Les atteintes à la liberté de la presse sont révélatrices d'une situation politique et économique crispée L'un est directeur d'une chaîne de télévision privée, KBC ; l'autre, producteur d'une émission satirique. En Algérie, depuis le 24 juin, Mehdi Benaïssa et Ryadh Hartouf se trouvent en détention provisoire, tout comme Mounia Nedjaï, une fonctionnaire du ministère de la culture chargée de délivrer des autorisations de tournage. Leur crime supposé : un outrage au président Bouteflika ? Des déclarations incendiaires ? Non, les trois sont derrière les barreaux pour avoir... contrevenu aux règles de tournage pour deux émissions de la chaîne. Vendredi 1er juillet au soir, plusieurs centaines de manifestants, dont beaucoup d'artistes, se sont rassemblés devant le Théâtre national, à Alger, pour protester contre cette mesure extrême et demander leur libération, dans un climat d'inquiétude croissante pour la liberté d'expression. « Mettre des personnes en prison sous prétexte d'une irrégularité dans les autorisations de tournage est une mesure disproportionnée et qui est plutôt destinée à museler les médias indépendants », a commenté l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch (HRW), rappelant que, selon la nouvelle Constitution de l'Algérie, adoptée en février, les délits de presse « ne peuvent pas être sanctionnés par une peine privative de liberté ». Ce que l'on appelle désormais « l'affaire KBC » illustre le climat de crispation qui règne au sommet de l'Etat algérien dans cette période incertaine où se décide l'après-Bouteflika. Pour la première fois depuis un an, le chef de l'Etat algérien, 79 ans, a effectué, mardi 5 juillet, une sortie publique à l'occasion du 54e anniversaire de l'indépendance du pays. Sans parvenir à faire taire les inquiétudes sur son fragile état de santé depuis son accident vasculaire cérébral en 2013. Depuis cette date, et plus encore depuis la présidentielle de 2014, les manœuvres, plus ou moins feutrées, ne cessent de s'intensifier en vue de la succession d'Abdelaziz Bouteflika. Plusieurs personnalités, dont le chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, se verraient bien prendre la relève. Cette bataille de succession est d'autant plus tendue qu'elle se déroule dans un contexte économique préoccupant pour le pays : un an et demi après la chute des cours du pétrole, celui-ci a perdu la moitié de ses revenus et ses réserves fondent à vue d'œil. « Lignes rouges » Les ennuis de la chaîne KBC, propriété du groupe de presse El Khabar, ont commencé il y a une dizaine de jours. Les autorités lui reprochent d'avoir enregistré deux de ses émissions, « Ness Stah » (« Les gens sur les toits ») et « Ki Hna Ki Ness » (« Nous sommes comme les autres »), dans un studio qui était sous scellés et n'aurait donc pas dû être utilisé. Le 19 juin, la gendarmerie nationale est venue fermer le local en question. Les jours suivants, les trois personnes visées ont été convoquées puis placées en détention. Accusés de fausses déclarations et de complicité d'abus de pouvoir, selon leur avocat, Me Khaled Berghel, cité par HRW, ils risquent de trois à dix ans de prison. Si le ministre de la communication, Hamid Grine, assure que l'affaire n'est pas liée au délit de presse, elle rappelle toutefois la situation inconfortable dans laquelle se trouve la grande majorité des chaînes de télévision privées en Algérie. Inexistantes en droit algérien, ces chaînes de télévisions émettent depuis l'étranger. La plupart de ces chaînes « offshore » sont seulement tolérées. Une « zone grise » juridique qui permet aux autorités de les sanctionner lorsqu'elles jugent que les « lignes rouges » – jamais définies précisément – ont été dépassées. Dans le climat actuel d'incertitude et de concurrence exacerbée, elles peuvent vite l'être. L'enquête visant KBC intervient surtout après une autre affaire qui a fait grand bruit : l'acquisition du groupe de presse El Khabar par l'homme d'affaires Issad Rebrab. A la tête du premier groupe privé d'Algérie (Cevital), présent notamment dans l'agroalimentaire, le milliardaire a racheté le groupe en avril, par le biais d'une de ses filiales, Ness-Prod. Le ministère de la communication a attaqué la transaction en justice, expliquant qu'une personne morale ne peut détenir deux médias – Issad Rebrab est déjà le propriétaire du quotidien Liberté. Or, M. Rebrab croise régulièrement le fer avec l'entourage du président Bouteflika, en particulier son frère Saïd, qu'il accuse de lui mettre des bâtons dans les roues afin de l'empêcher de développer ses affaires. Pour le pouvoir, l'action en justice est une façon de lutter contre la concentration des médias. Mais de nombreux observateurs y voient une volonté d'empêcher M. Rebrab, un homme qui ne fait pas partie du clan présidentiel, d'acquérir une force de frappe médiatique trop importante : outre la télé KBC, le groupe El Khabar détient le quotidien du même nom, l'un des principaux tirages arabophones du pays. Mi-juin, la justice algérienne a décidé de geler ce rachat, alimentant les soupçons d'une justice téléguidée. La décision finale doit être rendue le 13 juillet. Dernièrement, c'est le quotidien El Watan, l'un des plus importants de la presse francophone, qui s'est dit inquiet après avoir été empêché d'emménager dans son nouveau siège situé dans le quartier Hussein-Dey à Alger. Accumulation d'entraves Le bâtiment aurait dû, à partir du 23 juin, accueillir la rédaction. Un déménagement prévu de longue date. Mais, dans la soirée, plusieurs voitures de police ont bloqué l'entrée. La manœuvre serait due au non-respect de certaines dispositions prévues par le permis de construire. A cette accumulation d'entraves visant les médias s'ajoutent les vifs débats qui ont accompagné la loi sur les militaires à la retraite. Adopté sans difficulté à l'Assemblée, fin juin, le texte prévoit d'imposer un devoir de réserve aux généraux après qu'ils ont cessé leur activité. Peu avant son examen, le général Khaled Nezzar, ex-ministre de la défense (1990-1993) et ancien homme fort lors de la décennie noire – la sanglante guerre civile des années 1990 –, fustigeait, dans une interview au site Algérie patriotique, le projet de loi, estimant, non sans ironie, qu'il « est porteur d'une grave dérive liberticide ». Le général à la retraite tirait également à boulets rouges sur l'actuel chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, « militaire fruste et mégalomane », auquel il prête des ambitions démesurées. Fin septembre 2015, un autre général à la retraite, Hocine Benhadid, 72 ans, avait été arrêté après avoir donné une interview à Radio M, du site d'information Maghreb Emergent. M. Benhadid y avait dénoncé les ambitions présidentielles de Saïd Bouteflika et d'Ahmed Gaïd Salah. M. Benhadid est un proche du général Mohamed Mediène (alias « Toufik »), ancien chef du DRS, les services de renseignements militaires, et longtemps faiseur de roi de la politique algérienne. Le général Médiène a récemment été mis au pas par le président Bouteflika avec l'aide... du chef d'état-major de l'armée. Hocine Benhadid, lui, est toujours en prison. Charlotte Bozonnet ________________________________________________________ Une multitude de prétendants à la succession de Bouteflika Qui après bouteflika ? Les noms de successeurs potentiels à l'actuel chef de l'Etat algérien varient au gré des mois et des spéculations, plus ou moins crédibles. La dernière rumeur concerne l'ancien ministre de l'énergie Chakib Khelil, ami personnel du président Bouteflika. Parti trois ans aux Etats-Unis pour fuir la justice qui l'accusait de corruption, l'homme est rentré en Algérie mi-mars, blanchi. Son accueil en grande pompe a fait dire un temps qu'il pourrait être l'homme de la situation. Mais son passif judiciaire le rend très impopulaire. Le nom du premier ministre, Abdelmalek Sellal, est régulièrement évoqué, mais celui-ci est davantage considéré comme un bureaucrate. Dans l'opposition, les anciens premiers ministres Mouloud Hamrouche et Ali Benflis se verraient bien en hommes de la transition, mais ont jusqu'ici échoué lorsqu'ils se sont présentés à une élection. Dans le clan présidentiel, on compte Ahmed Ouyahia, chef de cabinet du président, secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND), la deuxième force politique du pays après le FLN, et ancien premier ministre. Egalement le frère cadet du président, Saïd, dont on dit qu'il est le véritable décideur du pays. Lutte des clans Mais c'est surtout le chef d'état-major et vice-ministre de la défense, Ahmed Gaïd Salah, 76 ans, qui fait parler de lui : certains observateurs disent qu'il se verrait bien en « Sissi de l'Algérie », en référence au président égyptien qui a accédé au pouvoir à la suite d'un coup d'Etat contre les Frères musulmans, assurant sa réputation d'homme à poigne. Proche du clan présidentiel, M. Gaïd Salah semble sortir renforcé des récents bouleversements au sommet de l'Etat : son rival de toujours, le général Toufik, chef des services de renseignement, a été mis à la retraite en septembre 2015. En trois mandats et demi, la présidence Bouteflika a modifié le système politique algérien, laissant se multiplier et croître les groupes d'intérêt – l'armée, les hommes d'affaires, le FLN notamment – pour mieux les contrôler et contrebalancer les tous puissants services de renseignement. « La difficulté de l'après-Bouteflika va être de trouver une personne capable de maintenir dans le giron de la présidence toutes ces forces contradictoires », souligne le chercheur Luis Martinez. Pour les différents clans qui aujourd'hui jouent des coudes, l'enjeu est de taille : trouver l'homme qui leur garantira leur part de pouvoir après la disparition du président.