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LA TUNISIE FACE A ELLE MEME
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 25 - 10 - 2014


(Page facebook de l'auteur)
Quelle est l'opinion des Tunisiens sur Ennahda à quelques jours du scrutin et à la lumière du passage d'Ennahda au pouvoir ?
Ce sont eux qui vont le dire ! Je me garderais bien de me croire capable d'anticiper les résultats du scrutin. Nombre d'observateurs sont victimes d'une sorte de « myopie tunisoise » (voir « de la Marsa », le quartier bourgeois de la capitale) qui leur fait méconnaitre l'état d'esprit d'autres régions du pays, lorsqu'ils ne sont pas trompés par le syndrome des « chauffeurs de taxis » dont ils oublient souvent que bon nombre étaient, avant la révolution, des informateurs privilégiés du régime ! Je me risque tout de même à penser que si un « tassement » des voix d'Ennahda n'est pas exclu, au lendemain de sa présence au pouvoir, je serai surpris d'un effondrement de sa popularité. Avec toutes les réserves qui s'imposent, il me paraît peu vraisemblable qu'il n'arrive pas dans les deux premiers, sinon en tête, ce qui reste tout à fait possible.
– Un retour d'Ennahda aux affaires est-il envisageable en dépit d'un bilan critiqué lorsque le parti était au pouvoir, et pourquoi ?
Rappelons d'abord une donnée de la situation tunisienne, proche de celle de l'Egypte de Morsi : une écrasante majorité des médias sont demeurés ou ont été acquis par les tenants de l'ancien régime. La tonalité dominante de la presse écrite notamment, extrêmement hostile à Ennahda et plus largement, à la troïka, accusée de lui avoir permis de gouverner, ne saurait donc être regardée comme un indicateur crédible de la température moyenne de l'électorat.
Ennahda pourrait il gouverner seul ? Peut-on imaginer un retour de la troïka (CPR, Ettakatol, Ennahda) ?
Il est extrêmement peu vraisemblable que le parti Ennahda revienne seul au pouvoir. Il faudrait d'abord que les électeurs lui en donnent les moyens. Mais il faudrait surtout que Rashed Ghannouchi accepte d'assumer seul une situation dont il sait, pour en avoir fait l'expérience, combien elle est exigeante et comment elle pourrait encore conduire, en cas d'échec, à un scénario de type égyptien. Il l'a dit à maintes reprises depuis son retrait volontaire du pouvoir, il considère qu'« un pays en transition ne se gouverne pas avec 51% des voix ». Le maitre mot de sa présente stratégie de campagne est donc la recherche d'un consensus pouvant permettre de former un gouvernement de type « union nationale ». L'idée d'une cohabitation englobe non seulement des petits partis comme ceux qui ont composé la Troïka, dont le CPR de Moncef Marzouki, qui est lui même loin d'avoir disparu des sondages, et des partis nouveaux comme celui de l'ancien CPR Mohamed Abou qui a créé le Courant Démocratique et des partis nouveaux et peut-être inattendus. Elle va jusqu'à englober également certains éléments de l'ancien régime. Ce choix est considéré comme « réaliste » et donc « courageux » par certains, « peureux » et « démissionnaire » par les autres, notamment les membres de la gauche révolutionnaire qui craignent que cette alliance ne se fasse sur leur dos. Elle a été l'une des principales sources de tensions et de résistances de la campagne, loin du terrain religieux qui avait longtemps été celui où la gauche guerroyait principalement avec les islamistes. C'est en fait devenu le cœur de la contestation d'Ennahda, à la fois à l'intérieur du parti et de la part des forces, islamistes ou non, qui se réclament des idéaux de la révolution.
Note-t-on un affaiblissement des islamistes, qui recueilleraient entre 20 et 25% des intentions de vote selon les sondages, après avoir récolté 37% des voix lors de l'élection de l'assemblée constituante ?
Il est assez vraisemblable qu'en terme de popularité le passage par le pouvoir a plus coûté que rapporté aux responsables d' Ennahda. Mais, une fois encore, il ne faut pas prendre la presse d'opposition au pied de la lettre. Leur retrait, qui est sans doute la meilleure chose qu'ils ont faite pour se préparer au scrutin, a démontré aux électeurs que les difficultés économiques qu'ils avaient rencontrées au gouvernement avaient peu à voir avec leurs seuls erreurs et beaucoup avec une conjoncture nationale, régionale et mondiale qu'aucun gouvernement n'a le pouvoir de transformer d'un coup de baguette. Leurs principaux adversaires, héritiers de l'ancien système, sont réunis de surcroit au sein d'un « Nida Tunis » qui ne brille pas par ses initiatives « positives ». Il capte avant tout les votes réactivement « anti islamistes ». Et il repose sur une coalition très hétéroclite qui pourrait voler en éclats si le leadership – un homme de 89 ans, en mauvaise santé – venait à faire défaut. Plus généralement, l'ancien RCD ne part pas uni à la bataille puisqu'il n'est pas parvenu à s'accorder sur le nom d'un candidat.
– Les incertitudes sur la violence en Tunisie (groupes islamistes armés du mont Chaambi, assassinat de deux opposants politiques) pèsent-elles sur le scrutin et comment ?
Oui, cette question est au premier rang de nombreuses interrogations, qui ont été relancées par les arrestations mouvementées de jeudi. Mais la rhétorique liant Ennahda à l'insécurité ne semble plus être réellement fonctionnelle ailleurs que sous la plume de ceux qui la manient ad nauseam depuis la victoire électorale du parti de Ghannouchi. Comme la problématique de la « théocratie » elle a en grande partie perdu de sa crédibilité. Le problème de l'existence, bien réelle, d'une composante du paysage islamiste qui a opté pour l'action armée n'en demeure pas moins posé. Mais il ne semble pas qu'il doive jouer un rôle déterminant sur le scrutin.
Le journaliste Moez El Bey constate dans le journal arabophone Akher Khabar que l'ISIE, l'instance chargée des élections, serait infiltrée par des membres de tous les partis politiques, dont Ennahda. Qu'en pensez-vous ? Cela vous semble-t-il vraisemblable ?

Que les partis, tous autant qu'ils sont, s'efforcent d'être représentés au sein de l'ISIE n'est pas invraisemblable. Pour l'heure, l'instance a montré toutefois sa capacité à réguler notamment l'affichage électoral et les temps de parole dans les médias de façon assez stricte, trop disent même certains qui, plutôt que de risquer de payer des amendes pour affichage illégal, ont notamment cessé de distribuer des autocollants. Il est à peu près certain que le camp défait par les urnes lancera des accusations d'irrégularité. Notons pour l'heure que de telles accusations ont été à ce jour lancées plus régulièrement par les partisans de Nida Tounis que par leurs adversaires.
Que penser du retour d'anciennes figures du régime de Ben Ali, telles que Mondher Zenaïdi ?
Il faut rappeler que la justice transitionnelle est un exercice aussi exigeant qu'indispensable. On ne peut tourner la page de la dictature qu'à la condition de ...l'écrire et de désigner et de condamner ce faisant les principaux acteurs de la dérive faite de répression et de corruption qui a marqué l'ancien régime. Cela dit, il convient également de ne pas oublier le prix considérable de tout excès qui serait fait dans ce domaine : l'Irak d'abord, la Libye ensuite, ont montré le cout que doit assumer un pays qui pousse trop loin la logique de la revanche et exclue trop durablement une trop grande partie de ses élites. La stratégie adoptée en 2003 en Irak par les Américains, remettre le pouvoir aux chiites et dissoudre l'armée sous prétexte qu'elle était composée d'une majorité baathiste et/ou sunnite a produit en réaction, dix ans après, les effets catastrophiques que l'on sait. La Libye a adopté ainsi une loi extrêmement restrictive qui a notamment conduit à la démission du président du Parlement, Mougharief héros de l'opposition au régime de Qadhafi pendant plus de trois décennies, du seul fait qu'il avait fugitivement occupé un poste d'ambassadeur au début des années 1980. Sur ce terrain extrêmement délicat, objet d'un débat passionné, Ghannouchi a opté pour une solution qui lui est reprochée, y compris par les membres de son parti : il se refuse à interdire le retour d'anciens responsables du parti pour autant qu'ils ne fassent pas l'objet d'accusations pouvant être documentées et sanctionnées par l'appareil judiciaire. Le principe même de voir accéder Béji Qaïd Essebsi à la présidence n'est pas exclu par Ennahda.
En quoi l'adoption de la nouvelle Constitution a telle pu changer le rapport de force politique?
L'adoption d'une constitution que l'on est en droit de considérer comme « la première constitution démocratique dans le monde arabe » est un événement dont les Tunisiens, empêtrés dans les problèmes quotidiens, mettront sans doute du temps à mesurer la portée historique. Elle a été le fruit de nombreuses concessions, montrant notamment que les islamistes pouvaient accepter un texte défendant un texte clairement laïc.
Quel effet a-t-elle eu sur le rapport de force politique ? Disons qu'elle a d'abord démontré l'invalidité de la thèse qui, depuis plusieurs décennies, considérait que le camp islamiste était trop étranger aux valeurs de la démocratie et de la laïcité pour être un partenaire crédible de la construction d'un Etat de droit. La constitution a contribué ensuite, à cause de ces concessions faites par Ennahda, à diviser le camp islamiste dont une partie au moins ne s'est pas reconnue dans l'abandon d'un certain nombre de marqueurs symboliques. A la veille des élections, Ennahda n'a donc absolument pas la capacité de mobiliser la totalité du camp islamiste. Un « vieux » « Parti de la Libération islamique », l'un de ceux qui, aux côtés d'Ennahda (alors le « Parti de la tendance islamique ») a été l'une des principales cibles de la répression de Bourguiba puis de Ben Ali, boycott ainsi le scrutin. Sur la « droite » islamique d'Ennahda, si ce vocable est autorisé, un « Front de la réforme » (Jabhat al-Islah) tente de rassembler la sensibilité salafiste en se démarquant des concessions faites par Ennahda, à la fois sur le terrain constitutionnel et sur celui de la justice transitionnelle. Bon nombre de militants, y compris d'ailleurs dans les rangs d'Ennahda, estiment que Rashed Ghannouchi a une attitude trop complaisante à l'égard des grandes figures de l'ancien régime. Une liste « Al chaab iourid » (« le peuple réclame », paraphrasant le slogan révolutionnaire) flirte sur un registre atypique avec le registre salafiste, (certaines de ses représentantes ne portent pas le voile) et se démarque elle aussi d'Ennahda sur le terrain de la justice transitionnelle.
Ensuite et enfin, tout le mouvement « Ansar al-Charia », dont il faut dire qu'il n'était aucunement limité à un groupuscule radical mais disposait manifestement d'une vraie base sociale, dans plusieurs quartiers défavorisés de la capitale, est désormais cantonné dans la clandestinité. Le leader d'Ennahda, on le lui a beaucoup reproché, a longtemps rêvé de rallier les membres du groupe radical soupçonnés d'être derrière l'assassinat des deux personnalités de la gauche, avant de franchir le Rubicon du lancement d'une campagne répressive qui a vite adopté les standards régionaux (morts sous la torture et assassinats extra judiciaires inclus) de celle qu'Ennahda a subie au cours des trois décennies écoulées. Certaines voix disent que tout ce que Ennahda a gagné dans le champ politique, au prix de toutes les concessions que devaient faire un parti au pouvoir, notamment sur la scène internationale, il l'a peut être perdu sur le terrain strictement religieux, un grand nombre de mosquées échappant à son contrôle. C'est là un indiscutable réservoir d'abstentionnistes et donc l'une au moins des inconnues de ce scrutin, en tant qu'elle rend difficile l'évaluation avec certitude du potentiel de mobilisation d'Ennahda.
(FB propos recueillis par Julien Vallet pour « Fait Religieux »)


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