middleeasteye.net Lundi 18 mars 2019 – 17:30 | Dernière mise à jour: il y a 2 heures 2 min Le double mythe récurrent de la disparition des islamistes ou de leur incompatibilité avec la transition démocratique constitue une impasse construite avant tout sur le wishful thinking simplificateur des observateurs occidentaux Les islamistes algériens sont-ils « à l'affût », comme nous l'« explique » complaisamment l'écrivain Boualem Sansal ? Ou comme, à des fins politiciennes, Laurent Wauquiez et d'autres prétendent le redouter ? Y a-t-il ainsi un risque qu'ils « récupèrent » les gigantesques manifestations populaires ? Ou bien au contraire, ont-ils disparu et appartiennent-ils « au passé », comme croient pouvoir le déduire tant d'autres analystes, puisque « d'Oran à Constantine », ils n'ont pas entendu « un seul slogan islamiste » ? Avant de tenter de répondre sereinement à ces questionnements, prenons le temps de déconstruire leurs tenants et aboutissants. L'usage exclusif du lexique de la discrimination, dès lors que l'on évoque le courant islamiste, confirme d'abord – mais ce n'est pas là une surprise – que pour une écrasante majorité des observateurs, tout comme pour les communicateurs du régime et ses relais culturels, le statut de ceux qui ont remporté en 1991 l'unique victoire électorale de l'Algérie indépendante demeure obstinément et exclusivement négatif. Pour que ces islamistes soient en situation de « récupérer » les manifestations, il faudrait toutefois pouvoir démontrer qu'ils seraient demeurés totalement étrangers à cette puissante vague de protestations. Et donc qu'ils seraient miraculeusement absents des flots des marcheurs de tous âges et de toutes professions qui arpentent les rues de toutes les villes, villages et bourgs du pays. Alors que rien n'est moins sûr. Pour que ce postulat corresponde à la réalité, il faudrait également démontrer que ces islamistes seraient imperméables au ras-le-bol provoqué par l'indéboulonnable pérennité du pouvoir algérien. Et donc oublier que c'est en écrasant dans le sang leur prétention à accéder au pouvoir le plus légalement du monde, au lendemain de leurs victoires électorales de 1990 et 1991, que ce régime, initialement fondé sur sa victoire décoloniale des années 1960, s'est durablement « ressourcé » trente ans plus tard. Rappelons à ce propos que le pacifisme des manifestations actuelles, que saluent les observateurs comme s'il était absolument inédit dans l'histoire contemporaine de l'Algérie, n'est pas nouveau. Car, si tendues qu'aient été les campagnes électorales de l'époque et si profonde la fracture entre le Front islamique du salut (FIS) et ceux qu'il qualifiait de « Hizb França » (parti de la France), ce n'est pas par la lutte armée que les protestataires de 1991 se sont approchés du pouvoir mais bien par les urnes. D'où vient donc cette récurrente incapacité du nord de la Méditerranée à prendre la mesure exacte d'une mobilisation politique sur la rive sud ? L'ornière analytique du regard occidental n'est pas nouvelle. Elle réside dans l'incapacité à comprendre que, à l'instar des premiers bouillonnements populaires égyptiens et tunisiens de 2011, la vague de protestation algérienne de 2019 a pour caractéristique essentielle d'échapper à l'initiative des forces politiques constituées. Et que la raison en est relativement simple : pour conserver leur droit à l'existence, toutes ces formations – y compris bien sûr le Hamas (islamiste) de feu Mahfoud Nahnah – se sont tellement compromises avec le pouvoir qu'elles sont tombées dans le plus total discrédit et ont perdu toute crédibilité oppositionnelle. Hormis un tout petit nombre d'individualités, tel le co-leader historique du Front islamique du salut, Ali Belhadj, qui continue imperturbablement à guerroyer depuis Alger avec ce régime dont la police ne cesse de le persécuter, les autres, de toutes couleurs politiques, refusant l'hypocrisie de la fausse « réconciliation nationale », ont été contraintes à l'exil. Une opposition algérienne crédible est toutefois aujourd'hui en pleine reconstruction, par exemple au sein du mouvement Rachad. Mais bien sûr, rien ne permet d'affirmer – d'autant que cette grossière confusion a déjà été faite en Tunisie – que les protestataires de 2019 auraient une couleur politique unique qui serait celle de leur rejet ou de leur indifférence à l'égard du courant islamiste. Pourquoi alors « d'Alger à Oran, pas un slogan religieux n'a été lancé », comme le répètent tant d'observateurs prenant acte d'une indiscutable réalité ? La faille n'est pas dans le constat mais bien dans le fait que ces observateurs ne disposent dans leur « boîte à outils » intellectuelle que des catégories inhérentes à la caricature de l'anti-islamisme primaire, aussi réductrice qu'elle est trompeuse. Car ce parti-pris obsessionnel d'une écrasante majorité des commentateurs du Nord a un coût : celui de leur auto-intoxication et, accessoirement, celui de l'intoxication de leurs lecteurs. Voilà bien la seconde ornière analytique, plus pernicieuse encore : y tombent tous ceux qui s'interdisent de penser que les islamistes puissent avoir d'autres revendications que strictement « religieuses ». Or, tout particulièrement dans cette phase très consensuelle qu'est celle du « dégagisme », ces islamistes de toutes tendances – et il en est de multiples – n'ont aucune raison de ne pas s'associer à des manifestations dont l'objectif est aussi universel que le refus du cinquième mandat ou la fin du vieux « système » vermoulu. Si elle devait arriver à ses fins – ce qui, après la fausse concession de l'entourage du président Bouteflika et son vrai coup de force constitutionnel, est encore loin d'être acquis –, la protestation consensuelle et unitaire du « dégagisme » cédera inéluctablement la place à celle de la redistribution de tout ou partie des dépouilles du régime. L'unanimisme ne sera alors plus de mise, la distribution des votes se faisant nécessairement en fonction des lignes respectives des candidats qui s'affronteront. Mais cela ne voudra pas dire pour autant que le retour en visibilité des islamistes se fera par l'apparition de slogans « religieux » qui ne bornent en aucune manière le champ de leurs aspirations, y compris sur le terrain culturel. Dans l'Algérie pluraliste de demain, quelle place tiendra donc le courant, un temps symbolisé par Ali Belhadj et son intransigeance doctrinaire mais tout autant par Abdelkader Hachani, autre membre fondateur du FIS, que la junte a préféré assassiner en 1999 pour ne pas avoir à affronter les nuances constructives de son strict légalisme. Ce courant a remporté, on l'a dit, les deux premiers scrutins libres de l'histoire de ce pays. Plusieurs des voisins de l'Algérie, si différentes que soient leurs scènes politiques respectives, ont ensuite permis de « mettre à jour » cette tendance : en Tunisie comme en Egypte, tous les premiers scrutins consécutifs aux Printemps arabes ont confirmé cette omniprésente diversité de leur courant. Au Liban, en Tunisie (aux élections locales de mai 2018) ou encore en Irak, dans des configurations nationales très différenciées, il en a été de même, plus récemment encore. Nulle part une mobilisation alternative, clairement « post-islamiste », n'est en fait encore apparue pour signaler la relève de cette génération. Quelle place et quel rôle lui reviendront dans le paysage électoral algérien de demain ? Il est bien évidemment prématuré de le dire avec précision. Mais tout porte à croire que la participation des islamistes résistera au mythe, régulièrement brandi depuis 40 ans, de leur « défaite » et/ou de leur disparition. Tout particulièrement dans un pays dont la déculturation coloniale a créé un terroir propice à la réaction identitaire dont est porteuse la poussée islamiste. Pour l'heure, ni le mythe de leur disparition ni celui de leur incompatibilité de principe avec la transition démocratique n'apparaissent donc comme des clefs de lecture fonctionnelles. Cette double impasse est construite avant tout sur le wishful thinking simplificateur des observateurs occidentaux. Et sur leur incapacité structurelle à établir le contact avec d'autres que le petit nombre de ceux qui, dans la langue qu'ils comprennent, leur disent ce qu'ils ont envie d'entendre, en l'occurrence… du mal des islamistes ! Des islamistes, il y en aura donc en fait dans le paysage politique algérien, c'est une évidence incontournable. À ceci près que, à bien des égards, le courant profondément ancré aujourd'hui dans le corps politique de 2019 n'est plus ce qu'il était en 1992. Quelle nuance de ce très large courant est-elle en capacité de s'affirmer, et pour y jouer quel rôle ? Une partie de la réponse dépendra des conditions de la transition qui s'amorce. Il est donc trop tôt pour la formuler. Mais pas plus qu'en termes de « disparition », ce rôle ne saurait se penser en termes de « récupération ». Face à la (possible) échéance démocratique, les islamistes algériens sont plus que jamais aujourd'hui à l'heure de la… participation.François BurgatFrançois Burgat, politologue, est directeur de recherches émérite au CNRS (IREMAM Aix-en-Provence). Il a notamment dirigé l'Ifpo (Institut français du Proche-Orient) entre mai 2008 et avril 2013 et le CEFAS (Centre français d'archéologie et de sciences sociales de Sanaa) de 1997 à 2003. Spécialiste des courants islamistes, son dernier ouvrage est Comprendre l'islam politique : une trajectoire de recherche sur l'altérité islamiste 1973-2016 (La Découverte).