1- De quels experts, quels spécialistes et quelles sciences s'agit-il ? Il y a une quinzaine de jours, à la fin de juillet, on apprenait que dès septembre 2015 l'arabe classique comme langue d'apprentissage allait laisser la place aux langues maternelles dans les écoles élémentaires. A un second moment, selon ce qu'on pouvait lire dans certains journaux et sur les réseaux sociaux, on pouvait croire qu'il s'agit de la décision la plus salutaire et la plus courageuse que le ministère de l'éducation nationale ait pu prendre depuis l'indépendance du pays. Une révolution dans l'école algérienne qui allait enfin sortir de son marasme. A un troisième moment, et en réponse peut-être à une réaction plus nombreuse et plus diversifiée qu'on ne l'imaginait, on annonce que la décision a été prise sur la base d'un travail fait avec des spécialistes et des experts, avec des porte-paroles de la science donc. On complète ceci par des références à des organisations internationales aussi importantes que l'ONU et l'UNESCO. Ceci signifie implicitement que défendre la réforme revient à défendre l'esprit scientifique. Quatrième moment, trois syndicats de l'éducation nationale expriment leur soutien à cette introduction des dialectes dans les écoles. Deux des trois sont des syndicats d'enseignants et ce soutien qui est des moins attendus, et qu'on doit regretter à mon humble avis, me parait témoigner de la pression médiatique avec laquelle on a annoncé que la réforme est celle que recommandent la science et les experts d'ici et de partout dans le monde, dont ceux de l'Unesco et de l'Onu. Une 1ère question : De quelle science et de quels spécialistes parle-t-on ? Le problème relève de domaines comme la psycholinguistique, la psychopédagogie, la didactique des disciplines, la psychologie de l'enfant ou la psychologie cognitive. Ceci étant, il ne suffit pas d'être diplômé dans l'une ou l'autre de ces sciences pour que notre avis puisse fonder une aussi importante décision. Il faut avoir été reconnu comme expert dans le domaine et ceci ne peut être fait si on n'a pas réalisé un minimum de publications dans le cœur du sujet. D'autre part on peut posséder des compétences de spécialiste sans avoir nul diplôme dans les disciplines citées. Dans ce cadre un instituteur qui parallèlement à une certaine expérience, ou à la fin de celle-ci, s'est mis à réfléchir et à lire sur la question peut finir par mériter d'être reconnu comme expert. Le principal problème est qu'on parle d'experts sans qu'on ne cite aucun nom. Affirmer qu'on s'appuie sur des compétences certaines et reconnues mais dont les noms restent secrets, est encore plus étrange quand on discute d'un sujet qui peut et doit intéresser au plus haut point l'immense majorité des citoyens. Il est regrettable que ceux qui soutiennent la réforme n'aient vu aucun mal dans ce silence. Pour prendre les décisions les plus inattendues dans les secteurs les plus centraux de la vie d'un pays, suffirait-il désormais que le décideur déclare « ma décision est fondée sur les avis des scientifiques » ? N'est-il même plus tenu de nommer (d'identifier) ses experts ? Ceci est d'autant plus grave que l'Algérie n'en a entendu parler qu'en fin juillet alors que la réforme est censée s'appliquer dès le 1er septembre prochain, et il est probable que ce silence aurait continué si des opposants au projet n'avaient pas exprimé leur désaccord. L'Algérie comprend ici aussi les premiers concernés par la réforme, les instituteurs eux-mêmes. A-t-on à ce point oublié qu'on discute d'un changement qui engage l'avenir de millions d'enfants et de tout un pays ? Ignore-t-on à ce point l'importance qu'occupe l'école dans la vie et le développement d'une société ? Il y a absence totale de ce que signifie la problématique des partenaires. En vérité, tout se passe comme si la question relevait de ce type d'expériences qu'on réalise sur des souris de laboratoire. Pour une décision aussi importante, aussi radicale et aussi inattendue, je crois qu'il aurait été nécessaire, voire indispensable, qu'on annonce l'idée de longs mois (au minimum) avant de passer à la prise de décision. De la sorte les enseignants du secteur, et en particulier ceux des écoles primaires et des maternelles, auraient eu l'occasion d'exprimer des avis et d'en discuter entre eux, ce qui aurait permis des avis plus élaborés mais surtout des avis de praticiens. De même, des chercheurs et des universitaires se seraient exprimés aussi et certains auraient pu se concentrer pour produire des articles qui auraient été publiés dans la grande presse, sans parler des revues académiques. Tout ceci n'aurait certainement pas manqué d'alimenter d'instructifs débats. Des parents s'y seraient mis et on fait preuve de peu de science, à mon modeste avis, si on ignore qu'il s'agit d'un thème sur lequel beaucoup d'entre eux ont probablement des choses pertinentes à dire. Pensons aux lumières qu'un tel débat aurait pu apporter aux décideurs et à la décision finale. Prenons un petit peu de recul. Dans combien d'autres pays la transformation de langues parlées en langues d'apprentissage scolaire aurait pu être décidée avant qu'on puisse écouter sur tous les plateaux de télévision et pendant des mois, des professionnels et des chercheurs en débattre ? Dans combien de pays aurait-on finalisé sans que les 1ers responsables de l'éducation nationale aient été obligés de défendre leur projet sur ces mêmes plateaux et face à des interlocuteurs qui défendent la position opposée ? Quand au contraire on a fait un absolu silence sur le projet et aggravé ce silence par une référence à des experts qui ressemblent plutôt à une organisation secrète, on ne peut pas rassurer le citoyen qui veut réfléchir et comprendre ; le citoyen dont le souci est très loin du choix qui consiste à être pour ou contre un Ministre. Enfin, je crois sincèrement que la meilleure façon de prouver que l'unique souci de la réforme est l'école et l'état dans lequel elle se trouve depuis des années, était, avant tout, que les décideurs prennent le temps nécessaire à une décision aussi lourde et ouvrent un débat. Puisque ce sont les partisans eux-mêmes de la réforme qui demandent à laisser parler la science et les spécialistes, affirmation pour laquelle on doit les soutenir, je vais me référer au plus célèbre des grands maitres de la psychologie de l'enfant et de son développement cognitif, donc à Jean Piaget. Rappelons que le 2ème ouvrage du savant genevois, qui est aussi le 1er qu'il a écrit en tant que psychologue, s'intitule déjà Le langage et la pensée chez l'enfant (1923). De façon plus directement liée au débat dans lequel s'inscrit cette petite intervention, Piaget nous apprend que quand il atteint approximativement l'âge de 24 mois l'enfant a déjà terminé une 1ère découverte du monde et s'est construit une 1ère représentation de ce dernier. Après cette première étape il reste trois autres stades à traverser pour que de la petite enfance on passe à l'âge cognitif de l'adulte et près d'une quinzaine d'années, mais le premier des trois suffit amplement à l'acquisition du langage. On peut souligner d'ailleurs que cette acquisition en est une des principales caractéristiques. Ce stade en question est celui de « l'intelligence préopératoire » qui commence à l'âge de 2 ans pour se terminer à 6 ou 7 ans, avec cette précision que dans leur exposé de la pensée de Piaget beaucoup d'auteurs citent la limite de 6 ans plutôt que celle de 7 ans. Par conséquent, on peut affirmer qu'en entrant à l'école élémentaire, ce qui se fait à 6 ans dans la majeure partie des pays et à 7 ans dans quelques-uns, l'enfant possède une maitrise de la communication orale. Pour le lecteur qui pourra se sentir gêné par le fait que le célèbre spécialiste de l'enfant pensait lui-même que la 2ème période peut se prolonger jusqu'à 7 ans, il suffit de préciser un peu plus le contenu de la 2° étape pour se rendre compte que bien avant de finir sa 6° année l'enfant acquiert les compétences essentielles en matière de langue orale. Comme on le verra ci-dessous, cette précision suffit aussi pour rassurer le lecteur qui pourra être préoccupé par le cas des enfants qui rentrent en cours préparatoire avant d'atteindre 6 ans ; ceci est important d'autant plus qu'on sait qu'en Algérie, qui est le seul pays concerné par notre discussion, cette pratique est devenue pleinement légale et sans compter les cas où une demande de dérogation est exigée. Il suffit qu'on fasse l'effort de le faire pour qu'on puisse observer des enfants d'environ 12 mois se débattre avec quelques mots, le plus souvent près de 5 et très rarement 10 selon de nombreuses études de terrain, pour s'exprimer et pour communiquer avec les adultes qui les entourent. On pourra si l'occasion se présente, sourire en remarquant l'immense difficulté qu'ils ont à trouver l'ordre des mots, l'ordre par lequel ces derniers se suivent pour constituer des phrases. Si on les retrouve à 24 mois, on peut être émerveillé par les énormes pas qu'ils ont accomplis depuis leurs 12 mois. Il ne devrait pas être exceptionnel que le vocabulaire de tel ou tel d'entre eux approche la quantité de 300 mots, ce qui représente un exploit en termes de chemin parcouru. D'autre part, ils s'expriment avec des phrases contenant 2 à 3 mots même si certainement il ne faut pas s'attendre à les voir respecter les règles de la grammaire ; ils peuvent même réussir à se faire comprendre par des personnes extérieures à la petite famille. Le plus intéressant maintenant est de remarquer que ceci peut paraitre n'avoir rien d'extraordinaire si on le compare à la maitrise linguistique qu'ils auront à l'âge de 4 ans. Cette étape qui va de 2 à 4 ans correspond précisément, chez Piaget, à la 1ère phase du 2° stade du développement cognitif de l'enfant, celle qu'il qualifie de « phase de développement préconceptuel » (ou « symbolique »). C'est durant ces deux années que les pas les plus gigantesques sont faits dans l'apprentissage de la parole. On assiste alors à une véritable explosion langagière. On passe assez vite aux phrases contenant un sujet, un verbe et un complément, et à partir de 3 ans on commence à construire des phrases pouvant contenir jusqu'à six mots. En l'espace de 2 ans et en moyenne, le répertoire lexical peut se multiplier par 10 en passant d'environ 200 mots à près de 2000, après avoir pu dépasser le nombre de 1000 dès la fin de la 3° année ; les principales règles de la grammaire sont respectées. En résumé, l'enfant de 4 ans peut tellement suivre une conversation et en être acteur que les spécialistes reconnaissent que celui de 5 ans parle presque aussi correctement qu'un adulte. C'est ceci qui fait que de 5 à 6 ans, on peut observer beaucoup plus des améliorations et des perfectionnements que des acquisitions de base. Une 2ème question : Que penserait Piaget si, en supposant qu'il est encore vivant, on lui apprenait que des experts viennent de découvrir que l'enfant algérien de 6 ans n'est pas encore en âge de commencer à apprendre une langue, en l'occurrence l'arabe classique, dont sa propre langue maternelle n'est qu'une des multiples expressions en termes de langues parlées ? L'enfant universel est celui dont parlait le savant suisse avant 1980 et qui demeure celui dont continuent à parler tous les spécialistes à travers le monde en 2015. Cet enfant augmente de façon vertigineuse sa compétence lexicale en grandissant de 1 à 4 ans. En passant d'avant 2 ans à 4 ans il évolue des mots-phrases et du langage télégraphique à une maitrise des principales règles grammaticales de la langue maternelle. Ses exploits langagiers durant la phase piagétienne de 2 à 4 ans sont si extraordinaires que les spécialistes ont utilisé l'expression de « génie linguistique » pour le caractériser, et ce ne sont certainement pas les psycholinguistes qui pourraient s'y opposer. Etant donné tout ceci, il s'en suit que dans les pays où l'enseignement élémentaire est précédé par le système des écoles maternelles, qu'importe que l'inscription dans celles-ci soit obligataire ou non, l'enfant est poussé dès avant 6 ans vers l'utilisation de la langue classique qui est celle de l'écrit. Ainsi c'est avant même d'entrer en cours préparatoire (CP), et souvent dès 3 ou 4 ans, que chaque année des millions d'enfants dans le monde font leurs 1ers pas vers une langue plus structurée, plus précise, celle qu'on qualifie parfois (surtout pour le cas de la langue arabe) de « langue littéraire ». Alors que la science nous apprend que l'enfant universel acquiert ce que la langue a de plus fondamental en 2 ans approximativement, est-il vraisemblable que des experts nous apprennent que l'enfant algérien nécessite 4 années (c'est-à-dire le double) pour tout simplement être prêt à passer de la pure et simple expression orale aux règles les plus élémentaires de la langue écrite ? Si on répond par l'affirmatif, alors il faudra qu'on accepte de reconnaitre ce qui suit : Alors que dès 3 ans l'enfant universel prouve qu'il est un prodige linguistique, l'enfant algérien doit atteindre 8 ans pour s'engager dans les 1ers rudiments d'une langue qui, avant tout, n'est qu'une expression plus précise et plus structurée de cette langue maternelle qu'il est censé (selon la science universelle) plus ou moins maitriser depuis l'âge de 4 ans. Une 3ème et dernière question : L'enfant algérien serait-il à ce point plus lent que la norme universelle ? Ses aptitudes intellectuelles seraient-elles moindres ? En termes plus clairs, est-il possible qu'on défende la thèse selon laquelle il ne serait prêt à une initiation à la langue de l'écrit qu'à partir de 8 ans (ou plus tard en cas de retard scolaire) sans être amené à sous-entendre qu'il souffrirait d'une certaine déficience mentale ? Je ne dis pas que les partisans de la réforme épousent la thèse selon laquelle les petits algériens nos enfants seraient des attardés mentaux ; je dis simplement qu'il serait très difficile de trouver des raisons à la 1ère (la réforme) qui réussissent à ne pas déboucher sur la seconde (la thèse du retard). Le plus caractéristique dans cette 3ème question est que le risque est très fort qu'on aboutisse à un débat en termes de génétique. Je crois que c'est dans de pareils termes qu'on devrait discuter de la nécessité ou non de modifier la langue adressée à l'élève des deux 1ères classes du primaire. Dans ce cadre il serait louable que les défenseurs de la réforme présentent des arguments qui se fondent sur une analyse des capacités de l'enfant et qu'ils cessent de regarder la langue arabe, dans ce problème exclusivement scolaire, autrement que comme une langue scolaire. Il serait tout aussi louable qu'on cesse d'en débattre en se répartissant entre partisans de Madame la Ministre de l'éducation et ses opposants. Enfin, dans cette contribution j'ai fait abstraction des enfants nés dans des familles berbérophones et j'ai agi de la sorte car cette situation est totalement spécifique. Pour ces enfants, contrairement à tous les autres, l'arabe est une 2ème langue et leur problème est tout autre qu'une simple évolution entre les règles de l'oral et celles de l'écrit. Tlemsani Fatima. Psychopédagogue. Enseignante à l'Université Djilali Lyabès. 1- En tant que citoyenne et psychopédagogue, j'ai été troublée par cette réforme dès le 1er jour. Mais craignant les débats où on se positionne plus par rapport à une personne que par rapport à une thèse, je me suis imposée le silence. Après le soutien émanant des syndicats, j'ai fini par me dire qu'une responsabilité incombe à tous ceux qui sont liés à l'école.