En parcourant les articles et commentaires publiés sur LQA ces dernières semaines, je me suis souvent demandé pourquoi nous avons été ainsi condamnés à reproduire l'échec depuis plus de 50 ans. Que nous manque-t-il donc pour devenir une nation digne de ce nom en mesure de figurer parmi les nations respectables de l'époque moderne? Afin de lutter contre le nihilisme et la lassitude qui me saisissent chaque fois que je me rends compte que nous avons tendance à tourner en rond, j'ai essayé de faire une petit bilan des huit générations qui se sont succédé dans notre pays depuis que nous nous sommes retrouvés seuls face à notre destin après l'agression française qui a vu El-Djazayer-el-Mahroussa tomber aux mains du général de Bourmont, un certain 5 juillet 1830 – le dernier dey turc Hussein ayant remis à ce dernier les clés de la ville et s'étant embarqué avec ses femmes et ses meubles pour un exil doré en Europe, nous laissant sans protection pour les siècles à venir. En 1830, la première génération que je considère comme celle qui a pris en main la destinée du pays, après le départ des janissaires turcs, est celle du jeune aristocrate Abdelkader ben Mahieddine. C'est en 1832, alors qu'il n'avait que 24 ans, qu'il prendra la tête des tribus résolues à se battre contre l'armée française. Un autre notable de sa génération – quoiqu'un peu plus jeune –, Cheikh El-Mokrani (né en 1815), relancera le combat en 1871. La deuxième génération, celle de Cheikh Bouamama (né en 1833), tirera le dernier baroud d'honneur en 1878-80, avant que les Tribus ne s'avouent vaincues et ne se résolvent à vivre dans la soumission et la misère. Ces deux générations appartiennent à l'ancienne Algérie, celle qui baignait totalement dans la Tradition et la loi de la Tribu. Les deux générations qui suivront (ceux qui auront 25 ans aux alentours de 1880 et 1905, respectivement) vivront durant la période de latence qui durera 50 ans (1880-1930). Après le choc de l'agression coloniale, la réaction qui suivit et l'échec de la résistance des Tribus, le peuple algérien est comme vidé de son sang. Fatigué de se battre contre une armée plus puissante, il baisse les bras et accepte son sort. Il faudra attendre la cinquième génération, celle de Ben Badis (né en 1889), Ferhat Abbas (né en 1899) et Messali (né en 1898), pour voir la flamme qu'on croyait définitivement éteinte reprendre vie au milieu des cendres. Ce sera alors, à partir de 1925, la phase de préparation du peuple au combat à venir, qui sera menée de main de maître par ces trois jeunes hommes. Cette génération n'appartient plus au monde des Tribus et la Tradition n'est plus sa seule référence. Vingt-cinq ans durant, elle n'aura de cesse d'éveiller les consciences au patriotisme et au nationalisme, harcelant sans répit l'occupant et mettant en évidence sa mauvaise foi, jusqu'à la crise du début des années 50. C'est alors au tour de la sixième génération, celle de Boudiaf (né en 1919) et ses camarades de l'OS, arrivés à l'âge adulte au moment de la terrible répression de mai 1945, de donner un nouveau départ au mouvement nationaliste, qui traverse une grave crise, et de prendre la responsabilité de déclencher l'insurrection armée. Avec les anciens et les nouveaux arrivants plus jeunes (nés dans les années 30), ils organiseront et dirigeront la lutte pour l'indépendance, tant au niveau politique et diplomatique qu'au niveau militaire. Cette génération aura l'insigne honneur de libérer le pays de la domination coloniale et de le mener à l'indépendance. Le long combat pour la renaissance de la nation algérienne, entamé avec le jeune Abdelkader en 1832, se voit enfin couronné de succès : 132 ans, jour pour jour, après l'entrée du général de Bourmont dans la ville d'El-Djazayer, l'Algérie est libre et indépendante. Malheureusement, cette même génération porte aussi la responsabilité de la discorde et du mauvais départ ainsi que des échecs qui en découleront. C'est la frange la plus jeune (celle de Boumédiène, Bouteflika, Nezzar, Lamari et Toufiq, notamment) qui se chargera de liquider les têtes politiques pour donner tout le pouvoir aux militaires. Cette génération est le produit de la colonisation. Elle ignore tout des Tribus d'antan et ses attaches avec la Tradition sont réduites au minimum. La septième génération est la mienne. C'est aussi celle de Saïd Sadi, Ali Benhadj, Louisa Hanoun, Djaballah, Soltani, Ouyahia, Sellal. Ce sont les premières fleurs de l'Algérie indépendante, dont la fraîcheur et l'innocence ont été desséchées par la politique autoritaire des dirigeants issus de la génération précédente, ceux qui ont opté pour le parti unique, la dictature et le socialisme bureaucratique stalinien. Cette génération sera la dernière à connaître le valeureux peuple algérien des origines. Elle aura cependant beaucoup de mal à trouver ses repères, déchirée qu'elle est entre l'appel de la modernité occidentale, le socialisme marxiste et la Tradition islamique. Etouffée par les aînés drapés à tout jamais dans leur « légitimité révolutionnaire » et aveuglés par leur amour de la gloriole et du pouvoir, elle sera incapable de se hisser au niveau requis par l'étape historique, celle de la construction d'un Etat national stable régi par le droit et d'une économie moderne et performante. Arrivée à la vingtaine, elle se laissera séduire par le volontarisme du colonel dictateur et adoptera ses mots d'ordre de justice sociale. Mais l'humanité a de tout temps été menée par deux principes contradictoires : le principe de liberté (qui agit au profit de l'individu) et le principe de justice (qui inclut également la justice sociale), c'est-à-dire celui de la responsabilité de l'être humain vis-à-vis de ses semblables et de la solidarité avec les membres de la communauté. C'est donc cette même génération qui adoptera un ton frondeur et contestataire à partir des années 80. Ainsi naîtront le mouvement berbère et le mouvement « islamiste », dont l'irruption sur le devant de la scène viendra bousculer l'ordre établi, celui des « modernistes de gauche », mais aussi celui des partisans du panarabisme. À partir de là, l'Algérie sera mise sens dessus dessous et labourée sans pitié jusqu'au plus profond de ses entrailles par les tendances opposées qui s'affronteront dans une lutte à mort. Octobre 88 donnera à ma génération l'espoir de voir la vieille garde enfin reconnaître ses erreurs et laisser le peuple s'exprimer et choisir librement son destin et ses dirigeants. Mais ce fut un tout autre scénario qui fut mis à exécution par les forces du mal tapies dans l'ombre. Nous eûmes droit à la descente aux enfers suivie d'un mauvais remake de l'« épopée » boumédièniste par l'homme de confiance du colonel dictateur, celui qui se voyait comme son héritier spirituel et son successeur naturel. Le pétrole coule à flot et la corruption est devenue une culture de base. Certains de mes anciens camarades de classe, doués pour la navigation en eaux troubles, sont arrivés au sommet de la hiérarchie civile ou militaire. C'est la consécration, sauf que le prix à payer est l'obligation d'exercer le « plus vieux métier du monde » et d'être au service des maîtres du pays. Nous voilà enfin rendus à la huitième génération, celle de Tareq Mameri et des autres jeunes activistes qui ont osé défier le pouvoir mafieux ces dernières années. Ils sont nés au milieu des années 70. Ils n'ont connu ni le colonialisme, ni le peuple algérien « tâ3 zmân », ni Boumédiène, ni le socialisme. Ils ont eu 20 ans quand la vie de tout algérien ne tenait qu'à un fil et que les cadavres sans têtes jonchaient les routes. Que reste-t-il du rêve d'Abdelkader, El-Mokrani, Bouamama, Ben Badis, Messali, Ferhat Abbas, Boudiaf et Abane et de tous les jeunes héros et héroïnes de 25 ans qui avaient tout donné pour que vive l'Algérie libre et indépendante? L'horizon est bouché, car le chemin suivi depuis 1962 nous a conduits dans une impasse. Un mur se dresse devant nous et nous empêche de voir ce qu'il y a de l'autre côté. Mais pourquoi est-ce que dans le long film de l'Histoire ce sont toujours les salauds, les vicieux, les rusés, les tordus, les sans scrupules qui raflent la mise? Le drame est qu'ils finissent toujours par payer la facture. L'Histoire finit toujours par les vomir. Elle est aveugle mais son estomac sait reconnaître la pourriture. Il y a deux choix aujourd'hui et seulement deux : la gangrène et l'Etat de droit. Les Algériens et Algériennes de 2013 ont le choix entre se transformer en zombies et devenir des citoyens à part entière qui accomplissent tous leurs devoirs et dont tous les droits sont respectés. Il ne dépend que d'eux et d'eux seulement que les choses évoluent dans le bon ou le mauvais sens. Seule une prise de conscience générale peut mettre fin au processus de décomposition qui est en train de mener le peuple et le pays à la mort. Ma génération – la septième – n'a pas été en mesure de jouer son rôle historique, celui de construire l'Etat national régi par le droit et une économie moderne et performante. Pire encore, elle a été à l'origine – Saïd Sadi versus Ali Benhadj – d'une immense tragédie, manipulée qu'elle fut par les généraux diaboliques de la génération qui l'a précédée. Sur les décombres d'une société dévastée par sept années de violence barbare s'est installée une association de malfaiteurs dont les puissants réseaux tiennent le pays bien en main. Comment déloger ces réseaux et leur faire lâcher prise? Tareq Mameri et ses camarades de la huitième génération arriveront-ils à chasser l'ogre et redonner le pays à ses habitants et propriétaires légitimes? Ils n'ont pas le choix, car c'est de leur avenir qu'il s'agit, le nôtre étant derrière nous. Le temps presse et le pays ne survivra pas jusqu'à l'arrivée de la neuvième génération. C'est maintenant ou jamais. Mais pour qu'ils réussissent dans leur tâche, ils auront besoin, en plus du courage et de l'esprit de sacrifice, de mettre une croix sur les 50 années passées. Ils devront se repositionner en 1962 et ignorer tout ce qui a été dit et fait depuis. Le pourront-ils? Pourront-ils renoncer à glorifier Boumédiène, porter aux nues Ali Benhadj et maudire Saïd Sadi et vice-versa? Pourront-ils se remettre dans la peau de la jeune vierge de 1962 qui s'appelle Algérie et qui attend avec impatience celui qu'elle aime de tout son cœur? Pourront-ils ne garder à l'esprit que les deux principes fondamentaux qui ont toujours guidé l'action des grandes personnalités à toutes les époques : LIBERTE et JUSTICE? Pourront-ils reconstituer l'habit de la Tradition en ayant uniquement ces deux principes pour guides? Pourront-ils dompter toutes les forces obscures qui veulent prendre possession de toutes les âmes afin de les remplir de haine et de cupidité?