abord sous la colonisation avec les fraudes massives et éhontées. Ensuite sous le règne du parti unique avec leur aspect public purement formel. Puis avec l'ouverture démocratique et leur annulation violente au profit de la guerre interne (pour ne pas dire civile). Et enfin, leur installation sous une forme caricaturale dans un paysage national post-guerre dévasté par l'affairisme, la corruption, l'opportunisme et l'incompétence. Tous ces maux proliférant à l'ombre de la razzia politique, économique et symbolique qui a inspiré les plus intrépides et a fini par façonner au pays l'allure d'un butin de guerre. Certains acceptent volontiers de faire remonter cette dérive aux crises qui ont accompagné la vie du mouvement national et débouché sur la prise brutale du Pouvoir à l'Indépendance en 1962. D'autres pointent du doigt les dégâts occasionnés par les « années Bouteflika ». D'autres encore rappellent régulièrement qu'aucun bilan sérieux n'a été fait des ravages occasionnés par la « sale guerre » des années 90. Officiellement interdite par la charte portant réconciliation nationale, la mise au jour de la torsion, probablement irrémédiable, infligée par cet épisode terrible au développement de la société algérienne rencontre également la détermination des élites qui en ont profité à brouiller les termes du débat. Faire de la « réconciliation nationale » une affaire purement administrative tout en accentuant les dérives autoritaires et la dépolitisation générale ne relève plus uniquement de pratiques autocratiques, elles-mêmes nocives, mais d'un phénomène plus destructeur. Il n'est tout simplement pas possible à une communauté humaine de se construire sur l'accumulation des traumatismes non traités. Notre histoire politique est pavée d'évènements traumatiques majeurs dont le non-traitement en tant que tels débouche sur un ensemble d'aberrations que probablement personne ne souhaitait mais dont trop de monde s'accommode. Certains y trouvant même des opportunités de profit personnel qu'une situation « normale » n'aurait jamais pu favoriser. C'est ainsi que des proxénètes peuvent se retrouver « tête de liste » pour des élections locales au même titre que d'éminents professeurs de médecine ou de simples militants. Le scandale n'est pas dans « la politique » il est dans la nature du régime. Et ce type de régime ne donne pas des profils scandaleux seulement en politique ! Il donne des milliardaires de « génération spontanée » ou des magistrats et de hauts fonctionnaires qui violent la loi en bande organisée comme le rapportait dernièrement un fait divers qui n'a suscité que des commentaires désabusés dans les cafés. Mais c'est aussi un régime qui propulse à la vitesse de l'éclair des personnes sans qualités particulières à la tête de petits empires économiques, administratifs, médiatiques... Intervenant régulièrement dans le débat public, le Professeur Farid Chaoui est revenu dans une longue interview sur la gravité des termes dans lesquels se pose la question de la santé des algériens. Santé physique et santé mentale requérant une vision globale qui transcende les approches partielles et nécessite un débat sur la politique nationale de santé publique. La segmentation des dossiers ne profitant qu'aux pressions des lobbies. On se permettra de renchérir pour rajouter à son diagnostic sur la santé publique celui de la santé morale du pays. Arrivé à un certain niveau de délitement politique et éthique il n'est plus possible à une communauté humaine de continuer à considérer chaque problème de manière isolée. Analysant les conséquences sur son pays de la dictature de Pol Pot, un bloggeur cambodgien en vient à adopter le terme de politicide pour qualifier ce qui a été perpétré contre la société et le peuple du Cambodge par les « Khmers rouges ». Abed Charef a utilisé l'expression « Khmers verts » dans un article de la Nation en 1995, mais au-delà des similitudes dans la pratique de la terreur entre « Khmers » de toutes les couleurs, ce qui retient l'attention par delà les différences, c'est le fait de cibler la capacité d'une société à s'organiser en tant que telle. « L'idée de politicide est conservée pour signifier que c'est bien une société comme société, et comme société politique, qui a été victime. » Pour l'Algérie en tant que société susceptible de se constituer en Etat indépendant, le politicide a commencé sous la colonialisation comme arme de guerre. Commentant les résultats de la bleuïte en 1957 durant la guerre de libération nationale, un officier français avait relevé qu'elle n'empêcherait probablement pas l'avènement de l'Indépendance mais qu'elle ruinerait durablement les capacités du jeune Etat algérien en le privant de son organisation politico-administrative. Que l'année du cinquantenaire se révèle être également l'année du discrédit politique du pays participe de ce long politicide que les uns commencèrent intentionnellement et que les autres prolongent pour on ne sait quelle obscure ignorance.