08 JUILLET 2013 | PAR PIERRE PUCHOT Après la mort d'au moins 51 partisans des Frères musulmans, la tension était extrême dans les rues du Caire lundi. Sur le plan politique, l'Egypte n'a toujours pas de premier ministre, et les cafouillages de l'armée font désormais douter de sa volonté de mener la transition comme énoncé mercredi, au soir du coup d'Etat. Quels que soient les éléments apportés par l'enquête en cours, l'épisode tragique qui s'est déroulé dans la nuit du dimanche 7 au lundi 8 juillet au Caire restera dans la mémoire égyptienne, au même titre que les manifestants écrasés par le char de l'armée devant la télévision nationale, ou les incidents devant le ministère de l'intérieur à la fin de l'année 2011, qui firent plus de 50 morts parmi les manifestants. Dans la nuit de dimanche à lundi, au moins 51 personnes sont mortes et 435 autres blessées par des tirs de l'armée contre une manifestation des Frères musulmans, selon un responsable du ministère de la santé égyptien. La foule s'était réunie devant le siège de la Garde républicaine au Caire, où se trouve le président destitué Mohamed Morsi. Tôt lundi matin, le porte-parole des Frères, Gehad El-Haddad, postait photo sur photo sur son compte twitter d'un centre de soins de fortune où était rassemblée une partie des victimes, évoquant un « bain de sang » dont l'armée se seraient rendue coupable Lundi, les militaires accusaient les manifestants d'avoir attaqué le siège de la Garde nationale. Pour justifier ses tirs sur la foule, l'armée expliquait qu'un « groupe terroriste » avait tenté de donner l'assaut, ce que les Frères musulmans ont démenti.« Nous ne permettrons aucune menace contre la sécurité nationale égyptienne quelles que soient les circonstances », a déclaré plus tard dans la journée le porte-parole de l'armée, Ahmed Ali, lors d'une conférence de presse. Les Frères musulmans accusent, eux, les militaires d'avoir tiré sans sommation à la fin de la prière du matin. Le président par intérim, Adly Mansour, a promis l'ouverture d'une enquête indépendante. Mohamed El-Baradei, ancien directeur de l'Agence internationale à l'énergie atomique et représentant du Front de salut national (FSN), principale coalition d'opposition égyptienne avant la destitution de Mohamed Morsi, a également réclamé une enquête. « Les circonstances du drame de cette nuit ne sont pas claires, mais la violence dont peuvent faire preuve les « Frères » n'est pas une surprise, je ne parle même pas de celle de l'armée, commente le chercheur Tewfik Aclimandos, spécialiste de l'Egypte et chercheur associé à la chaire d'Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Cette dernière année, on a pu voir à l'œuvre les milices de « Frères », et même si, encore une fois, on ne sait pas ce qui s'est passé ici, on ne peut pas nier que le recours à la violence leur soit familier. On l'a d'ailleurs vu pendant les manifestations Tamarod("rébellion" en arabe, à l'origine des manifestations du 30 juin pour la destitution de Mohamed Morsi). C'est donc une situation très compliquée, mais l'armée devait s'attendre à une telle mobilisation des Frères musulmans. Je ne crois pas un instant que les militaires aient été pris par surprise. » Signe de l'ampleur prise par l'événement, l'Union européenne, la Grande-Bretagne, la Turquie ou le Qatar, notamment, ont condamné les tirs de l'armée contre les manifestants. Sur le plan politique, ses répercussions laissent craindre désormais que la transition ne s'enlise au lieu de déboucher rapidement sur des élections présidentielle et législatives, comme l'avait promis le général Al-Sissi le soir de son coup d'Etat. Lundi matin, le parti salafiste Al-Nour, la principale organisation salafiste qui avait rencontré et apporté son soutien à Al-Sissi le jour du coup d'Etat, s'est retiré des négociations sur la composition du gouvernement de transition en Egypte, en raison du « massacre » perpétré, selon lui, par l'armée contre des partisans des Frères musulmans. À l'opposé du champ religieux sunnite, le grand imam d'Al-Azhar a déclaré, après avoir lui aussi soutenu le coup d'Etat, se placer désormais « en retrait » jusqu'à la fin des violences. Quel jeu joue l'armée égyptienne ? Pressenti un temps au poste de premier ministre, le social-démocrate Ziad Bahaa El-Din a finalement expliqué dimanche que les conditions n'étaient pas réunies pour qu'il accepte cette fonction et qu'il ne se trouvait de toute façon pas en Egypte ces derniers jours. De retour lundi soir, Ziad Bahaa El-Din était cependant de nouveau en course pour le poste selon la presse égyptienne. L'agence égyptienne Mena avait, de son côté, annoncé samedi que le président par intérim Adly Mansour avait nommé El-Baradei premier ministre par intérim, avant que le cabinet de l'opposant annonce un peu plus tard qu'aucune décision finale n'avait été prise. Lundi, El-Baradeï a émis une série de propositions pour sortir de la crise, comme celle de s'orienter vers un régime parlementaire ou de transférer l'ensemble des pouvoirs judiciaires à la Haute Cour constitutionnelle. Mais sa nomination au poste de chef de gouvernement paraît de moins en moins probable, sauf à profiter du retrait d'Al-Nour, qui aurait mis un veto à sa nomination. De son côté, Abdel Moneim Aboul Fotouh, ancien des Frères musulmans et quatrième candidat de l'élection présidentielle de mai-juin 2012 (soutenu alors par les salafistes d'Al-Nour), a fait part de sa défiance envers le processus en cours en demandant la destitution d'Adly Mansour. Promesse du général Al-Sissi pour cette nouvelle transition, la concrétisation d'un gouvernement de technocrates et d'union nationale soutenu par une coalition allant des salafistes aux néo-nassériens paraissait parfaitement illusoire ce lundi soir. Sur le plan politique comme sur le terrain, l'armée a été incapable d'avancer en suivant la feuille de route qu'elle avait présentée mercredi. Mais pour Tewfik Aclimandos, ce n'est pas tant la volonté d'appliquer le plan de l'armée qui est en cause, que sa conception même : « Pour les salafistes, Baradeï est la personnalité repoussoir absolue, laïque et considérée comme vendue à l'Occident, explique le chercheur. Je ne vois pas dans quel « plan » de l'armée Baradeï aurait pu convenir aux salafistes. Ce qui me fait me demander si l'armée est si embarrassée que cela par la situation. Cherche-t-elle à brûler toutes les cartes politiques, ou joue-t-elle le pourrissement pour ensuite présenter des éléments de l'ancien régime en tant que dernier recours ? On n'en sait rien, mais je doute que l'armée ait été prise au dépourvu par les événements de ces derniers jours, aussi bien sur le plan politique que dans la rue. » Quelques spéculations que l'on puisse faire dans la période de chaos actuelle, l'attitude de l'armée depuis mercredi pose question. Pourquoi avoir notamment, dans un contexte de tension politique déjà extrême au soir du coup d'Etat, procédé à des arrestations massives et arbitraires contre les Frères musulmans, dont le guide Mohammed Badie, alors que la plus grande partie d'entre eux devait être relâchée les jours suivants ? Lundi, l'ONG Human Rights Watch publiait un nouveau communiqué pour demander l'arrêt des détentions et procédures arbitraires contre les Frères musulmans. Arrestations massives, répression par balles... Tout concourt aujourd'hui à alimenter le discours de martyre adopté par les responsables des Frères musulmans depuis mercredi. Dans quel but ? La rhétorique de la dernière intervention de Morsi avant sa destitution, qui affirmait être prêt à donner son sang pour la patrie plutôt que d'abandonner son poste, résonne de plus en plus comme la menace d'un conflit sanglant en Egypte, à la veille du début de Ramadan. Lundi midi, la branche politique des « Frères », le Parti de la justice et de la liberté (PLJ) appelait dans un communiqué au « soulèvement du grand peuple d'Egypte contre ceux qui sont en train d'essayer de lui voler sa révolution avec des chars ». En Egypte, la fracture n'a jamais été aussi nette, et jamais deux camps ne se sont à ce point distingués ni déchirés dans les rues du Caire. Dimanche sur la place Tahrir, les centaines de milliers de manifestants anti-Morsi arboraient le portait d'Al-Sissi, et des pancartes insistant sur le fait que le coup d'Etat n'en était pas un, mais une nouvelle étape du la révolution. Symboliquement, dimanche et lundi, des manifestants pro-Morsi ont construit, eux, plusieurs murs de briques sur les lieux de manifestations.