Eté 1971. Le bac en poche, je suis dans un avion qui m'emmène, avec un groupe d'autres Algériens et Algériennes de mon âge, à Prague, capitale de la Tchécoslovaquie, pour y passer trois semaines de vacances payées par l'Etat algérien. L'avion, parti de Marseille, première escale de notre voyage, vient de décoller de nouveau de l'aérodrome de Genève. Une vieille femme vient de s'assoir sur le siège qui se trouve à côté du mien. Elle engage la conversation. « Quel âge avez-vous? », me demande-t-elle d'une voix tremblante, que le bruit des réacteurs de l'avion à hélices (un Convair?) qui nous transporte rend à peine audible. « Dix-sept ans », répondis-je, me souvenant au même moment du poème de Rimbaud étudié l'année d'avant au lycée,On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans. « Le bel âge! », s'exclame-t-elle. Eté 1972. Ma première année dans une école d'ingénieurs vient de s'achever. J'ai dix-huit ans et je suis à M'sila en compagnie d'autres étudiants venus de toutes les régions du pays. Nous sommes les premiers étudiants volontaires pour la révolution agraire, dont la première phase vient d'être lancée par Boumediene. C'est la première fois que je quitte la région d'Alger. Je retrouve, dans les petits villages accrochés aux pentes des Monts du Hodna ou écrasés par le brûlant soleil des vastes terres semi-désertiques des Hauts-Plateaux, mes racines, le territoire d'où, selon la légende familiale que m'a transmise ma grand-mère, seraient partis mes ancêtre, du temps de l'Emir Abdelkader. J'envoie à ma famille une lettre très émouvante dans laquelle je leur dis mon bonheur de me retrouver parmi les tribus à l'hospitalité légendaire que mon imagination enflammée pare des plus belles vertus chevaleresques. Eté 1978. Avec le reste des officiers du Service National affectés sur les chantiers de la Trans, je prends part à un dîner offert par le Président. Tous les membres du gouvernement sont là, assis autour d'un Boumediene souriant qui engage la conversation avec les jeunes officiers appelés, les questionnant sur leur parcours. Dans les jours qui suivront, je prendrai mon congé annuel et puis ce sera la quille! Vingt-quatre ans et un diplôme d'ingénieur en poche, je peux enfin commencer à vivre. Boumediene décèdera subitement moins de six mois plus tard. Mais à ce moment-là, nul parmi les jeunes officiers qui bavardent avec le Président ne sait encore que le destin de notre pays s'apprête à prendre un tournant déterminant. Eté 1991. Le FIS vient de lancer sa grève illimitée et ses militants, venus eux aussi de toutes les régions d'Algérie, occupent la Place des Martyrs et la Place du Premier Mai. Je les regarde défiler quotidiennement entre les deux places, au pas de course, criant « la mithaq, la doustour, qal Allah, qal Arrassoul ». Eté 1992. Un terrible attentat vient d'être perpétré contre l'aéroport d'Alger. Une véritable boucherie. Et là, pour la première fois de ma vie, je ressens ce qu'ont dû ressentir nos ancêtres quand les troupes du général français de Bourmont pénétrèrent dans la ville d'El Djazayer. Leur monde venait de s'écrouler sans crier gare. Pour eux, rien ne sera jamais plus comme avant. C'était le grand saut dans le vide. La chute vertigineuse. De la même manière, mon monde, celui qui s'était mis en place à l'indépendance – à l'été 1962 : j'avais huit ans -, venait de s'écrouler dans un grand fracas. J'avais trente-huit ans et je venais de me marier. Les années qui suivront seront terribles, aussi terribles, sinon plus, que celles qui suivirent l'occupation d'El-Djazayer par les troupes françaises. La mort rôdait partout et les cadavres sans têtes jonchaient les routes. Ma yeslek ghir twil el 3mor. L'Algérie a définitivement basculé dans l'horreur. Toujours plus de morts et toujours plus d'horreur. Des morts par centaines, des villages entiers emportés par la folie meurtrière. Où se cachaient donc ces démons qui ont subitement pris possession du pays, dans quelle grotte sombre et lugubre? La magnifique lumière d'Algérie, celle que tant de peintres ont glorifiée, n'y pouvait rien. Notre tempérament de méditerranéens joyeux et plein d'entrain avait laissé la place à une inextinguible soif de sang et de vengeance, dignes des films sur Dracula et les vampires des lugubres forêts de la Transylvanie. L'été est de nouveau à nos portes. J'ai eu soixante ans il y a un peu plus d'un mois. J'ai choisi l'exil, à cinquante-et-un ans passés, et cela fait presque neuf ans que j'ai quitté le pays avec femme et enfants pour donner à ces derniers la chance de vivre sous des cieux plus cléments. Lâcheté et ingratitude, diront certains. Peut-être. Certainement aussi volonté de fuir un climat délétère de médiocrité et de soumission générale au règne de la force et de la ruse. Besoin de retrouver le monde d'innocence et de tranquillité que je pensais être le notre jusqu'à ce que les démons surgis de nulle part viennent prendre possession de mon pays. En regardant les images d'un président en fauteuil roulant qui prête serment d'une voix inaudible, et celles d'une assistance qui applaudit à tout rompre et pousse des you you, je n'ai pu m'empêcher de ressentir une terrible honte et d'avoir la nausée devant un spectacle aussi dégradant pour un peuple jeune et vigoureux et une nation qui vient à peine de rejeter le joug colonial, en ce début de vingt-et-unième siècle de la liberté et de la démocratie. Tout ça pour ça! Trente ans de militantisme, sept ans de guerre contre la France coloniale et cinquante-deux ans de construction de l'Etat national pour aboutir à cette terrible image d'une nation jeune et pleine de vie dirigée par un vieil homme tremblant, cloué sur un fauteuil roulant par la maladie. Quelle terrible malédiction poursuit donc mon pays? Quels impardonnables crimes ont bien pu commettre nos ancêtres pour que nous soyons aujourd'hui condamnés à subir une telle humiliation? Et je me remémore la phrase de la vieille dame dans l'avion qui m'emmenait à Prague, en 1971, et la joie que j'avais ressentie en l'entendant dire « Le bel âge! ». Joie et bonheur d'être jeune et plein de vie et surtout d'avoir un bel avenir devant soi. Ce jeune homme de dix-sept ans, heureux et plein de vie et de rêves, c'était moi, mais c'était aussi, en moi et à travers moi, mon pays et tout le peuple algérien. Mais la jeunesse a fui notre contrée, livrée désormais aux vieillards malades et paralysés par l'âge, froids et incapables de rêver. Le rêve s'est brisé et il ne reste plus qu'un goût amer et un sentiment de prostration et de détresse. Nous avons failli, c'est certain. Mais notre échec dépasse nos prévisions les plus sombres: d'abord une terrible guerre d'une indicible horreur et maintenant cette humiliation qui ne semble pas déranger outre mesure les forces vives de notre jeune nation. Comme si chacun de nous se disait au fond de lui-même: « hakdha wala kthar », nous attendant toujours à pire, tant nos cœurs desséchés et nos cerveaux vides sont incapable de concevoir une autre manière d'être et de nous forcer à un sursaut salutaire. Mais comme je ne peux me résoudre à finir mon texte sur une note pessimiste, je ne peux m'empêcher de penser que de jeunes pousses finiront par sortir de notre terre si généreuse pour s'élancer vers notre beau ciel si pur. Une belle jeunesse se lèvera un jour et reprendra goût au rêve, ce rêve que nous avons trahi, faute de courage et de discernement, le rêve du jeune Abdelkader et de tous les jeunes qui, décennie après décennie, ont refusé d'abdiquer devant l'adversité, transmettant la flamme de génération en génération. Notre Algérie, celle qui attend patiemment son heure, rejettera tous les démons et se débarrassera de toutes les vieilles guenilles qui la défigurent. Elle revivra enfin et retrouvera sa vraie nature généreuse et débordante de vie.