Notre pays manque de mémoire. Et les gens, les chroniqueurs, les avocats, les militants s'indignent du verdict du procès spectacle des porteurs du drapeaux amazigh, dans l'oubli de la manière dont fonctionne la justice algérienne, qui n'est qu'une arme au service des puissants à l'heure où elle se rend. La justice algérienne, de manière générale, n'instruit pas les affaires qu'elle traite, au sens moderne et juridique du terme, elle se contente – le plus souvent et encore plus dans les procès politiques, ce que sont ces procès dits « du drapeau amazigh » – des rapports de police qu'elle traduit en actes d'accusation puis en sanction. Et c'est forte de ses rapports de police et de la conjoncture politique qu'elle met en détention provisoire ceux et celles qui ont été désignés par ceux qui nous gouvernent comme ennemis de la Nation, sans aucun état d'âme. Dans le meilleur des cas, et avant même que le procès ne s'ouvre, la peine encourue par le justiciable, l'accusé, sera au minimum égale au nombre de jours, de mois ou même d'années passées en détention provisoire. La police et la justice, dans le régime autoritaire qui est le nôtre, sont deux armes solidaires, stratégiques et redoutables au service du maintien de ce régime militaro-policier, grand ordonnateur de la redistribution de la rente pétrolière. Sans cette solidarité, avec en plus des millions d'algériens et d'algériennes dans la rue, le système de pouvoir en Algérie s'effondrerait. Il faut croire que pour les magistrats qui rendent la justice, l'effondrement du système n'est pas dans leurs intérêts économiques et politiques, aussi ils font le job et leur faire la morale est aussi absurde que de demander à un milliardaire de partager ses richesses au nom de la justice sociale. Sur le fond, ceux qui gouvernent se moquent royalement du drapeau amazigh comme symbole d'identité, d'appartenance, en revanche ils sont très à l'aise dans l'instrumentalisation des symboles et des identités qui les portent pour diviser la société algérienne, surtout quand elle se propose, unie, de faire leur procès. Nous en voulons pour preuve qu'en Kabylie, le drapeau interdit est permis, il est même conseillé de le porter comme on circonscrit le territoire de la dissidence, on le donne à voir, on crée l'inquiétude de la division, on désigne une région ennemie, pendant que des forces réactionnaires fabriquent des idéologies de la haine. C'est la première fois en Algérie qu'un courant désigne « le kabyle » et une région dans sa globalité « la Kabylie » comme le bouc émissaire à écraser parce que porteur de manière quasi atavique du gène de la trahison, au mépris de l'histoire autour, entre autre, de la nébuleuse de la Badissiya novembriya qui, pour convaincre, dresse la liste des hommes du pouvoir kabyles depuis Kasdi Merbah, patron de la SM, jusqu'à Ouyahia, au service de tous les gouvernements et aujourd'hui en prison, et transforme le mot « zouave » en synonyme du mot « kabyle ». Une nébuleuse islamo-nationaliste des plus fachos qui travaille les opinions depuis quelques années et découpe l'identité algérienne à la tronçonneuse entre Ben Badis, « le peuple algérien est musulman et aux arabes il est allié », et novembre pour le nationalisme le plus étroit, excluant toutes les accumulations des luttes du mouvement national et de 130 ans de résistance au colonialisme pour n'en retenir qu'une phrase de la déclaration de novembre, fixant selon eux ce qu'ils appellent les constantes nationales « arabo-musulmanes ». Si ce courant n'est pas nouveau sur le fond, il est totalement inédit dans la désignation identitaire de l'ennemi, il est porteur d'un fratricide assumé et revendiqué en désignant l'ennemi par la totalité d'une communauté « être kabyle ». Cette désignation d'un bouc émissaire global accompagne la grave crise totale, dont celle de la représentation et de la représentativité, qui traverse actuellement l'Algérie, et signale des nouvelles idéologies à l'œuvre qui ne sont pas sans rappeler les extrêmes droites qui, à l'intérieur des démocraties occidentales, désignent un ennemi intérieur à défaire, à extirper de la nation menacée par des identités identifiées comme étrangères. C'est le rôle qui est aujourd'hui assigné à tous les porteurs et porteuses de la revendication amazighe dans un bel amalgame avec l'ensemble de la communauté berbère de Ghardaïa à Bejaïa. Le harcèlement policier et judiciaire jusqu'à la mort de Fekhar en témoigne. Dans la grave crise que traverse actuellement le pouvoir en Algérie, menacé jusque dans son existence, cet instrument de division est le bienvenu et nous ramène aux années 80, en effaçant tous les acquis des combats du mouvement culturel berbère et plus largement des combats du mouvement démocratique qui avait fini par imposer, y compris par la Constitution, la reconnaissance de la dimension amazighe de l'identité algérienne. La présence du drapeau amazigh au côté et en renfort de l'emblème national, lors des premières marches, en témoignait dans une belle fraternité. Hier, en organisant un procès massif et spectaculaire de 42 personnes en même temps, au cœur de la capitale, ceux qui nous gouvernent ont organisé en conscience le procès de cette fraternité en les accusant, toutes identiques, de menacer « l'unité nationale » avec pour seule preuve « le port de l'emblème amazigh ». Face à une telle accusation, énorme et grave dans un pays aussi attaché à son unité territoriale, les peines apparaissent dérisoires, un an de prison ferme pour les plus sévères et une amende. Cette disproportion entre « le crime » et la peine « des criminels » témoigne que le spectacle d'une justice de masse qui s'est déroulé hier au tribunal de Sidi M'hamed, un spectacle organisé, hyper médiatisé, mobilisant le hirak et ses dépendances, n'avait d'autre but que de médiatiser un procès politique au cours duquel le véritable criminel, l'accusé, n'était autre que le drapeau amazigh, déclaré « hors la loi ». Dans un pays où des gamins voleurs de téléphones sont condamnés à deux ans de prison au minimum. Ce qui est scandaleux en la circonstance, c'est qu'on utilise le corps d'innocents, le corps d'hommes et de femmes, très jeunes pour la plupart, comme un seul corps massif, donc dangereux par le nombre, pour matérialiser ce délit immatériel parce qu'il n'est qu'idéologique. Aussi, contrairement à ce qui s'écrit, se dit, les prévenus ne sont pas des otages mais des armes de diversion et de division au service du fratricide que le régime manipule avec un certain succès. Diviser pour régner, on sait depuis Machiavel que c'est l'arme privilégiée des princes quand ils n'ont plus rien à proposer depuis leurs impasses. Par ailleurs, cette provocation en direction des berbérophones, les officines de la manipulation et de la diversion – dans la connaissance de leur sensibilité légitime à cette question identitaire- en attendent, en espèrent un retour, et menacent un territoire, la Kabylie. Un territoire travaillé par d'autre courants sectaires également manipulateurs d'une idéologie fratricide au point de proposer la séparation de la Kabylie du corps national, auquel il faut ajouter dans ce nouveau monde un courant évangélique d'extrême-droite, soutien indéfectible de la colonisation israélienne, fabriquant de coups d'état antipopulaires dans le monde (Bolivie, Brésil entre autre), manipulant la religion comme une nouvelle fracture, de l'ordre désormais du possible, bien qu'ultra minoritaire entre musulmans et évangélique, qui menace également la présence des chrétiens catholiques algériens, de l'église catholique algérienne témoignant d'une histoire millénaire et d'une coexistence pacifique contemporaine. Bien évidemment, et bla ma nighas, ces convertis sont libres de choisir et d'exercer leur nouvelle religion, mais les opinions sont aussi en droit de savoir à quoi renvoient leurs choix conscients ou inconscients, c'est en peu comme s'ils avaient préféré le salafisme chrétien au salafisme musulman, choix historique et bien étrange, témoignant sans doute d'un grave et pénible malaise identitaire, tout en conservant le pire, entre liberticide et l'anti-femme. L'ensemble de ces courants visibles, ils ne se cachent pas, instrumentalisent à leur tour les questions d'identité en les tronçonnant à leur tour et en réécrivant l'histoire de la diffusion de la langue arabe et de l'islam en Algérie partagée par toute la terre qui nous porte, effaçant des siècles d'histoire du moyen-âge à nos jours, dans l'adulation de la pureté des origines, et dans le récit d'une supériorité du kabyle contre l'arabe enfermé à jamais dans le moyen-âge de l'Orient et allant pour la petite histoire et pour les plus fous jusqu'à faire des tests ADN (lu sur les réseaux sociaux). Ces courants ultra-minoritaires participent de la confusion dans la définition des enjeux, ultra actifs sur les réseaux sociaux, ils fabriquent une image mensongère du bon kabyle au détriment de la majorité silencieuse qui porte comme on respire l'air de la terre, son identité faite de sédiments accumulés, acceptés, transformés par les corps et la culture et qui font le kabyle contemporain de l'Algérie d'aujourd'hui, partageant le pire et le meilleur avec l'ensemble des algériens. Ce courant n'est pas né du néant : il est né d'années de déni, de mépris d'état, de crimes, de deuils impossibles sur le corps de gamins tués à bout portant lors du Printemps noir y compris par des grenades lacrymogènes, dont l'histoire reste à écrire, il est né de l'assassinat de Matoub Lounès le poète châabi souffrant qui ne voulait que chanter et aimer avant d'être transformé en icône par ses amis si prompts à l'oublier, il s'est alimenté de bribes de récits à géométrie variable balancés par des élites politiques utilisant la Kabylie comme une base électorale, de libérateur, le mouvement culturel berbère est devenu une prison insondable et insondée. Il est devenu à son corps défendant le talon d'Achille de toutes les luttes nationales comme une fragilité à défendre, à protéger parfois contre lui-même. 9bayli, 3arbi khawa, khawa est venue dire comme on conjure la fatalité la voix du peuple des couches populaires, Casbah/Bab El Oued imazighen, comme un bouclier contre le fratricide. Dans un entretien le très brillant anthropologue, l'algérien Mohamed Arkoun mettait en garde sur la fabrication de ces identités en Algérie, il disait : « on fabrique une identité avec des fragments de référence. J'efface, j'oublie, j'aliène ma mémoire, pour satisfaire à quoi ? à une définition idéologique de l'identité. » C'est à cela qu'œuvrent ceux qui nous gouvernent, dans la volonté de détourner le fleuve du Hirak vers des chemins nauséabonds des idéologies meurtrières. Hier c'était l'islamiste devenu « le terroriste » qui menaçait l'unité nationale, aujourd'hui c'est le kabyle devenu « le zouave », incarnant la main endormie, cachée de la France coloniale éternellement coloniale abandonnée en Algérie pour nuire à « l'unité nationale ». Ceux qui nous gouvernent n'ont en fait d'autre identité, à chaque fois qu'ils sont menacés, que de durer. Pour ce faire, ils utiliseront toutes les armes meurtrières que leur offre l'Algérie réduite à un terrain de manœuvre militaire où toutes les armes de la division sont permises, arabe contre kabyle, langue arabe contre langue française, langue anglaise contre langue française, islamistes contre république, islamistes contre communistes etc…Ceux qui nous gouvernent ne sont ni arabo-musulmans, ni badissya, ni novembriya, ( mettraient-ils sinon bouregaâ en prison ?) ni chinois parce que leurs intérêts privés sont à la fois leur drapeau et leur patrie. En transformant le procès politique qui lui est fait par des millions d'algériens et d'algériennes en marche pour une citoyenneté à arracher avec des droits et des devoirs en procès d'un drapeau fraternel, le régime a repris la main et le Hirak, d'offensif, est devenu défensif. Pendant ce temps, il gouverne tranquillement et fait passer une loi de finance impopulaire comme une lettre à la poste, bientôt le pain et le lait des gens deviendra en Algérie une marchandise comme une autre, comme le souhaitent le FMI et la Banque Mondiale, comme le souhaitait Haddad, l'ex patron du patronat algérien, le toujours milliardaire en prison. Pendant que le procès spectacle du drapeau s'est ouvert au public, tenant en haleine les opinions jusque tard dans la nuit, avec caméras et avocats en colère, familles éplorées de l'injustice inqualifiable faite à ces jeunes et moins jeunes en prison, alors que le procès de l'art du coup d'état en Algérie s'est tenu à huis clos au tribunal militaire de Blida, en l'absence des médias, des familles et des curieux, comme un secret de fabrique, histoire de cacher qu'un coup d'état en cache un autre. Une guerre en chasse une autre, un procès politique cache un procès économique, toujours à l'œuvre, impassible, grignotant avec patience et passion les acquis de tous les combats des classes populaires, des travailleurs, des salariés et des chômeurs, grignotant tous les acquis de l'indépendance, médecine pour tous, école publique pour tous et toutes, sécurité sociale, droit à la retraite. Ce procès de l'économie, cet impensé de la scène politique algérienne pourtant au cœur des enjeux, alors que les experts nous annoncent la raréfaction de la rente pétrolière, fait question ici, aujourd'hui à Alger, hier la Mecque des révolutionnaires. Que s'est-il passé pour en arriver là ? Une guerre économique et une guerre civile de 20 ans dont nous subissons aujourd'hui les effets dévastateurs cachées sous les tapis du c'est fini, tournons la page, alors que le monde entier aujourd'hui en mouvement depuis les autres pays d'Afrique, d'Amérique Latine, d'Asie et du monde arabe questionnent ce néo-libéralisme fabriquant de poignée de milliardaires et de millions de pauvreté, fabriquant de guerres civiles et de guerres impériales, le pays des damnés de la terre demeure inaudible sur ces sujets, absent de ce débat mondial si riche d'enseignements, de partages, d'expériences et de solidarités. Pendant que les élites médiatisées se promènent à travers le monde en chantant la révolution du sourire qui ferait l'admiration du monde entier, l'Algérie, cette exception mondiale qui, sourire aux lèvres, riches et pauvres main dans la main, avancerait à la conquête d'une « nouvelle indépendance », rejetant avec snobisme d'une marche à une autre, d'une capitale à une autre, ce débat, mon Dieu, si trivial et si prosaïque sur le partage des richesses, la pauvreté, alors que nos rues sont traversées par de plus en plus de mendiants, hommes et femmes, gamins et vieillards, le rôle de l'état, la représentation politique, le rôle des syndicats, le rôle des partis, le rôle de la société civile, le rôle des élections auxquelles on préfère, puisque désormais nous sommes tous frères, la cooptation. Peut-on parler de transition d'un système autoritaire à un système démocratique sans la penser et sans questionner « les forces pratiques » qui la mettent en jeu ? Contre qui sommes-nous en insurrection et pour qui ? Contre des hommes qu'il suffirait d'expulser avec leurs casquettes pour les remplacer par des autres hommes et mêmes par des femmes sans casquettes, ou contre un projet économique qui se soumet la politique, la justice, un projet social et culturel qui, sur toute la planète, asservit – y compris dans les démocraties occidentales en grave crise également de représentation – les peuples, détruit les états, la terre et pourrit la vie de millions d'êtres humains pendant qu'eux engrangent les profits et détruisent le travail et, depuis notre continent, l'Afrique, transforme les gens, hommes et femmes en brûleurs de frontières, comme on fuit l'enfer de l'impuissance au prix de sa vie. Plus je marche en Algérie et plus j'entends les forces du changement anticapitaliste même si elles sont étouffées, elles se déploient dans la gratuité de ce qui se partage sans jamais devenir une marchandise, depuis le couscous offert le vendredi jusqu'aux chansons. Dans n'importe quel pays au monde, La Casa d'El Mouradia, l'hymne du hirak premier, aurait rendu célèbres et riches ses auteurs alors qu'ils ont choisi de rester anonymes, dans le respect du travail collectif, ce texte ayant été écrit à plusieurs mains, et contre l'appropriation individuelle et marchande de ce qui relève de la culture populaire. Entre l'éthique musulmane du partage et la mémoire des combats populaires contre l'exploitation de toutes les puissances coloniales, de toutes les bourgeoisies, de tous les propriétaires exploitants le travail des autres dans le mépris de leurs besoins, Il y a en Algérie une histoire populaire qui s'écrit : Anti-impérialiste, anticoloniale et anti-bourgeoise. Certains porteurs de drapeaux amazighs ne la voient pas – ils ne sont pas les seuls. Minoritaires ils protestent, sur les réseaux sociaux et en privé, contre le port d'un autre drapeau écrasé, le drapeau palestinien, qui ne serait pour eux que celui de cet autre arabe qui les aurait un jour écrasé. Rappelons qu'un palestinien, Alaa Darwich, est aujourd'hui en prison pour port du drapeau amazigh. Ce palestinien n'est pas en Algérie par hasard tout comme son drapeau, tout comme le drapeau amazigh et l'emblème national, ce trio emblématique raconte une histoire populaire des luttes et des résistances en Algérie, porté publiquement et politiquement il ouvre une autre scène pour projeter de l'avenir autrement moins mortifère et fratricide que celle qui nous est proposée aujourd'hui dans la confusion entretenue par tous les libéraux qui se disputent le pouvoir en attendant de se partager nos restes. A chacun ses yeux. Mais tous, nous devrions avoir appris à nous méfier de ces drapeaux qui, au nom de la religion, au nom d'identités fragmentées, se transforment en chiffons rouges comme ceux que l'on agite sous les yeux aveugles des taureaux pour les mener du spectacle de la corrida à l'abattoir. Souvenons-nous que ce ne sont pas les drapeaux qui portent les hommes mais les hommes qui portent les drapeaux et qu'en définitive, ce ne sont pas les hommes qui agitent les drapeaux mais le vent.