Le journaliste, dramaturge et écrivain compose une symphonie envoûtante par ses inflexions lyriques, où se dessine le portrait d'un homme, d'une œuvre et d'une patrie. Apparaît alors un être admirable, constant, rigoureux et digne, malgré les persécutions et l'incompréhension qu'il suscitait. Un intellectuel. Un véritable homme de gauche. Hmida Layachi développe, dans son nouveau-né, Nabiy El-Îsyan (prophète de l'insoumission), la problématique du théâtre comme marqueur des bouleversements politiques et sociaux de l'Algérie. Il s'interroge sur l'actualité de la notion de l'engagement, dans le contexte d'aujourd'hui, où les individus sont contaminés par un “désespoir hystérique” qui renforce le sentiment de dislocation. Un contexte où l'on voit toutes les certitudes s'effriter, et toutes les espérances s'évaporer. Hmida Layachi choisit, pour répondre à ces questions, l'exercice du témoignage, et relate son expérience de dix années aux côtés de Kateb Yacine. Dit comme ça, on pourrait penser que l'ouvrage de Hmida Layachi est le énième qui traite de Kateb Yacine, et qu'au lieu de lire ce que pensent les autres de lui, il serait préférable de lire Yacine directement. Mais ce serait une erreur. Car l'auteur aborde Kateb Yacine par le truchement de son parcours théâtral et le croise avec l'histoire du pays, de la fin des années 1970 à nos jours. Tout commence pour la jeune pousse Hmida au lycée lorsqu'il se rend avec les élèves de son lycée de Sidi Bel-Abbès, au théâtre, pour rencontrer Kateb Yacine. à l'issue du premier spectacle présenté par la troupe de Kateb Yacine, Hmida, le lycéen curieux de tout, sent monter en lui une flamme qui ne s'éteindra jamais. “En ce temps-là, j'avais découvert un monde joyeux. Un monde peuplé de musicalité, de créativité et de vie. J'ai découvert des planches qui battaient le mouvement et l'histoire. L'Histoire qui se racontait ; des sursauts de l'âme comme des fulgurances légendaires, venues tout droit de la mémoire”, relève-t-il dans son ouvrage. La flamme brûlera le cœur du jeune Hmida à tout jamais, et sa rencontre une deuxième fois, à Alger, avec l'auteur du Polygone étoilé, ne fera que renforcer son attachement au théâtre que Kateb Yacine voulait populaire et proche des préoccupations du “peuple”. “Le dernier des prophètes de l'insoumission” ! Si le personnage de Kateb Yacine est insaisissable, Hmida Layachi réussit à dessiner les contours de sa personnalité. Il nous le présente comme un visionnaire, un homme qui s'était engagé totalement pour un idéal, pour le rêve d'une “révolution sociale et culturelle”. Mais dans le feu de l'action, dans un pays plein de contradictions, qui s'adonnait aux pires dérives et qui s'apprêtait à vivre une décennie marquée par le sang, Kateb Yacine a été persécuté, diabolisé. Alors que certains l'ont traité de réactionnaire, d'autres encore sont partis commenter ses interviews et ses déclarations, sorties à chaque fois du contexte. Hélas, les grandes espérances de Yacine, ses belles idées, sa forte détermination et son cœur d'or se sont heurtés aux idées rétrogrades, dogmatiques et rigides d'une classe dominante, puis d'une autre classe qui cherchait à dominer, jusqu'à ce que le trait saillant de la personnalité de Kateb Yacine, à savoir son engagement, soit effacé. Enfin… presque, puisqu'entre autres Hmida Layachi réhabilite cet aspect de sa personnalité. Lorsque l'auteur de Hawas aborde la décennie 1990, il marque une halte et se demande si Kateb Yacine avait été en vie, comment aurait-il réagi. Il fait également le portrait des compagnons (et “camarades”) de Kateb Yacine, notamment la grande tragédienne Fadéla Assous, qui a assimilé le rôle de la Kahéna au point de ne faire qu'un avec ce personnage historique, ou encore l'actuel directeur du Théâtre régional de Sidi Bel-Abbès, Hassan Assous. Ces compagnons de route de Kateb Yacine ont continué le combat et le chemin tracé sur la voie de la révolution, en créant une compagnie indépendante. “La révolution, pour Kateb Yacine, et même si elle est marquée par la violence et le sang, est la voix de la paix qui fait face à la guerre que prônent les despotes contre les plus faibles et contre les édificateurs d'un monde poétique”, note l'auteur. C'est un processus de construction, qui passait surtout par le théâtre, et ce, afin de “retrouver cette vérité contre l'obscurité de la conscience perdue dans les dédales de l'ignorance”. L'ouvrage de Hmida Layachi est un récit où se dessine en filigrane le portrait intimiste d'un homme blessé mais toujours digne et fidèle à ses idéaux. Un être admirable par son engagement et dans ses prises de position. Un intellectuel qui a tout donné pour un idéal. Un véritable homme de gauche… Peut-on encore avoir des hommes de cette trempe-là ? à en croire Hmida Layachi, cela ne risque pas d'arriver, puisqu'il estime que Kateb Yacine est “le dernier des prophètes de l'insoumission”. Hmida nous laisse donc nous débattre avec nos démons, nos contradictions, et avec la mémoire de Kateb Yacine. Qu'allons-nous encore faire de lui ? Sara Kharfi Nabiy El-Îsyan. Dix ans avec Kateb Yacine, de Hmida Layachi. Témoignages. 192 pages. Editions Socrate. 250DA.