« Abane Ramdane est mort au champs d'honneur », titre d'El Moujahid dans son numéro du 24 au 29 mai 1958. En fait, au-delà de l'acte abject, la version officielle de son assassinat est d'une pusillanimité incommensurable. Car, si le mobile des assassins tient la route, pourquoi travestissent-ils à ce point la réalité ? Cela dit, si la vérité est cachée pendant la guerre pour ne pas décourager les combattants sincères, pourquoi le mensonge devient-il la règle après le recouvrement de l'indépendance ? Le plus grave encore, c'est que 52 ans après l'indépendance, les adversaires de la ligne politique défendue par Abane Ramdane ne se pressent pas en vue de rétablir la vérité. Ont-ils peur de lever la chape de plomb pour que l'opinion apprenne que les conflits politiques se soldent par l'élimination physique des antagonistes ? Mais, le jour où la vérité éclatera, tout le monde saura que les divergences d'idées se terminaient de la sorte. On dira alors qu'Abane Ramdane a été assassiné par les siens pour avoir divergé avec ses « frères » d'armes sur la conduite de la guerre d'Algérie. Et encore, de quel projet ses adversaires peuvent-ils se prévaloir quand on sait que leur seule motivation reste le pouvoir. Ce qui n'est pas le cas d'Abane Ramdane. De façon générale, pour que l'on puisse saisir le sens de l'engagement d'Abane Ramdane, il faudrait revenir au tout début de la révolution. En effet, au moment où le principal parti nationaliste, le PPA-MTLD, dont est issu Abane Ramdane, se déchirait, celui-ci purgeait encore sa peine de prison. Bien que les conditions de déclenchement de la guerre de libération soulèvent de réelles questions, à sa libération le 18 janvier 1955, Abane Ramdane ne tergiverse pas. Homme de conviction et de principe, il ne peut se dérober. Cela dit, avant de s'engager, il n'a pas hésité à émettre des critiques sur la précipitation et le manque de projet politique des allumeurs de la mèche. D'ailleurs, que signifie le contrat moral, un principe cher à Ben Bella, entre les chefs historiques, pourrait-on se demander par exemple ? Car, si le mouvement de libération est national, porté rappelons-le, par le front et l'armée de libération nationale, cela ne devra pas conduire à l'exclusion. C'est donc sans complexe qu'Abane Ramdane –a-t-il quelque chose à prouver ? Son engagement antérieur et son incarcération pour cause d'activités indépendantistes sont autant de preuves irréfutables qui ont forgé sa personnalité –intègre les rangs du FLN. Un parti qui a amplement besoin d'un chef pour l'organiser. Et si Ben Bella avait pris ses responsabilités en rentrant au pays en 1955, il aurait découvert la réalité du terrain. En effet, bien que le parti révolutionnaire commence à avoir des bases élargies, le terrain est tout de même en jachère. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le travail attendant Abane Ramdane n'est pas une sinécure. Et pour cause ! Le départ de Mohamed Boudiaf, coordinateur national des zones, devenues wilayas après le congrès de la Soummam, à l'étranger, l'assassinat de Didouche Mourad, chef de la zone 2, en janvier 1955, l'arrestation de Rabah Bitat, chef de la zone 4, en mars 1955 sont autant de militants de valeur à supplanter. Mais, là où le FLN a besoin de renfort, c'est incontestablement sur le plan organisationnel. Et c'est là où l'apport d'Abane Ramdane se révèle d'une importance capitale. Ainsi, à la propagande coloniale présentant le mouvement comme étant celui des égarés, Abane Ramdane élève le niveau en s'adressant au peuple algérien, le 1er avril 1955. Avec l'organisation du congrès de la Soummam, où deux principes fondamentaux ont été entérinés, à savoir la primauté du politique sur le militaire et la prééminence de l'Intérieur sur l'Extérieur, Abane Ramdane donne un vrai sens à l'action révolutionnaire enclenchée le 1er novembre 1954. Et qui plus est, il réalise le rassemblement de toutes les forces vives de la nation, à l'exception du MNA de Messali Lhadj et des communistes [jusqu'à nos jours, les communistes algériens ont toujours botté en touche], sous le patronage du FLN. Hélas, au lieu de soutenir un homme d'une telle stature, ses « frères» d'armes, soucieux de leurs avenirs personnels, voient en lui un danger. Cette inquiétude est amplifiée par les déclarations de Ben Bella contre les résolutions de la Soummam. À partir de là, plusieurs chefs de renom commencent à changer le fusil d'épaule. Même la proposition de Hocine Ait Ahmed, en avril 1957, consistant à créer un gouvernement provisoire, et qui vise à réunir les partisans et les adversaires de la Soummam dans l'intérêt du pays, n'a pas l'effet escompté. Désormais, la confrontation entre les deux lignes politiques, l'une incarnée par Abane Ramdane et l'autre par Ahmed Ben Bella, est inéluctable. Qu'en est-il au juste quand on parle de ligne politique ? Quand Abane Ramdane songe à l'avenir du peuple algérien, Ben Bella pense à sa carrière. Et quand celui-là pense à mettre en place des institutions viables pour le bon fonctionnement du futur Etat, celui-ci se prépare à accaparer, le moment venu, le pouvoir en s'appuyant sur les forces armées. Toutefois, dans cette épreuve, deux événements fragilisent Abane Ramdane. Le premier est inhérent à l'arrestation et puis à l'assassinat de son allié Larbi Ben Mhidi et le second est relatif au départ du CCE (comité de coordination et d'exécution) à l'Extérieur. Bien que le repli doive être provisoire selon Abane Ramdane, les autres membres ont une approche différente. Et comme cela ne suffit pas aux malheurs d'Abane Ramdane, il se met à dos les deux enfants terribles de la révolution algérienne, Abedelhafid Boussouf et Houari Boumediene, lors de son passage au Maroc en mars-avril 1957. Ce passage au Maroc va lui être fatal au moment où la crise atteindra les summums. Pour le moment, c'est-à-dire au printemps 1957, l'alliance des colonels contre Abane Ramdane prend forme. En accord avec la vision de Ben Bella, les colonels préparent les travaux du CNRA (conseil national de la révolution algérienne) en vue de défaire ce qui a été fait à la Soummam. En aout 1957, le CNRA entérine donc le plan des colonels. De chef tout puissant, Abane Ramdane se voit confier la gestion du journal El Moujahid. Il est également intégré dans un comité permanent où il siège avec les cinq colonels du nouveau CCE. Dans ces conditions, deux choix s'offrent à lui. Ou bien il s'éloigne de la direction du mouvement ou bien il pousse les colonels dans leur dernier retranchement. Pour Abane Ramdane, le sacrifice pour la cause algérienne, c'est aussi empêcher la dérive du mouvement. « Vous ne pensez plus combat, mais pouvoir. Vous êtes devenus ces révolutionnaires de palace que nous critiquions quand on était à l'Intérieur. Quand on faisait vraiment la révolution. Moi j'en ai assez. Je vais regagner le maquis et à ces hommes que vous prétendez représenter, sur lesquels vous vous appuyez sans cesse pour faire régner votre dictature au nom des combattants, je raconterai ce qui se passe à Tunis et ailleurs », apostrophe-t-il les colonels lors de sa dernière réunion au sein du CCE. Hélas, pour les colonels, Abane Ramdane devient trop dangereux. Pour qui ? Sans doute, pour leur avenir politique. D'où la décision de l'emprisonner au Maroc. Mais, dans le fond, les colonels souhaitent sa disparition pure et simple. Le fait de le confier au sanguinaire Boussouf, cela équivaut à sa condamnation à mort. Pour y parvenir, ils l'attirent dans un guet-apens au Maroc, le 27 décembre 1957, sous prétexte que la révolution a besoin de lui pour résoudre un problème avec les voisins marocains. Pour mieux décrire l'esprit de ses assassins, voilà ce qu'écrit Ferhat Abbas, dans « l'autopsie d'une guerre » : « les colonels se sont comportés comme les héritiers des Beni Hilal pour qui la légitimité se fonde sur la raison du plus fort. » Mais, si les reproches des colonels sont réels, pourquoi n'assument-ils pas leur acte publiquement ? Aujourd'hui, on sait qu'aucun reproche, des Krim, Boussouf, Bentobal, Ouamrane et Cherif, ne tient la route. Et si tous les travaux étayent la thèse selon laquelle Abane Ramdane a été assassiné par ses « frères » d'armes pour avoir prôné une voie juste, pourquoi le mensonge continue-t-il d'entourer, dans l'Algérie indépendante, l'affaire Abane Ramdane ? Enfin, n'est-il pas temps que la version officielle soit réécrite pour que l'Algérie renoue avec le discours de vérité ? Pour cela, il faudra commencer par changer la plaque commémorative à son effigie à Larbaa Nath Irathen où cette histoire de « mort au combat » disparaisse à jamais. Ce jour-là, l'Algérie inaugurera une nouvelle phase où la vérité deviendra notre nouvelle devise. Une devise qui devra être extrapolée à tous les domaines. Ait Benali Boubekeur * facebook * twitter