Il ne fait plus aucun doute aujourd'hui que nous nous trouvons à la fin d'une séquence historique, dans la région du Maghreb et du Machreq, de manière générale, et dans notre pays, en particulier. Cette séquence est celle des régimes nationalistes autoritaires issus de la décolonisation et fortement marqués par les deux principaux modèles d'inspiration moderniste qui ont émergé dans la région après la dissolution du dit Khalifat islamique ottoman : le modèle dictatorial libéral d'Atatürk et le modèle dictatorial socialiste de Djamal Abd Ennasser. Dans notre pays, le début de cette séquence peut être précisément daté : il correspond au coup de force de l'Armée des frontières, conduite par le chef d'état-major, le colonel Houari Boumédiène, contre le GPRA, présidé par Benyoucef Benkhedda. Ce coup de force apparaît clairement aujourd'hui comme le début de la prééminence définitive de l'aile militaire sur l'aile civile dans le mouvement nationaliste algérien. Cette séquence vint succéder, dans la discorde et la tourmente, à la séquence qui l'avait précédée et qui fut celle de la lente affirmation d'une classe politique civile, à partir des années 1925-30, classe politique dont les trois principaux animateurs et leaders charismatiques furent Messali, Ben Badis et Ferhat Abbas. Le coup d'Etat – le deuxième en fait – de Boumédiène contre Ben Bella, le 19 juin 1965, vint sceller le destin de l'Algérie pour plusieurs décennies, engageant le pays dans une logique et une voie qui vont rester les siennes à ce jour. Cette logique considère que le peuple algérien n'est pas mûr – ou pas fait – pour la démocratie pluraliste et que le pays a besoin d'être pris en main par une équipe soudée autour de son chef et décidée à appliquer au pas de charge une politique de construction de l'Etat national et de modernisation de l'économie (industrialisation), sans perdre de temps en conciliabules, débats et autres compétitions électorales démocratiques qui ne servent à rien. Au nom de cette logique, parée à l'occasion de l'habit socialiste d'inspiration marxiste (parti unique, politique volontariste de promotion du monde paysan et ouvrier, etc.), tout le personnel politique civil formé, au prix de maints sacrifices, durant la séquence précédente fut écarté, parfois de la manière la plus brutale, allant jusqu'à la liquidation physique. L'équipe que Boumédiène ramena dans ses bagages de chef d'état-major en 1962, à laquelle furent adjoints des technocrates sans affiliation politique précise, tels Sid-Ahmed Ghozali, qui avouera lui-même plus tard qu'il n'aura été qu'un « harki du système », certains ex-officiers de l'ALN sans ambition politique particulière, ainsi que de jeunes militaires formés dans les pays du bloc socialiste, en particulier dans le domaine du renseignement, dominera la vie politique du pays et occupera les postes de commandement, de 1965 à ce jour. Ainsi, nous ne serons pas surpris de voir les noms de Belkheir, Toufiq, Lamari, Nezzar, Bouteflika et même Hamrouche cités, très longtemps après la mort de Boumédiène, parmi le groupe des « décideurs », ceux qui comptent réellement, et de constater que tous ont à un moment ou un autre été dans les troupes et les équipes qui ont servi sous les ordres de Boumédiène, l'ont soutenu et suivi. Malgré tous les soubresauts et déviations que le système mis en place par Boumédiène connut de 1965 à ce jour, il est clair que ce système a fonctionné selon la même logique, celle qui veut que le militaire est plus apte à diriger le pays que le civil, et que les hommes qui ont suivi le chef d'état-major de l'Armée des frontières forment une équipe soudée et solidaire face aux « autres », les politiciens civils de la séquence précédente, malgré les divergences qui peuvent surgir à l'occasion entre les membres qui composent cette équipe. Les limites de ce système ont été signalées dès le départ par des politiciens chevronnés comme Ferhat Abbas, Benkhedda, Aït-Ahmed et Boudiaf. Ces derniers ont été superbement ignorés par l'équipe dirigeante et injustement accusés de représenter la « réaction » ou de n'être animés que par le désir de vengeance et l'ambition personnelle. Chadli, le moins « boumédièniste » des officiers supérieurs de l'ANP, malgré ses limites en tant que chef de l'Etat, tentera de sortir le pays du système autoritaire, mais la réaction de ses pairs de l'ANP sera impitoyable et enfoncera le pays dans la tragédie des années 90. La redistribution des cartes qui eut lieu, à l'intérieur du système, après le putsch de janvier 1992, se fit au profit des éléments les plus rusés, les plus brutaux et les moins enclins à prendre en compte l'avis du peuple, ceux également dont le passé n'est ni très net, ni très élogieux. La violence barbare qui s'empara du pays et meurtrit la société dans ce qu'elle a de plus profond constitue sans l'ombre d'un doute l'élément « fondateur » et la caractéristique essentielle du régime issu du putsch de 92. La séquence historique de la prééminence des militaires sur les civils peut donc être divisée en deux phases : la phase nationaliste « socialiste » qui va jusqu'à octobre 88, suivi d'une courte période transitoire, et la phase mafieuse de l'Etat-DRS, qui va de janvier 1992 à ce jour. Les deux phases appartiennent cependant à la même séquence, car le personnel dirigeant est issu de la même famille et règne sur le pays et sur le peuple en obéissant à la même logique. L'Histoire a l'air de se répéter, puisque la même problématique qui s'était posée en 1988, celle de la sortie du système autoritaire militarisé mis en place par Boumédiène, se repose aujourd'hui. Fort heureusement, le contexte interne et externe n'est plus le même. Il est nettement plus favorable en 2014 qu'il ne l'était en 1988. Il est donc permis d'espérer que la fin de la séquence militaire est proche et que la démocratisation pacifique et graduelle du système peut être sérieusement envisagée aujourd'hui. Cela ne semble pas évident car le passif, résultat de la terrible tragédie des années 90 et de la gestion mafieuse du pays durant les 15 dernières années, est très lourd. La tâche n'est pas impossible, cependant, et les obstacles ne sont pas insurmontables. Il reste qu'une transition pacifique ne peut être initiée et menée à terme que si aucune partie ne se sent menacée dans sa vie, une fois le changement opéré. C'est ce qui arriva en 1992 et qu'il faut absolument éviter aujourd'hui, si nous voulons aller de l'avant sans risquer une nouvelle tragédie. Le système mis en place par Boumédiène finira par disparaître avec la disparition des membres de son équipe – âge oblige –, dont Bouteflika, Toufiq et Nezzar, entre autres, sont les derniers représentants parmi les « décideurs ». Le bilan net de cette longue séquence (1965-2014) est loin d'être bon, que ce soit sur le plan économique, politique ou humain. Le nombre de morts et de disparus durant la tragédie des années 90 est trop élevé et la dépendance du pays dans tous les domaines trop grande pour autoriser les partisans du régime à pavoiser de quelque manière que ce soit. Et si ce n'était la miraculeuse remontée des prix du pétrole au début des années 2000, Dieu sait dans quel état serait notre pays aujourd'hui, livré à la violence meurtrière et à la brutale répression d'une classe dirigeante sourde, aveugle et surtout gloutonne. L'Algérie est un pays qui a une situation géographique et des ressources qui lui permettent de prétendre à un rôle de leader régional et de locomotive du progrès au Maghreb. Elle est très loin aujourd'hui de cette position, nos frères et voisins marocains et tunisiens faisant beaucoup mieux que nous et faisant preuve, malgré les insuffisances et les problèmes, de beaucoup plus de dynamisme et de créativité dans tous les domaines. La médiocrité a envahi tous les pores et interstices de la société algérienne et des institutions du pays. Elle bloque notre horizon et nous étouffe, au sens physique du terme. L'année 2013 nous a fait boire la coupe jusqu'à la lie et la classe dirigeante de notre pays, celle du système militarisé mis en place en 1965, s'est montrée sous un visage peu glorieux, pour ne pas dire plus. Il est devenu clair que notre pays ne pourra se hisser à la hauteur de son destin régional que s'il arrive à sortir de ce système. Il serait souhaitable pour tout le monde qu'il en sorte de manière pacifique et programmée plutôt que par l'insurrection populaire et dans le chaos. Le pays est en crise et la situation semble bloquée, mais il n'y a pas d'autre solution, si on veut une transition pacifique, que de confier ce projet à un homme qui soit en mesure de rassurer toutes les parties, tout en étant un partisan convaincu de l'ouverture démocratique. Mouloud Hamrouche semble être l'homme de la situation. Enfant du système et ayant toujours évolué au cœur de ce dernier, il a cependant un passé patriotique irréprochable. Son court passage à la tête du gouvernement réformateur des années 89-91 a révélé un homme politique pragmatique, ouvert, communicateur, sincère dans ses propos et sa démarche et surtout partisan de l'ouverture démocratique du système vers la société civile. Il n'est certainement pas irréprochable, mais on ne lui connaît aucune affaire de corruption ou népotisme. On peut lui reprocher son long silence de 1999 à ce jour, mais on ne peut pas l'accuser d'avoir participé en aucune façon au pillage de l'économie ou au musellement des Algériens et Algériennes. C'est, en un mot, le moins mauvais des candidats du système capables de mener à son terme un projet de transition pacifique qui, faut-il le souligner encore une fois, puisse être accepté par TOUTES les parties, l'intelligentsia et le peuple algérien. Il y a donc aujourd'hui, me semble-t-il – je peux me tromper, malheureusement, car en politique, rien n'est jamais sûr à 100% – une réelle chance de sortie définitive de la séquence historique qui a vu les militaires dominer la scène et réduire au silence le personnel politique issu de la séquence précédente, l'intelligentsia et la société algérienne dans son ensemble, pour finir dans la médiocrité absolue et la corruption généralisée, après avoir fait subir au pays l'une des plus horribles tragédies des temps modernes.