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DE GHANNOUCHI À BAGHDADI.‎ LE PRINTEMPS AN IV, ENTRE CONTRE-REVOLUTION ET CONFESSIONNALISATION
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 20 - 04 - 2015


20/04/2015
– par François BURGAT, CNRS IREMAM ERC WAFAW -
En avril 2015, quatre années après le début du « printemps arabe », le paysage régional incite ses analystes à une modestie... raisonnée. Aucune des grandes transformations à l'œuvre aujourd'hui n'était totalement absente du spectre des premières prévisions : ni la puissante dynamique contre révolutionnaire d'abord, ni les louvoiements stratégiques et éthiques des Occidentaux, dans le choix de leurs partenaires, égyptiens ou syriens notamment[1]. Ces quatre années ont vu s'affirmer spectaculairement la capacité de « l'Islam politique » à franchir à nouveau avec succès, le seuil, tunisien cette fois, de la démocratie et, à l'opposé, se dresser la puissante lame de fond jihadiste. Contrairement à une représentation largement répandue, les débordements de violence extrémiste ne peuvent aucunement être expliqués par la seule poussée de ce radicalisme religieux. Toutes les formes de torture [2], des assassinats de masse sur une base sectaire aux viols systématiques, la famine programmée, ou l'usage d'armes de destruction massive contre des civils, ont bel et bien été le fait d'un Etat, et exercées au nom de « la légalité » aussi bien que de la défense, « des minorités » ou même « de la laïcité ».
Certaines évolutions, pas seulement les plus inquiétantes d'ailleurs, ont été nettement moins anticipées que d'autres. Partout dans la région, la poussée protestataire qui a débouché sur le renversement du Président Zine al Abidine Ben Ali a, dans tous les cas, fait entrer le Maghreb et le Moyen Orient dans une ère dont, malgré l'ampleur des revers et des coûts humains, il n'est pas possible aujourd'hui de sous-estimer ni la dimension positive ni l'irréversibilité.
De Mossoul à... Tunis : l'omniprésente diversité de la référence islamiste
Le printemps arabe en fait une nouvelle démonstration éloquente : moins que jamais la référence à « l'islamisme » des acteurs ne suffit à les catégoriser. Le printemps a accéléré le déploiement de leurs attitudes et de leurs comportements sur l'entier registre, extrêmes opposés inclus, de l'activisme religieux et politique. De Mossoul à Tunis et de Ghannouchi à Baghdadi, les islamistes constituent moins que jamais une catégorie homogène et cohérente du corps politique régional.
À Tunis, il n'était pas totalement impossible d'imaginer que, dans la foulée d'une restauration autoritaire au demeurant prévisible[3], un parti proche de l'ancien régime retrouverait, en la personne de Beji Caïd Essebsi, ancien ministre de Bourguiba, le chemin du palais de Carthage. Mais bien peu nombreux sont ceux qui avaient envisagés, l'auteur de ces lignes pas plus que d'autres, que trois des membres d'Ennahda, fer de lance de l'opposition islamiste, prendraient une place, modeste mais ô combien symbolique, dans un gouvernement formé sous l'autorité d'un président qu'ils avaient souvent dénoncé comme étant celui de la « contre-révolution ».
"Des différences mais pas forcément des différents" !, Tunis, ©‎ F. Burgat
Bien peu également auraient pu tracer les lignes sinueuses de la recomposition des salafistes, ces challengers des Frères musulmans, au sein d'un champ islamiste[4] où, en Egypte, en Libye et en Tunisie notamment, leurs stratégies se sont révélées étonnamment diversifiées. Alors que certains sont restés fidèles au désaveu « quiétiste » des urnes (réputées diviser la communauté des croyants), d'autres ont opté pour la banalisation de l'engagement, longtemps proscrit, dans la compétition électorale. Et, depuis ces deux postures, les différentes factions se sont déployées entre le soutien actif à la contre-révolution (pour ceux qui ont fait primer leur hostilité envers les Frères sur leur ambition oppositionnelle) jusque, à l'opposé, à l'engagement révolutionnaire jihadiste le plus radical. Cette diversité confirme la plasticité de la dynamique islamiste. Elle établit que sa nature profonde relève moins de la gestation d'une idéologie politique que « de la réconciliation de l'entier (ou presque) terroir de création [...] des idéologies politiques, avec l'univers symbolique de la culture musulmane, par tous ceux qui la perçoivent, par-delà le traumatisme de l'irruption coloniale, comme leur culture "héritée" »[5].
La « forfaiture oppositionnelle » des gauches
Au sein des gauches arabes, le refus émotionnel de poursuivre avec les vainqueurs islamistes des premières urnes du printemps la timide mais prometteuse coopération amorcée dans l'opposition a conduit une majorité des héritiers des premières mobilisations anti-autoritaires[6] à un repli inattendu dans le giron des régimes déchus.
Aux côtés des gauches arabes, les gauches européennes, bruyamment opposées à tout soutien autre que verbal à l'opposition syrienne (soutien occidental s'entend, le soutien iranien décisif n'ayant pas été véritablement condamné dans les rangs de la militance arabe ou européenne de gauche) sont restées parfaitement silencieuses lorsque Français et Américains sont partis combattre non point Bachar al-Assad mais seulement l'aile jihadiste de son opposition, à l'origine pourtant, d'infiniment moins de violence que l'armée et les milices du titulaire du pouvoir.
Lorsqu'une révolution... en cache une autre
En Syrie d'abord, un peu partout ensuite, la protestation populaire républicaine a croisé la route d'une autre mobilisation, transnationale et sectaire celle-là, dont la spectaculaire percée irakienne de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI) en août 2014 a révélé l'ampleur[7]. Au service d'un « jihadisme global », ont fait irruption, sur la scène protestataire, des acteurs usant de modes d'action très éloignés des premières mobilisations pacifiques du « printemps arabe ». Les terrains syrien et irakien ont contribué à produire, avant de l'exporter, le pire de ce que nourrissent les conflits : la banalisation, d'abord, des usages les plus extrêmes de la violence, l'affaiblissement, ensuite, du lien citoyen au bénéfice de diverses appartenances infra-nationales dont la mobilisation et les effets de division ont rapidement irradié dans le terroir régional puis international[8]. Les jihadistes ont pour caractéristique première d'inscrire leur action dans une temporalité́ et une territorialité́ radicalement différentes des révolutionnaires nationalistes et républicains. S'ils ne vont réussir à affecter que partiellement la réalité́ du terrain, c'est bien plus profondément qu'ils vont transformer l'image, surtout internationale, du « printemps arabe » tout entier.
De la Syrie au Yémen, c'est pour se protéger d'identiques menaces... démocratiques ou en inverser la tendance, que les régimes, bien avant leurs opposants, ont pris l'initiative du recours à un identique usage cynique de la division, ethnique ou confessionnelle, du front des révolutionnaires. Ce sont partout les régimes qui ont ouvert la porte à une radicalisation sectaire qu'ils entendaient exploiter sur la scène internationale au bénéfice de leur propre prétention à la « modération ».
Prenons le temps de noter que les replis identitaires sur un lien infranational, encouragés par cette stratégie cynique des régimes et, dans tous les cas, accélérés par leur affaiblissement, ne se sont pas faits toujours sur les appartenances religieuses. Dans le cas des Kurdes, ou des Libyens[9], ainsi que, jusqu'à un certain point, en Irak, ce sont des liens ethniques ou simplement localistes qui se sont substitués à un ciment national longtemps maintenu, le cas échéant par la force, par et au profit des titulaires du pouvoir.
Lorsqu'ils ne sont pas confessionnels les liens de substitution à l'Etat national sont ethniques, tribaux ou régionaux, ©‎ F. Burgat
C'est sans doute en Irak, pays que la chute de Saddam Hussein et le très profond remaniement du paysage institutionnel des années 2000 n'avaient pas protégé d'une poussée « printanière », vite détournée de son socle citoyen, que s'est produit ce plus mal anticipé des avatars du printemps : l'effondrement politique, institutionnel et militaire d'un Etat que ses promoteurs chiites portés au pouvoir par l'invasion américaine, avaient, au lendemain de la chute de Saddam Hussein, échoué à reconstruire sur une base autre que sectaire[10]. Ce vide, laissé d'abord dans le tissu institutionnel irakien, est alors « entré en résonnance » avec deux espaces laissés vacants, l'un par l'affaiblissement de l'Etat syrien, l'autre par ses opposants républicains, dès lors qu'ils furent lâchés, face à l'ingérence décisive de l'Iran, par les (faux) « amis de la Syrie ». C'est dans ce vide régional que s'est déployée, avec, pendant longtemps, la bienveillante collaboration de Damas[11], la poussée spectaculaire du camp jihadiste. Elle a adopté les contours d'une alliance que le général américain Petraeus avait en son temps réussi à faire échouer : celle de pans entiers de la société (tribale) sunnite avec la filière un temps « extrémiste », aujourd'hui bien plus proche du centre de gravité de la communauté sunnite, d'Al-Qaïda, puis de l'OEI.
La cynique stratégie confessionnelle du régime syrien, pourtant dénoncée dès les premières heures de la séquence révolutionnaire, s'est progressivement révélée ainsi la plus meurtrière des dérives printanières.
L'Iran, leader de l'un des pôles de la radicalisation sectaire..., ©‎ F. Burgat
Sur la liste des arènes politiques irrésistiblement rongées par le confessionnalisme, le Yémen, longtemps le théâtre, notamment dans les rangs du parti « islamiste » al-Islah, d'une remarquable cohabitation sectaire au sein même du champ islamiste, a fait une apparition particulièrement représentative[12]. L'agenda d'Ali Abdallah Saleh, président sortant (en fait jamais complètement sorti) recèle peut-être la plus achevée de ces trajectoires cyniques : après avoir combattu le sectarisme – alors largement imaginaire – des « rebelles zaydites du nord » (qui entendaient surtout, au lendemain du 11 septembre 2001, se démarquer des humiliantes concessions sécuritaires imposées par les Etats-Unis), il a fait de ce sectarisme son cheval de bataille pour reconquérir son pouvoir perdu. Les principaux acteurs, les Houthis au pouvoir, leur puissant allié le président sortant mais également son successeur élu Mansour Hadi qui entend, pour faire perdurer le processus constitutionnel qui l'a porté au pouvoir, abattre, selon ses propres termes, « le drapeau iranien qui flotte sur une partie du Yémen », doivent tous aujourd'hui faire face à la poussée des organisations sunnites radicales. Al-Qaïda et sa jeune rivale l'OEI font de la percée des Houthis une lecture strictement sectaire. Et elles risquent de ce fait, comme en Irak, de rallier, au nom de la lutte contre « la menace chiite », des pans entiers de la communauté sunnite.
En Egypte, le maréchal Sissi a adjoint à la violence de la répression une rhétorique tout aussi sectaire, sur une base nationaliste cette fois : il a entrepris de promouvoir une stricte « préférence nationale » aux accents clairement xénophobes dont Palestiniens et réfugiés syriens ont très vite fait les frais[13]. En rupture de la solidarité arabiste transnationale de son prestigieux prédécesseur Jamal Abdel Nasser, dont il continue pourtant à se réclamer en tant qu'il réprima lui aussi les Frères Musulmans,- il s'efforce de l'opposer à la « solidarité islamique », dénoncée comme dispendieuse, que prônait le président islamiste déchu. La violence débridée de la répression – sur fond de silence occidental complice – a très logiquement conforté, au-delà de toute attente, la légitimité du camp radical et sectaire qui avait, depuis le début de la recomposition du système, dénoncé comme naïve et irréaliste la stratégie légaliste des Frères.
Les « jihadistes sans frontière »
Mosquée chiite, ville de Baalbek. Les Jihadistes n'ont pas soutenu que le camp des révolutionnaires, ©‎ F. Burgat
En Irak d'abord, mais également en Syrie puis au Yémen, en Egypte et désormais en Libye, la filière jihadiste, nourrie par le radicalisme des régimes et leur stratégie de confessionnalisation a bénéficié ensuite d'une spectaculaire logistique planétaire. De la Tchétchénie à la Belgique, en passant par le Maroc, les « jihadistes sans frontières » et autres « Sunnites en colère » qui ont grossi les rangs de l'OEI sont en partie au moins les produits des échecs des politiques d'intégration ou des ratés des mécanismes de représentation de plus de 75 Etats de la planète[14]. Bien loin du rêve de la transformation égalitaire des systèmes politiques nationaux, leur agenda est celui de la création puis de l'expansion d'un « Sunnistan libre », c'est-à-dire d'un territoire que sa gestion mettrait hors de portée de toute interférence occidentale d'une part mais également ... chiite. Du Proche Orient jusqu'au Maroc[15], les mouvances jihadistes nationales ont été profondément remaniées par ce puissant appel d'air oriental qui a cautionné à la fois leur lecture binaire des scènes politiques nationales et le primat donné à leur engagement sectaire et transnational. Seul le front palestinien, plus déchiré que jamais à l'intérieur, offre, avec le maintien des relations extérieures du Hamas avec ses interlocuteurs du Hizbollah, une timide exception au principe de la déchirure sectaire[16].
L'exception des monarchies du Golfe : la « menace démocratique » interne avant la rivalité chiite régionale
Le Prince Turki al Faisal, l'un des artisans de l'extrême pragmatisme de la stratégie saoudienne
Dans le camp de la contre-révolution, la posture des monarchies arabes pétrolières sunnites a elle aussi généré quelques surprises. La première d'entre elles est bien que la « menace démocratique » les a vu retirer, un temps au moins, la priorité qu'ils accordait traditionnellement aux exigences de la rivalité avec leurs voisins chiites. Même si l'Arabie et le Qatar ont un temps identifié leurs intérêts à ceux de l'opposition syrienne, les monarchies pétrolières du Golfe, Arabie saoudite en tête, se sont, partout ailleurs (en Egypte, mais également en Tunisie et au Yémen) mobilisées plus activement contre la menace radicale de l'OEI, bien sûr, mais, plus encore, contre la "menace démocratique" de leurs opposants modérés. Ce sont ainsi les Frères musulmans, en tant qu'ils composent à leurs yeux la matrice de ces oppositions potentielles, qui leur sont apparus, chez eux et partout ailleurs dans la région[17], comme plus redoutables que leur rival régional iranien. Ainsi Riad n'a-t-elle manifestement rien fait, pendant plusieurs mois, pour freiner la poussée militaire des alliés houthis du président yéménite déchu Ali Abdallah Saleh, sachant que la progression « des chiites » s'opérait au détriment du parti al-Islah, proche des Frères musulmans, dont ils redoutent tout particulièrement les émules[18]. En apparence, la volte-face de l'opération « tempête décisive », lancée le 25 mars par les Saoudiens pour sauver le président Abderradbo Mansour Hadi, est certes venue inverser cette stratégie initiale. L'entrée en action de cette coalition militaire arabe, mise en œuvre, insistent ses promoteurs, sur leur seule initiative, marque à n'en pas douter un jalon important dans l'histoire régionale. Mais la façade d'une coalition sunnite lancée, à la périphérie du monde arabe[19], à l'assaut d'un acteur chiite et client de l'Iran n'en masque pas moins, une configuration sectaire régionale bien moins linéaire : elle ne peut pas faire oublier que ses membres visent sans doute, en y participant, à se laver du soupçon d'être, au cœur du monde arabe, associés, contre leur propre camp (sunnite) non seulement avec les Occidentaux mais également avec l'ennemi sectaire iranien qu'ils affichent de combattre au Yémen. Les monarchies combattantes démontrent ce faisant que la menace existentielle que constituent leurs propres opposants sunnites est bien plus inquiétante à leurs yeux que les enjeux de la rivalité sectaire avec leurs voisins chiites[20].
La France et les Occidentaux : de la révolution démocratique à la contre-révolution confessionnelle
La France, après une brève incursion, notamment en Libye, dans le camp révolutionnaire, semble mois après mois s'être repliée sur le terrain de ses certitudes traditionnelles : une lutte émotionnelle et indiscriminée contre « les islamistes ». Tirant très tardivement les leçons, tunisienne d'abord, égyptienne ensuite, de son long soutien aveugle aux régimes autoritaires les plus unanimement décriés, la diplomatie française a soudainement opté, en Libye, pour un soutien très volontariste à la dynamique révolutionnaire. Elle a ensuite opéré, à l'instar de la plupart de ses homologues occidentales, un repli frileux sur les anciennes certitudes de sa très réactive « lutte contre les islamistes ». Trop contents de voir se tourner la page contrariante d'un président égyptien « islamiste », ni la France, ni l'Europe, ni les Etats-Unis n'ont rien fait pour enrayer le torpillage du précieux processus de transition démocratique qu'ils avaient en théorie appelé de leurs vœux. À y bien regarder, cette lutte « anti islamiste » réactive se révèle de surcroît étonnamment sélective. Car la radicalisation sectaire dont la France entend se distancier en infléchissant ses alliances n'est en aucune manière le fait des dynamiques révolutionnaires en général, fussent-elles portées par des courants islamistes – et encore moins de l'opposition syrienne en particulier. Pour ne rien dire des maîtres de Bagdad, ceux de Damas, dont il est fréquent d'entendre évoquer la « laïcité » ou la propension à « défendre les minorités », ne se contentent pas, pour bénéficier de son effet repoussoir, de nourrir la radicalisation sectaire de leurs opposants : ils instrumentalisent, plus discrètement mais tout aussi efficacement, celle de leurs partisans chiites, iraniens bien sûr, mais également libanais, irakiens, yéménites[21] . Mais ils ne se refusent pas non plus de faire vibrer chez leurs interlocuteurs occidentaux – si laïques se disent-ils – la corde sectaire d'une solidarité sélective avec les minorités chrétiennes qui prive ainsi leur humanisme de son universalisme proclamé. Dénoncée à très juste titre lorsqu'elle touche une partie de l'opposition syrienne et de nombreux autres acteurs du printemps arabe, cette confessionnalisation n'a donc touché ni le seul camp des révolutionnaires ni même celui des seuls acteurs musulmans.
Dans le camp de réfugiés syriens de Zaatari (Jordanie), ©‎ F. Burgat
La guerre civile syrienne, que le régime de Damas avait un temps voulu faire passer comme un affrontement entre islamistes et défenseurs de la laïcité, s'est d'abord transformée en un affrontement entre des « islamistes » sunnites d'une part et, de l'autre, un pouvoir de plus en plus clairement adossé à un camp (chiite) tout aussi « islamiste »[22]. Alors que la dimension confessionnelle ou même sectaire de leur engagement est avérée, ces « islamistes »-là, se sont vus néanmoins recevoir progressivement le soutien non plus seulement des « descendants » irakiens ou iraniens « de Khomeiny » mais également, plus ou moins ostensiblement, par action ou par omission, des puissances occidentales « laïques ». « Laïques » certes, les dirigeants occidentaux, Européens ou Américains, pour ne rien dire des Russes, sont progressivement apparus il est vrai, au fil de la crise, comme étant également très sensibles à leurs racines... chrétiennes. La crise syrienne et ses ramifications innombrables ont révélé ainsi, qu'au-delà des clivages stratégiques hérités de la guerre froide, tous ceux qui, fût-ce sans le dire, ont très vite refusé que l'opposition syrienne puisse l'emporter militairement, partagent en réalité une identique méfiance, ancrée pour une part au moins dans leur imaginaire confessionnel, à l'égard de la composante majoritaire, c'est-à-dire sunnite (« les descendants de Ben Laden ») du monde musulman.
En Syrie, les diplomaties occidentales ont suivi ainsi la pente d'un irrésistible repli qui les a conduites à lâcher de facto, à quelques nuances près, une opposition dont il semble bien qu'elle leur soit apparue comme n'étant « pas assez laïque » à leur goût. En août 2014, après avoir imperturbablement laissé assassiner, l'arme au pied, des dizaines de milliers de membres de la majorité sunnite, privés des moyens militaires qui leur auraient permis de contrer non point tant le régime que la massive ingérence iranienne, les champions français de la laïcité et leurs partenaires occidentaux ont ainsi soudainement choisi de voler au secours des seules « minorités » et de rejoindre, contre l'OEI, aux côtés de Téhéran, les rangs d'une coalition aux accents « anti-sunnites » avérés.
L'effet « Charlie »
Si l'inéluctabilité d'une réponse terroriste aux interventions militaires occidentales dans le monde musulman était admise de longue date, la violence du choc parisien des 7 et 8 janvier d'abord, l'unanimisme et l'unilatéralisme de la réponse politique qu'il a engendrée le 11, dépassant la condamnation des assassinats au profit d'une adhésion aveugle à l'interprétation très spécieuse de la « liberté d'expression » pratiquée par l'hebdomadaire Charlie, ont accéléré le repli de la classe politique française sur une posture dont elle ne s'était que fugitivement départie : celle de son aversion ancienne à l'égard du spectre entier ou presque de l'Islam politique.
Dans l'Egypte cliente de ses Rafale comme dans la Syrie du « défenseur des minorités », la France apparaît ainsi comme étant de plus en plus clairement installée dans le même camp que celui des dirigeants du Bahreïn, où ses livraisons de grenades lacrymogènes continuent à pérenniser l'ordre pré-révolutionnaire, c'est-à-dire... dans le camp de la contre-révolution. La lente confessionnalisation de l'agenda des acteurs, y compris des acteurs étatiques, est sans doute au cœur de cette pernicieuse régression. En 2015, si l'arme absolue de la contre-révolution a un nom, ce pourrait bien être celui de la confessionnalisation.
[1] Cf. F. Burgat, « La crise syrienne au prisme de la variable religieuse (2011-2014) », Polarisations politiques et confessionnelles. La place de l'islam dans les ‘transitions' arabes, A. Bozzo et P. J. Luizard, Rome, Roma Tre-Press, 2015.http://ojs.romatrepress.uniroma3.it/index.php/PPC.
[2] Cf. notamment Yassin al-Haj Saleh, Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Les prairies ordinaires, 2015.
[3] Cf. notamment F. Burgat, « Ce que les urnes tunisiennes n'ont pas dit », Le Soir, 22.12.2014http://blog.lesoir.be/baudouinloos/2014/12/22/ce-que-les-urnes-tunisiennes-nont-pas-dit/.
Le tassement des voix islamistes renvoie à tout sauf à un séisme de nature idéologique. Il signale d'abord une usure très naturelle subie par ceux qui ont exercé le pouvoir dans des conditions particulièrement difficiles. Il révèle ensuite le coût du « pilotage au centre » pour lequel a opté Ghannouchi, qui a accéléré le désaveu de l'essentiel de la mouvance salafie. Mais il ne permet en aucune façon de conclure que l'idéologie de la bourgeoisie éradicatrice est (hors de la banlieue de La Marsa) en situation d'hégémonie dans le pays.
[4] Cf. notamment S. Lacroix, R. Caillet et P. Puchot, Laurent Bonnefoy, Les Frères musulmans et le pouvoir, P.Puchot (dir.), Galaade editions, 2014. Olfa Lamloum, « La politique à la marge de l'Etat et des institutions », Les Jeunes de Douar Hicher et d'Ettadhamen Une enquête sociologique, O. Lamloum et M. Ali Ben Zina (dir.) International Alert, Tunis 2015. F. Burgat et M. Sbitli, « Les Salafis au Yémen ou la modernisation malgré tout », Chroniques Yéménites,http://cy.revues.org/137?lang=en. L. Bonnefoy, « Salafis and the Arab Spring in Yemen : Progressive Politicization and Resilient Quietism », Chroniques yéménites, 2015, http://cy.revues.org/2811
[5] Cf. F. Burgat, L'Islamisme au Maghreb, la voix du Sud, Karthala 1988, Payot, 2008 (Petite bibliothèque de poche).
[6] Mais pas tous, la « troïka » formée au sein de l'Assemblée constituante tunisienne entre les islamistes d'Ennahada et deux des partis de gauche ayant représenté une très notable exception.
[7] P. Harling, « Ce qu'annonce l'éclatement irakien », Le Monde Diplomatique, Aout 2014, http://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/HARLING/50615. M. Rey, « Aux origines de l'Etat islamique », La vie des idées,http://www.laviedesidees.fr/Aux-origines-de-l-Etat-islamique.html.
[8] Cf. la remarquble cartographie réalisée par Xavier Houdoy sur la base d'une documentation rassemblée par Adam Baczko, Robin Beaumont, Arthur Quesnay, pour Noria dans le cadre du programme ERC – WAFAW. http://www.noria-research.com/tag/syria/.
[9] Cf. notamment P. Haimzadeh, « Les fausses grilles d'analyse du conflit libyen : Islamistes contre libéraux ? », Orient XXI,http://orientxxi.info/magazine/les-fausses-grilles-d-analyse-du,0652 et « Petites guerres locales en Libye, Le poids du régionalisme », Orient XXI, http://orientxxi.info/magazine/petites-guerres-locales-en-libye,0550.
[10] Cf. P. J. Luizard, Le piège de Daech ou le retour de l'histoire, La Découverte, Paris, 2014. M. Benraad, Irak, la revanche de l'histoire. De l'occupation étrangère à l'Etat islamique, Vendémiaire (Chroniques), 2015. A. Quesnay, « La révolution sunnite et l'explosion des clivages communautaires en Irak », Noria, 2015, http://www.noria-research.com/2014/12/18/the-sunni-revolution-and-the-outburst-of-community-divisions-in-iraq/ ou, sur la confessionnalisation de l'appareil d'Etat irakien http://www.noria-research.com/2015/02/25/the-iraqi-crisis-a-return-on-social-trajectories.
[11] N. Henin, Jihad academy, nos erreurs face à l'Etat islamique, Fayard, 2015. Cf. également la documentation essentielle rassemblée et mise en perspective sur le blog « Un œil sur la Syrie »,http://syrie.blog.lemonde.fr/ par Wladimir Glasman.
[12] L. Bonnefoy, « La revanche inattendue du confessionnalisme au Yémen », Orient XXI, http://orientxxi.info/magazine/la-revanche-inattendue-du,0677 et « Appliquer le modèle de l'Etat islamique au Yémen. L'ancrage territorial d'Al Qaïda », Orient XXI,http://orientxxi.info/magazine/appliquer-le-modele-de-l-etat,0656 .
[13] Cf Marie Vannetzel in Puchot (dir.) op. cit.
[14] F. Burgat, « Les Djihadistes sans frontières. Pourquoi partent-ils en guerre ? », Orient XXI, http://orientxxi.info/magazine/angry-sunnis-et-djihadistes-sans,0730. F. Burgat, « Des Français candidats au Jihad ? Leurs motivations ne sont pas que religieuses », L'Obs Plus,2 février 2015 http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1321813-des-francais-candidats-au-djihad-les-motivations-ne-sont-pas-que-sociales-et-religieuses.html. D. Thomson, Les Français jihadistes, Editions Arènes, Paris, 2014.
[15] R. Caillet, « L'influence de la guerre en Syrie sur le courant jihadiste marocain », Religioscope,http://religion.info/french/articles/article_643.shtml#.VRDXC_zF8hQ.
[16] N. Dot Pouillard et W. Alhaj, « Pourquoi le Hamas et le Hezbollah restent quand même alliés ? Au-delà de la crise syrienne et du clivage entre sunnites et chiites », Orient XXI,http://orientxxi.info/magazine/pourquoi-le-hamas-et-le-hezbollah,0831.
[17] La proxy war lancée contre les Frères musulmans par les Emirats et l'Arabie Saoudite s'est étendue non seulement à l'Egypte mais également à la Tunisie, où les adversaires des islamistes ont, avant et après leur passage dans l'opposition, bénéficié de financements extrêmement importants. La Mauritanie pourrait elle-même avoir été touchée : nombre d'observateurs attribuent l'interdiction puis la saisie de ses biens qui a frappé le 6 mars 2014 l'association « Al Mustaqbal », adossée au parti islamiste At-tawasul au résultat d'une sollicitation directe des Saoudiens. Proche des Frères Musulmans, At-tawasul est apparu aux législatives de 2013 – boycottées par les formations de la « Coordination démocratique » – comme le premier parti de l'opposition parlementaire.
[18] Cf. F. Burgat, « La prise de pouvoir houthie au prisme des intérêts régionaux », Orient XXI,http://orientxxi.info/magazine/yemen-la-prise-de-pouvoir,0797 et sur le sens de l'intervention saoudienne tardive .
[19] Sur le registre explicite de la mobilisation sectaire puisque le 11 avril, le mufti d'Arabie a appelé « au jihad » contre les Houthis.
[20] F. Burgat, « Yémen, une intervention pour redorer le blason des Saoudiens auprès des Sunnites ? », Express.fr,http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/yemen-une-intervention-pour-redorer-le-blason-des-saoudiens-aupres-des-sunnites_1665415.html#VZsQ0JC1Af655CR8.99.
[21] Cf. W. Glasman, « Les Jihadistes chiites, l'autre menace pour la Syrie et les Syriens », http://syrie.blog.lemonde.fr/2015/04/13/les-djihadistes-chiites-lautre-menace-pour-lavenir-de-la-syrie-et-des-syriens-33/.
[22] Pour un complément d'éclairage sur la part de la variable sectaire dans l'agenda des acteurs étrangers du conflit syrien, cf. T. Pierret, « The Reluctant Sectarianism of Foreign States in the Syrian Conflict », Peace Brief, United States Institute of Peace,http://www.usip.org/sites/default/files/PB162.pdf?hc_location=ufi.
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