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SUD : Le pouvoir au pied du mur
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 15 - 03 - 2013

La manifestation d'hier à Ouargla, qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes à l'appel de la Coordination nationale des chômeurs, a exacerbé une des plus grandes contradictions du régime algérien : pays riche, peuple pauvre. Boostés par le succès de leur démonstration de force, malgré les tentatives de torpillage du pouvoir et de ses relais, les chômeurs du Sud ont donné une semaine aux autorités pour mettre fin à un calvaire qui dure depuis plus de vingt ans.
Un vent de sable s'est levé, apportant avec lui une forte odeur de gaz et une fumée noire diffuse. Les torchères des champs pétroliers se trouvent à quelques kilomètres seulement. Au bout de routes noires impeccablement goudronnées jurant avec la lumière dorée des dunes. Celle qui relie Hassi Messaoud à Ouargla, soumise au ballet incessant de camions poussiéreux et d'impétueux minibus, et où le sable s'engouffre dans les fissures du bitume, est moins photogénique. «Il faut s'estimer heureux, c'est la seule route potable de la ville.» Hakima, la trentaine, relativise. Elle vit dans la commune la plus riche d'Algérie mais son décor est fait de panneaux de signalisation cassés, de trottoirs défoncés, de poubelles éventrées et de carcasses d'appareils électroménagers. Employée d'une des filiales de Sonatrach, maîtresse toute puissante de la ville, elle avoue «s'en tenir à son boulot», vu que, de toute manière, «à Hassi Messaoud, il n'y a rien d'autre à faire.» Ah si.
Il faut chaque matin trouver un itinéraire bis pour contourner les routes coupées par les chômeurs qui manifestent devant l'agence locale de l'emploi. Ce jeudi, ils ont rejoint la grande manifestation organisée à Ouargla à l'appel de la Coordination nationale des chômeurs sur la symbolique place de l'ALN, rebaptisée «place Tahrir». L'objectif du million de manifestants n'a pas été atteint, mais ils étaient tout de même quelques milliers. Une réussite compte tenu de toutes les tentatives menées par le pouvoir depuis le début de la semaine pour faire imploser le mouvement. La condamnation des chômeurs en début de semaine à de la prison ferme, par le tribunal de Laghouat, n'a pas eu l'effet de dissuasion escompté. Les discours de Hanoune ou de Ghoul appelant les jeunes à ne pas sortir pour «contrecarrer toute tentative de déstabilisation de l'Algérie» au nom de «la sécurité et l'unité du pays» n'ont, quant à eux, pas eu d'effet du tout.
Dignité
Pour couper court à toute rumeur de manipulation, les organisateurs avaient prévu une distribution générale de fanions aux couleurs nationales, la diffusion de chants patriotiques par une sono, un drapeau algérien à hisser en chantant Qassaman le poing levé, et surtout, une banderole sur laquelle était peint «L'unité nationale, une ligne rouge». La veille, dans un quartier populaire, entre chien et loup, cachés par des maisons basses et le sable soulevé par les bourrasques de vent, les militants se sont bien préparés autour de Tahar Belabbès. Leur charismatique leader au béret et aux yeux cernés n'a cédé ni à la pression, ni aux rumeurs le décrivant comme un «soulard», un «drogué» manipulé et acheté par des forces obscures. A 33 ans, il s'est imposé aujourd'hui comme un nouveau leader du Sud aux côtés de Yacine Zaïd, l'infatigable syndicaliste de Laghouat, ou de Abdelmalek Aibek, mi-Targui de Tamanrasset, mi-Ouargli, numéro 2 et tête pensante de la Coordination. Autour de Belabbès, il y avait Tayeb, un homme discret à l'œil malicieux. Les cheveux ont blanchi, le dos s'est courbé un peu, mais Tayeb Termoun, une des têtes du Mouvement des enfants du Sud pour la justice (MSJ), veut montrer qu'il est toujours là, même après une longue éclipse. «Le Mouvement des chômeurs du Sud est une continuité de notre lutte, lance-t-il avec un grand sourire. Le mot d'ordre du MSJ a toujours été la dignité, et c'est exactement le combat de ces jeunes d'aujourd'hui, explique un proche du mouvement. C'est une manière de dire que, dix ans après, les gens du Sud sont toujours confrontés aux mêmes problèmes.»
Prison
Né à El Bayadh en 2004, et après deux rencontres à Djelfa puis à Ouargla, le mouvement, composé de jeunes cadres et de militants politiques et associatifs, a payé cher la férocité de la répression menée contre son noyau dur : arrestations, torture, mises en détention sans procès durant des années, licenciements... La plupart ont carrément disparu, certains croupissent toujours en prison, d'autres ont réintégré leur travail et rasent les murs. Et puis, il y a ceux qui se sont radicalisés. En cassant ce mouvement qui se voulait pacifiste, le pouvoir a donné des arguments de radicalisation aux plus activistes qui ont choisi la dissidence, comme Mohamed Lamine Bencheneb, qui prendra la tête du Mouvement des enfants du Sud pour la justice islamique, et qui fut tué lors de l'attaque de Tiguentourine en janvier dernier. En faisant référence à l'attaque contre l'aéroport de Djanet et la tentative de rapt du wali d'Illizi, «le pire des scénarios s'est réalisé, car les groupes armés ont pu mobiliser la déception de certains cadres du MSJ, même si la plupart refusent la violence et préfèrent soutenir les initiatives comme celle des chômeurs», précise un de ses membres. Jamais, par exemple, la division entre le Nord et le Sud n'a figuré parmi les revendications du MSJ. Une fois seulement, lors de la réunion constitutive d'El Bayadh, Bencheneb a évoqué la question, et devant le refus catégorique de ses camarades, a dit : «Exigeons le maximum pour obtenir le minimum.»
Carrière
En réalité, le sentiment d'injustice contre la mauvaise répartition des richesses, porté par le MJS au début des années 2000, s'exprimait déjà timidement au début des années 1990 avant d'être occulté par la lutte antiterroriste. «Après les émeutes d'Octobre 1988, la victoire du FIS et les événements de Kabylie en 2001, on peut considérer le mouvement des chômeurs comme le quatrième mouvement capable de mobiliser de larges pans de la société, capable de résister à un bras de fer avec le régime», analyse un élu. Pourtant, l'argent est bien là. La wilaya de Ouargla dispose d'un budget de 50 milliards de dinars par an, pour 630 000 habitants. Mais en 2012, elle n'en a dépensé que 22%. «On sait tous que le mal est local. Qu'il ne vient pas d'Alger, lâche Mohamed Kamel Abazi, député TAJ à Ouargla. La volonté politique d'améliorer la situation du Sud existe. Les décisions, comme celles qu'a annoncées le Premier ministre en début de semaine sont bonnes. Le problème, c'est l'application sur le terrain ! Les gestionnaires envoyés dans le Sud le sont suite à des mesures disciplinaires, ou alors ils sont en fin ou en début de carrière !» Daho Ould Kablia peut bien se vanter que les trois plans quinquennaux depuis 2000 ont permis d'injecter dans les treize wilayas du Sud (Adrar, Tindouf, Tamanrasset, Béchar, Illizi, Ghardaïa, El Oued, Biskra, Ouargla, Laghouat, El Bayadh, Naâma, Djelfa) presque 500 milliards de dinars. S'ils n'ont pas été décaissés – faute d'incompétence, de bureaucratie, de mauvaises évaluations, d'entreprises pour réaliser les projets... – ils ne servent qu'à exacerber la colère des jeunes.
Claquettes
Moussa, 24 ans, est de ceux-là. Il brandit une de ses claquettes, rafistolée à l'aide d'attaches en métal, pour mieux illustrer la misère dans laquelle il se trouve. «Je porte les mêmes claquettes depuis neuf ans ! Et depuis neuf ans, je fais tout ce qu'on me dit de faire : voter, demander la carte militaire, déposer un dossier au bureau de main-d'œuvre... A chaque fois qu'un nouveau directeur de l'emploi est nommé, il me fait des promesses mais mon nom ne sort jamais dans la liste. Alors, avec les autres, on s'est énervés et on a cassé le portail de la wilaya. Maintenant j'ai un casier judiciaire. Ils nous ont salis. On ne peut plus trouver d'emploi.» Souad Chaouche, enseignante à l'université de Ouargla, dénonce pour sa part la malédiction du pétrole. «On n'a pas le droit de faire disparaître nos palmeraies au prétexte que l'agriculture ‘'ça ne rapporte pas''. Il ne faut pas oublier que le Sud est à 70% rural ! Si on en est là aujourd'hui, c'est le résultat d'une dévalorisation du métier de fellah. Pourtant, sur le papier, la stratégie de développement rural est la bonne. Elle comprend entre autres un volet sur l'amélioration des conditions de vie.» En clair : encourager l'agriculture implique aussi de construire un château d'eau, une école, un hôpital, à proximité des exploitations. Mais là encore, l'application sur le terrain est «catastrophique».
Petits métiers
«Le développement rural passe par une politique ascendante : on aide les fellahs à s'organiser en groupe qui canalise les revendications, explique la géographe. Ce n'est pas un problème puisque la djemaa, assemblée de proches, soit par le sang, soit par le voisinage, fait partie de leurs traditions. Mais aujourd'hui, on leur demande d'intégrer une organisation socioprofessionnelle ! Comment voulez-vous qu'ils s'y retrouvent ?» Aujourd'hui, les enfants d'agriculteurs ne veulent pas vivre dans les mêmes conditions que leurs parents. Alors ils voient en l'industrie pétrolière le moyen de sortir de leur misère. Hichem a 23 ans. Son visage est tellement marqué qu'il en paraît dix de plus. Pour cet enfant du Ksar, quartier populaire de la ville, en dehors du pétrole, point de salut. «C'est un droit. On demande juste à ce que les autorités nous regardent un tout petit peu. Que le mandif (bureau de main-d'œuvre) nous traite correctement. Dès qu'on s'énerve, les policiers nous frappent. J'ai été personnellement agressé par un policier. J'ai pris six mois de prison avec sursis et 500 000 DA d'amende. Juste pour m'être mis en colère, raconte-t-il, le regard désemparé. Tout ce qu'on réclame, c'est un boulot et que cette vie soit vivable.» Pour le député Mohamed Kamel Abazi, le salut passera aussi par la formation. Une des mesures-clés annoncées par Abdelmalek Sellal. Car sur ce dossier en particulier, l'Etat paye cher d'avoir délaissé depuis des années les formations aux petits métiers du secteur pétrolier au profit de formations universitaires à l'issue desquelles seuls quelques heureux élus parviennent à trouver du travail sur place. «Car aujourd'hui, explique une enseignante, les soudeurs, clarkistes, conducteurs d'engins ne sont pas recrutés sur place. Ils sortent des écoles d'Oran ou de Constantine
Nouveau citoyen
Youcef Yousfi, ministre de l'Energie, souhaite d'ailleurs créer un centre de formation professionnelle affilié à Sonatrach et rouvrir, dans le Sud, l'Institut algérien du pétrole qui existait autrefois à Hassi Messaoud et qui est devenu Naftogaz, une filière de Sonatrach, qui ne forme que des techniciens supérieurs (bac +3). «Quant à l'Institut national de formation professionnelle spécialisé de Hassi Messaoud, chapeauté par le ministère de l'Energie, en théorie accessible sans bac, aucun jeune ne peut espérer y entrer sans maârifa. Et de toutes les façons, souligne l'enseignante, l'institut a choisi de privilégier les formations de type bac+3 et bac+5 et de laisser tomber les CAP. Enfin, il existe bien des écoles privées, mais qui a les moyens de se payer une formation de quinze jours à 150 000 DA ?» Le député, aussi docteur et fervent partisan d'un CHU et d'un institut de médecine à Ouargla, insiste : «Il est urgent de donner de l'emploi à nos enfants mais aussi de revoir l'éducation, la formation, pour que naisse un nouveau citoyen du Sud, positif, qui ne soit pas assisté, qui soit instruit, pour réclamer ses droits, se présenter aux élections, etc.»
Rockstar
A N'Goussa, daïra à 30 kms de Ouargla, une micro-opération pilote est menée depuis cinq ans pour pallier la défection des cadres. Quand les résultats du bac sont rendus publics, les habitants organisent des rencontres avec les patriarches. En fonction des besoins de la région (médecins, enseignants...), ils orientent les nouveaux bacheliers vers les formations diplômantes recherchées. «En médecine aussi par exemple, il faut instaurer des cycles spécifiques à notre région, poursuit Mohamed Kamel Abazi. Le Sud ne doit plus être le tombeau scientifique des médecins. Et il faut s'y mettre tout de suite. On ne peut pas se permettre d'attendre dix ans que les gens du Sud aient le même niveau que ceux du Nord.» Sur la place de l'ALN, le soleil de midi commence à réchauffer les manifestants, qui portent leur leader Tahar Belabbès comme le public porte une rockstar. Abdelmalek Aibek, enroulé dans un drapeau algérien, ne cache pas sa satisfaction. Il ne sait pas encore qu'à Laghouat, Tamanrasset, Hassi Bahbah (Djelfa), Metlili, Ghardaïa, El Menea, ils étaient aussi un millier. «Ce rassemblement est la plus grande preuve de l'adhésion à notre mouvement. Il est la meilleure réponse à tous les milieux officiels qui nous ont attaqués et ont voulu détruire cette dynamique.» Et que si, à Alger, le pouvoir a réussi à faire imploser les revendications politiques d'une société civile a la peine pour mobiliser autour de l'idée de «changement», il n'en ira pas de même pour les militants du Sud, bien assis sur des dizaines d'années de revendications socioéconomiques.
Adlène Meddi, Houria Alioua, Mélanie Matarese


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