Kamal Guerroua, universitaire Et voilà que le temps des vaches maigres s'annonce à grands fracas. Les prix du baril du pétrole ont baissé, l'atmosphère internationale n'augure pas de belles surprises, les cartes de l'alternance au pouvoir sont rebattues à l'intérieur, la phraséologie des réformes et des grands chantiers en prend un sérieux coup et, enfin, le nuage de toutes les illusions entretenues par les uns et les autres s'est dissipé. L'Algérie monochrome et à tête malade ayant réincarné le rôle de la cigale dans «la fable de la rente» regrette aujourd'hui le génie et la persévérance de la fourmi. Mais rattrape-t-on en un tournemain le temps perdu quand, depuis des décennies, on n'a adopté aucune stratégie pour sortir de notre dépendance alimentaire, économique, intellectuelle, etc.? Difficile d'imprimer une teinte cohérente à ce que nous pensons ou faisons. Car, en apnée mentale, le pays vit une fantaisie cartoonesque où les remous de Ghardaia, la protesta anti-gaz de schiste de In-Salah et le dernier rappel à l'ordre bondieusard d'Alger synchronisent, à notre corps défendant, une dynamique de métamorphose sociopolitique nouvelle dans une carte régionale fragile. L'analyse des faits est encore délicate au moment où j'écris ces lignes tant que cette tempête n'a pas donné de signes de «happy end». Passons donc, en attendant, à autre chose : le problème des mentalités. Mais pourquoi exactement cette thématique? Je pense que, comme tout pays du Tiers Monde, l'Algérie en souffre. Or, si l'on veut changer ne serait-ce qu'un aspect de cette crise complexe qui nous ravage, il faudrait d'abord commencer par la réforme des cerveaux, une finalité qui devrait s'inscrire dans le droit fil du combat de tous les jours. En effet, l'élan de notre société est cassé et tout ce qui nous entoure s'est brusquement arrêté en amont aux petits calculs politiciens et en aval à la toile des préoccupations ordinaires, inflation vertigineuse et pouvoir d'achat à la dérive obligent. Les algériens à la périphérie des enjeux tracés d'en haut, ne pensent plus désormais à construire une société et les dirigeants se vantent à peu de frais d'être épargnés par la tornade du printemps arabe, arguant que le peuple a subi de terribles épreuves qui l'ont forgé et instruit sur les dérives de la précipitation et des soulèvements incontrôlés. En agissant ainsi, le pouvoir soucieux de sa propre survie se perd en conjectures, réveillant d'une part chez le citoyen lambda l'esprit de patience et de générosité qui est à même de le préparer au moins psychologiquement à son plan d'austérité économique et, d'autre part, il anesthésie le désir de celui-ci «le citoyen» de s'autocritiquer lui-même déjà et de critiquer ses élus, ses responsables et son gouvernement. Peu crédibles à tous points de vue, toutes les initiatives étatiques de ces dernières années corroborent, du moins en partie, le cliché de «l'immaturité du peuple au changement». En plus, au tranchant de deux époques (le socialisme trop protecteur des années 1970-80 et libéralisme sauvage et indifférent à partir des années 1990), l'algérien a perdu les trois tiers de sa lucidité. Tombé en délicatesse avec les notions du civisme, des droits et des devoirs, il ne dispose que d'un logiciel, du reste efficace, pour intercepter les méchantes rumeurs que l'on sème ça et là pour parasiter sa conscience et pérenniser un système poussif. En revanche, cet algérien-là succombe aux excès de la passion dans une verve plus proche de l'hallucination que de la réalité. A sa grande surprise, il découvre que tout ce pour quoi des générations entières sont sacrifiées n'est que de la pure perte. Rien à redire à tout cela sinon que les algériens se sont transformés en opposants de ce dont, par ailleurs, ils prétendaient des années durant être des adeptes, voire des pionniers. Autrement dit, vu les désenchantements antérieurs et tout ce qui s'est passé à partir de 2011 dans la région, la démocratie est devenue le reflet d'un chaos à venir après avoir été un idéal à conquérir. A vrai dire, le processus contagieux de la régression a auparavant déjà touché les comportements, en subvertissant les manières d'être, de regarder l'autre et de se mettre en rapport avec lui. La superficialité est devenue par exemple un paramètre de reconfiguration de l'architecture mentale du jeune de la banlieue algéroise comme de celui de l'arrière-pays, en ce sens que la ruralité n'a pas été apprivoisée dans l'objectif de «la citadinisation des espaces» mais dévitalisée de ses qualités primordiales propres à savoir l'hospitalité, l'entraide, la bonhomie, le courage et la bonté pour ressortir par effraction de sa bulle originelle en relents de voyouterie, de sauvagerie et de délinquance. Ainsi le paraître vestimentaire ou physique s'est-il mué en un simple « pare-être» psychologique pour emprunter l'excellente expression de l'anthropologue Marc Perreault et le matérialisme sur fond de moralisation ne traduit-il qu'un « copier-coller bricolé » de l'hypocrisie sociale et de la corruption à géométrie variable. Dans cette bourse de valeurs travesties, le pauvre citoyen, livré à lui-même, essaie de ramer vers le large, se soulageant de la vague, creuse et ennuyeuse, de la routine et se gardant bien, faute d'appuis bien évidemment, de faire le diagnostic de lui-même et de sa société. En quelque sorte, chez lui ce qui est d'ailleurs très pathétique, l'évitement, voire l'omission du problème est une façon de l'appréhender, de le vaincre et de le dépasser. Hélas, un effet de foule anarchique doublé d'un individualisme exubérant ont ratatiné l'individualité, la liberté de pensée, l'indépendance et l'autonomie de l'algérien actuel ! Afin de mieux projeter de la lumière sur cette dialectique « individualité-foule », je m'en remets à un exemple que je trouve illustratif. Dernièrement un ami affligé par tant d'années d'exil subi dans la solitude m'a raconté son extrême stupéfaction de ce qu'il avait dû constater, la mort dans l'âme, en Algérie. Le désintéressement à l'autre, à l'environnement, au vivre-ensemble et à tout ce qui est relatif à la culture est incontestablement une seconde nature chez les nôtres « dans ma famille, pourtant tous des lettrés mieux que moi et ayant des professions libérales, ça sent le renfermé, personne ne lit ni ne tente de comprendre ce qui se passe au pays ! J'en reste coi. On dirait que je vis dans un autre monde. Et dès que l'on se met à table pour manger ou parler, la pauvreté de la discussion fait le vide autour de nous, je m'accroche quand même faisant semblant de m'y intéresser mais m'ennuie vite et décroche » me confesse-t-il, une larme de nostalgie à l'œil. « Mais pourquoi ne lisent-ils pas ? Et pourtant, ils sont assez aisés et ils en ont les moyens ?» L'interrogeai-je curieux « tu sais qu'en Algérie, ce phénomène d'illettrisme systématique est presque normal puisque la vision de la société d'antan a changé, celui qui a fait des études s'inspire et suit des schémas de réussite de ces fortunés martiens sans culture qui construisent des châteaux et roulent en voitures de luxe soit grâce à la corruption ou aux crédits de l'A.N.S.E.J, c'est-à-dire l'inverse de ce qui doit se passer, et le résultat est là ». Dépeignant un tableau acerbe de l'Algérie de nos jours, mon interlocuteur ajoute à son réquisitoire une anecdote qui l'avait à jamais marqué dans un de ces fameux cafés d'Alger la blanche « impeccablement vêtus, les deux gars qui étaient attablés en face de moi parlent fort politique et business mais oublient tout de même de rappeler au serveur qu'en tant que clients la propreté de leur table est impérative avant qu'il s'y installent, et que dans un lieu public pareil, deux verres de cafés ne se servent jamais avec une seule cuillère que l'on trempe dans l'eau pour, soit disant, la nettoyer avant qu'elle fasse le tour de la salle. Avec, le comble, à leur côté une sucrière dont des tâches grisâtres de sucre mouillé forment des boules qui se voyaient de loin, c'est terrible!». Ce sont pourtant ces petits détails qui font les grandes différences dans les contrées évoluées. Supposons maintenant que notre pays n'a plus de rente pétrolière et qu'il s'est appuyé sur l'unique secteur touristique pour établir son budget annuel et nourrir tous ses enfants. En même temps, des touristes occidentaux ou autres viennent dans ce même café et constatent ce décor à la limite du pitoyable, vont-ils y revenir pour soutenir de telles extravagances, ce manque de calme et surtout d'hygiène, ces chaises mal triés, ces tables éparpillées, l'absence de courtoisie, l'odeur suffocante de la fumée, etc. ? Jamais ! Loin de la caricature ou de la littérature du caniveau, notre problème est fondamentalement dans l'éducation, la culture, le respect des autres, les manières, les comportements. Bref, c'est un problème de savoir-être, d'idées et surtout de mentalités. Kamal Guerroua, universitaire