S'agissant des intellectuels algériens de la période post-indépendance, trois noms me viennent à l'esprit : Malek Bennabi, Kateb Yacine et Mouloud Mameri. Tous trois ont écrit en français, dans les conditions que l'on connaît (champ politico-idéologique verrouillé par la dictature). Kateb avait fini par renoncer au français et s'était investi jusqu'à sa mort dans l'écriture de pièces de théâtre en arabe dialectal. Malgré toutes les critiques qu'on pourrait leur adresser, on doit reconnaître qu'ils avaient inspiré beaucoup de jeunes de ma génération – chacun dans sa famille idéologique – et avaient été des modèles d'honnêteté intellectuelle et d'intégrité. Leur prestige fut immense après de leurs admirateurs et disciples. Aucune figure ayant la même autorité ne leur succéda. Avant eux, les quelques grandes personnalités politiques du mouvement nationaliste qui avaient échappé à la mort durant la guerre de libération – Boudiaf, Aït-Ahmed, Krim Belkacem, Benkhedda, Ferhat Abbas, etc. – furent un à un forcés de quitter le terrain. Les nouveaux maîtres du pays firent tout pour que les nouvelles générations ne connaissent même pas leur existence ou les considèrent comme des réactionnaires et des traîtres. Il faut croire qu'ils réussirent dans leur entreprise, car les insultes ne cessent de pleuvoir sur eux aujourd'hui encore. Après le 5 octobre 1988, l'Algérie connaîtra un très court printemps auquel succèdera un très long et très rigoureux hiver, dont le blizzard glacial brûlera toutes les jeunes pousses qui s'apprêtaient à germer. La page fut alors définitivement tournée. Une autre Algérie, une Algérie mutante, vit le jour. Une Algérie indifférente à son sort, qui accepte toutes les compromissions et toutes les impostures, avilie, inerte, malgré les flambées de colère d'une jeunesse aculée au désespoir. Plus rien ne nous rattache au passé révolutionnaire. Le peuple algérien est devenu un peuple fantôme qui hante un pays trop lourd à porter pour lui. Lourd au sens du poids de l'héritage historique et des obligations qui en découlent. Nous ne sommes plus que des bandes de « khobzistes » affairés à récolter les miettes qui tombent de la table des maîtres, alors que le monde s'attendait à trouver parmi nous par centaines de milliers d'ardents idéalistes épris de justice et de liberté, les continuateurs des Ben M'hidi, Ben Boulaïd, Abane, Amirouche et autres figures emblématiques de la guerre de libération. Notre histoire récente ressemble étrangement à un suicide collectif, le suicide d'une élite. Où se trouve l'erreur? Pourquoi la ruse, la méchanceté, la médiocrité, la veulerie et la bassesse ont-elles triomphé si facilement de la foi, de l'honnêteté et de l'honneur? Voilà une question qui ne cesse de me hanter, au moment où j'aborde le dernier virage de ma vie, m'apprêtant à quitter le terrain, moi aussi, sans avoir rien accompli d'honorable qui mérite d'être retenu par la mémoire de mes enfants. Echhah finâ...