Marwan Andaloussi, 14 mars 2019 Algeria-Watch Il est naturellement encore trop tôt pour analyser et comprendre toutes les dimensions de l'incroyable révolte de la société algérienne. Cette très puissante expression de rejet d'un pouvoir hégémonique et méprisant qui dirige le pays depuis près de 30 ans. Mais au bout de trois semaines de mobilisations populaires, il est possible de mettre en exergue certaines caractéristiques d'un soulèvement qui force l'admiration du monde entier. Dans les appels à la manifestation du 22 février contre le cinquième mandat d'Abdelaziz Bouteflika, il était précisé que la marche devait démarrer après la prière du vendredi, soit vers 14 heures. Ce détail technique n'a suscité aucune polémique ni débat sur le fait que l'horaire de la manifestation soit collé à la fin de la prière du vendredi. À une époque pas si lointaine, un tel rendez-vous aurait nourri les plus vives controverses sur le rôle des islamistes, la place de la mosquée dans la contestation, le caractère politique de la marche, voire laïc, et bien d'autres récriminations qui auraient divisé le mouvement. Mais en l'occurence, pas une once de contestation. On a pu voir des scènes inimaginables voilà quelques années. Des hommes et des femmes debout avec leur drapeau à côté des mosquées attendre que l'imam finisse son prêche et que les fidèles quittent la mosquée pour entamer la marche ensemble. Les clivages qui traversent l'opinion algérienne sont passés à l'arrière-plan face à l'humiliation qu'elle subit depuis trop longtemps. Par son arrogance et sa suffisance, le pouvoir a réussi à fédérer les Algériens. La société algérienne a muri. Son expérience des années de sang suivies d'une gouvernance pathogène de corruption généralisée et de mensonge l'a aguerrie. La population s'est immunisée contre toutes les manipulations de ce pouvoir détesté et qu'elle ne peut plus endurer. Dans toutes les manifestations, les slogans, les pancartes et banderoles affiches faisaient référence à la Révolution algérienne (1954-1962) contre le colonialisme français. Sur les pages Facebook qui relayent les slogans et les revendications et font la chronique vivante des manifestations dans tout le pays, on a pu constater la référence constante à la guerre de libération et aux héros du combat anticolonial. Dans une forêt de drapeaux de toutes tailles, les portraits de dirigeants révolutionnaires, Larbi Ben M'hidi, Abane Ramdane, Krim Belkacem, Hocine Aït Ahmed et d'autres sont brandis partout, dans toutes les marches et dans toutes les villes. Enfin le slogan très présent lors de l'indépendance en 1962 : « un seul héros le peuple » fait un retour remarquable. Cette formule polysémique omniprésente prend dans le contexte de ce soulèvement massif un sens politique sans équivoque : aucun leader ne peut s'approprie où récupérer la dynamique enclenchée le 22 février. Signe de ces temps de révolte lucide, le slogan de l'aube de l'indépendance figure partout, porté à bout de bras par des manifestants de toutes les générations. Ce n'est pas un fait anodin quand on sait que le pouvoir, au bout de toutes les démagogies, a usé jusqu'à la corde de la « légitimité historique » pour se maintenir. Durant des décennies, les principes fondateurs de l'appel du 1er novembre 1954 ont été pervertis, vidés de leur sens et détournés par ceux qui prétendaient incarner la guerre de libération. Finalement tout ce matraquage fait d'appropriation machiavélique et de paravent pour une gouvernance de satrapes n'a pas réussi à effacer les heures emblématique de l'histoire glorieuse des Algériens. Pendant ces semaines de protestations, les femmes et les hommes de ce pays, toutes générations confondues, de toutes les régions du pays, se sont fièrement réapproprié leur histoire, leurs héros, leur dignité. Et dans ces moments de tous les possibles, ils sont peut-être en train d'écrire leur avenir. Un phénomène également significatif de ce soulèvement pacifique est l'implication massive des Algériens de la diaspora dans le mouvement. À Paris et d'autres villes françaises, à Genève, à Londres, à Montréal, à New York, à Washington, les Algériens se rassemblent en nombre avec la même ferveur les samedis ou les dimanches en solidarité avec leurs compatriotes en brandissant les mêmes drapeaux, les mêmes revendications et en chantant les mêmes slogans. Divisé, tétanisé, atomisé, le peuple s'est finalement retrouvé après tant d'années dans cet élan unanime de désir de libération. Et par la volonté de se débarrasser de ceux qui leur pourrissent la vie qu'ils appellent désormais Al Issaba (le gang).