Le 05 juillet 1962, l'Algérie est libre. S'ensuivra, après l'épopée de la guerre de libération, source du roman national, une guerre dite des wilayas. Traduire, une guerre des régions, c'est-à-dire de factions militaires concurrentes pour la prise de pouvoir à Alger. Sur la liste des putschistes, figure le nom du premier président algérien Ahmed Benbella. C'est à lui qu'on prête ce cri lancé depuis la Tunisie, lors de négociations entre « clans » : « nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes ». Selon cette légende, Benbella pensait surtout affirmer qu'il avait l'appui du leader du panarabisme, Djamel Abdenasser, qui était là pour le soutenir face aux adversités internes. Le discours servait aussi à rappeler l'un des fondamentaux de cette guerre : l'unicité, de pensée et des rangs, qui deviendra une doctrine politique exclusive. Mais, et déjà, on peut comprendre l'essentiel : l'arabité, affirmée comme identité suprême est proclamée par le cri et le discours politique. Cela condamnera cette affirmation identitaire à se décliner comme violence et comme idéologie. Pas comme culture composante de l'identité algérienne plus vaste. On était « Arabe » parce qu'on voulait dire qu'on n'était pas Français. C'était le seul contraire trouvé. Dans son fameux roman, « l'Etranger », Albert Camus désignait l'algérien comme était « l'arabe ». Cela deviendra une nationalité par défaut et par refus. « Je lui ai dit que c'étaient des Arabes qui en voulaient à Raymond » explique son personnage, Meursault. Extrait de : Albert Camus. « L'Etranger. » Ce cri je n'en avais pas conscience quand j'étais écolier dans les années 70, en plein triomphe du socialisme spécifique algérien. On disait spécifique, je crois, pour à la fois souligner une appartenance à un bloc idéologique, mais aussi le souci de préserver une identité, une « culture ». Benbella sera très vite renversé par un putsch qui le mettra en prison et effacera son nom de mes manuels. Mais en restera cet arabisme qui fera des ravages dans les écoles, tuera ses adversaires en Kabylie, emprisonnera, jugera et fera le procès de l'algériannité jusqu'à aujourd'hui. J'ai voulu commencer par ce slogan rageur car j'en avais fait l'expérience enfant. Il m'inspira de bonnes rédactions scolaires qui me valurent de belles notes dans mon village côtier à l'Ouest de l'Algérie, mais très tôt je vivais cet étrange malaise d'affirmer, avec un enthousiasme de contrepoids, ce à quoi je ne pouvais croire. Bien sûr mes idées d'écolier n'étaient pas claires, mais le hiatus entre les manuels, la télévision, l'hymne et ma réalité était là, traversant presque mon corps. L'arabité s'arrêtait la sortie de l'école ou de la mosquée. Le reste était algérien, informe, nié, repoussé, dévalorisé et méprisé. Peut-être, pour beaucoup de ma génération, c'est le mépris que l'on ressentait comme une honte qui était notre premier sentiment. Cette hiérarchie qui plaçait l'arabité comme valeur et l'algériannité comme accident ou comme sous culture ou, plus exactement, comme inculture, était déjà douloureuse, sinon gênante. Mon souvenir de l'identité reste aussi cette hideuse campagne du pouvoir centrale contre l'amazighité. On nous montrait à la télévison, cycliquement, des kabyles brûlant le Coran, insultant la Révolution et les martyrs pour mieux justifier la répression et consolider l'isolation de la revendication identitaire dans cette région. L'identité était déjà une inquisition et elle nous invitait à la rejoindre. Si je commence ainsi, c'est pour mieux rendre compte du malaise qui me saisit, aujourd'hui, quand on évoque ce mot « Identité » et qu'on me demande de le définir. J'ai à la fois envie de récuser l'identité car elle est enfermement, procès, et je n'ai pas bon souvenir de cette période. Et j'ai envie de la redéfinir mais presque avec rage et colère, là aussi. Algérien tentant laborieusement de définir une appartenance au monde, je me suis vu à chaque fois opposé l'identité soit comme un procès, comme une trahison, une inquisition et comme preuve aveuglante de défaite et de lâcheté. Devenu romancier et journaliste, je fus bien sûr interrogé sur ma définition de ce mot. Ma réponse était perçue comme importante pour l'Occident. Peut-être par angoisse, par orientalisme recyclé, par curiosité de Robinson Crusoé, le fameux personnage qui fit naufrage dans une île, envers un Vendredi, le jeune esclave sauvé et converti, reconduisant la même angoisse de dénomination et de l'altérité. On attendait peut-être une réponse qui serait capable de mettre fin à ce procès du Nord par le Sud au nom des identités effacées ou, aujourd'hui, meurtrières. Le sujet devait être vital. Le sujet de l'identité, est aussi un typique du discours post-colonial comme je le conclus plus tard. Raconter l'identité retrouvée est une aventure presque mystique du décolonisé. On aime la raconter, en rejouer l'épopée ou y refaire le procès de l'homme blanc. Je peux le comprendre mais cela m'enferme pareillement que le cri de Benbella cité plus haut. L'identité est encore une fois un cri, pas une évidence. On remplace le « nous sommes arabes », par le « nous sommes victimes, nous sommes victimes, nous sommes victimes ». Le post-colonial est aujourd'hui à la fois l'expression d'une analyse juste de l'histoire immédiate dans mon pays, mais aussi une rente et une source de légitimité éditoriale et politique. Un confort très soucieux des postures et des inquisitions contre les discours adverses. On cède d'ailleurs facilement à la perquisition comme à la pétition au nom du post colonial. Ce cri de « nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes », eut des variantes, le long des décennies que j'ai vécues. Je fus, comme beaucoup, le témoin mais aussi la victime de sa mutation. Depuis la fin de la guerre civile dans les années 90, soldée par un deal entre le régime et les islamistes qui étaient opposés, ce slogan se déplaça et changea de main en quelque sorte. Je pense que c'est l'un des grands tournants dans la définition et l'usage de ce mot. La définition de l'identité, autrefois monopole du discours politique du régime en Algérie, centralisateur, jacobin et policier, se retrouva peu à peu déléguée aux courants populistes et conservateurs, aux islamistes pour être précis. Là, on est au début des années 90. Je pense que c'est l'une des clauses de ce deal, entre les deux parties, qui est à la source de cette monstrueuse procuration. A la fin de la décennie noire, la guerre civile algérienne qui opposa militaires et islamistes, il savéra que la solution était, pour certains, dans une sorte de pakistanisation de l'Algérie : un monopole sur la rente pétrolière et les contrats stratégiques détenus par la nomenklatura du régime, et une gestion de l'espace public, des « valeurs » et du religieux, de la « culture » aux islamistes. Ces derniers ont dès lors développé un discours de récupération très efficace. Entre les deux familles politiques, en Algérie, comme en Egypte ou ailleurs, les familles politiques progressistes, démocrates ou modernistes avaient le mauvais sort de n'incarner, désormais, ni l'identité, ni l'histoire, mais seulement une posture « étrangère », occidentale, traitre, étrangère à l'Algérie de la majorité. Habile procédure d'exclusion et d'isolement que nous souffrons jusqu'au aujourd'hui. Une amie écrivain à Oran me fit un jour cette remarque fascinante : « les Français nous désignaient comme les « musulmans ». C'est à dire qu'eux, se désignaient par une nationalité, les « Français » et nous on était identifié par une confession, « les musulmans ». Maintenant, chez eux, en France, ils ont en face des islamistes qui se proclament les « musulmans ». L'intégration a échoué à l'époque coloniale, par exclusion. Elle échoue aujourd'hui par volonté d'auto-exclusion aussi. Qui définit aujourd'hui l'identité en Algérie ? brutalement, ce sont les populo-islamistes. On peut le conclure très vite quand on suit le feuilleton qui dure depuis des années, de la guerre menée par les islamistes contre l'actuelle ministre de l'Education algérienne, Mme Benghebrit. C'est un peu l'aspect le plus visible de cette guerre sur « l'identité ». Avocate d'une réforme qui veut algérianniser l'école algérienne, le manuel scolaire et affirmer le référent algérien par les textes des auteurs algériens, cette femme s'est vu attaquée, avec une incroyable violence, par les courants islamistes divers du pays : syndicats islamistes, partis islamistes, médias islamistes, mosquées et associations. L'enjeu est énorme : qui contrôle l'école, contrôle l'avenir. Cette femme était d'abord femme, non voilée, moderniste et douée d'un sens de la patience qui confine à du génie politique. De quoi incarner le contraire de l'utopisme islamiste et ses ambitions politiques. Chaque jour en Algérie, depuis presque une décennie, une campagne est déclenchée contre cette ministre, par jeu de diffamations, de fake-news, grèves et éditoriaux. Au-delà de la lutte politique, c'est le casting de ce bras de fer qui est intéressant : les islamistes soutiennent une position qui peut paraître naturelle mais qui ne l'est absolument pas, habillage d'une contradiction de fond : le discours sur l'identité est désormais islamiste alors que l'islamiste ne croit pas à la nation, mais à la Oumma. Dans le lexique de cette famille, on aime bien revenir sur des topiques très algériennes : « constances nationales », identité, histoire, piliers de la nation etc, pour « blanchir » en quelque sorte le nouveau discours de recrutement et de mobilisation après la défaite militaire des années 90. Par un jeu de glissement, ce sont les islamistes, fervent de la théorie de la Oumma, concept transnational qui ne reconnaît pas les frontières et les Etats-nations face au califat fantasmé, ils se retrouvent à incarner les avocats du nationalisme et du patriotisme. Cette contradiction est assumée mais sans souci de cohérence. Dans un procès qui m'opposa à un imam qui appela à ma mort, celui-ci expliqua au juge que j'étais un agent de l'Occident, lui qui refuse, ouvertement de se lever pour saluer le drapeau algérien ou découter l'hymne national car c'est un acte non musulman selon lui. Organisant des campagnes de grèves sous couvert de revendications sociales, créant des syndicats « d'enseignants des sciences musulmanes », provoquant des polémiques quotidiennes sur le voile ou opérant par des fausses campagnes médiatiques pour paralyser les réformes, ils ont réussi à détourner l'identité vers l'identitaire et l'identitaire vers le discours islamistes. La main mise est presque totale aujourd'hui. Vous ne pouvez pas parler de votre identité sans devoir exprimer votre islamité. Le discours islamiste a réussi, depuis une décennie ou plus, à faire tomber sous son monopole le discours identitaire. Ce sont les islamistes qui définissent désormais cette identité, en endossent le discours dans les médias, s'en font les avocats. Le procédé est habile : ils se réapproprient le récit national de la guerre de libération, et se placent comme juges de toute opposition qui se retrouve être une opposition à Dieu et à l'histoire de la nation, aux « valeurs nationales ». Toute opposition viendra consolider leur discours complotiste et anti-occidental. Si vous vous opposez aux islamistes, vous êtes traitre à votre pays. Etrangement, l'identité devient une identité religieuse et prend en otage l'histoire. Ce révisionnisme, car il faut l'appeler ainsi, progresse aujourd'hui vers une approbation qui, il y a quelques années pouvaient paraître impossible : le récit de la guerre de Libération. La guerre d'indépendance devient, peu à peu, une guerre sainte d'indépendance, au sens religieux. J'y reviendrai. Pour moi, cette manœuvre d'appropriation a eu deux conséquences immédiates ces dernières années en Algérie, comme ailleurs. La première est qu'elle a pris en otage en Occident le discours sur l'identité de la communauté maghrébine installée, née, vivant en France par exemple. J'ai remarqué très vite que le communautaire est pris en otage par le confessionnel qui en use pour se « blanchir » et se transformer en revendication et en identification. Si vous vous attaquez à l'islamisme, vous êtes très vite accusés de vous attaquer à une communauté. Celle-ci, comme partout dans le monde, peut saffirmer par des différences heureuses ou riches, partager, proposer ses cultures et ne pas être réduite à une polémique sur un voile ou une mosquée en chantier. Ce n'est plus le cas. Le confessionnel a totalement pris en otage le communautaire et s'en fait l'avocat exclusif. Même dans sa réaction l'élite française tombe dans ce processus piégé de la négociation du communautaire et se retrouve à absoudre le confessionnel comme vis à vis, comme droit, comme partie d'une négociation ouverte. L'islamisme en profitera très vite. Il a su récupérer le statut de victime post colonial et le statut du « racisé » et celui de l'identité bafouée et refusée. La seconde conséquence, en Algérie est que l'identité, ce mot si vaste qu'on s'y perd en définition, est devenu un registre de l'identitaire ; je prends ce mot au sens politique qu'il a en France. Version de l'extrême-droite et des discours radicaux, populistes, qui semblent triomphants dans certains pays. Là aussi, je ne suis pas sociologue pour proposer des définitions précises, mais écrivain, qui vit ce populisme mondial comme une menace et en déchiffre les signes dans son propre pays. Racisme anti-noir, régionalisme, radicalisme ethnique, xénophobie, complotisme..etc. Tout ce qui fait le lit du populisme fait le lit de l'islamisme aujourd'hui. Paradoxe de ce discours qui prône le nationalisme mais aussi la oumma, l'antimarocanisme mais aussi la nation musulmane transnationale...etc. L'un des épisodes de la guerre menée pour récupérer l'école algérienne, a été la polémique violente sur l'usage de l'une des langues algériennes, la Derja, au premier cycle de la scolarité. Soutenue comme moyen de transition pédagogique par des chercheurs, cette voie a été violement combattue par les conservateurs qui y ont vu la menace de la perte de monopole sur le débat identitaire et l'irruption possible d'une révolution qui va toucher le sacré, l'orthodoxie religieuse, l'interprétation du Coran etc. La Derja est dite langue plébéienne. Comme pour les identitaires de l'Europe ou de l'Amérique, l'identité dans sa radicalité est définie par opposition, par soustraction : on ne dit pas ce qu'on est mais ont dit ce qu'est l'autre opposé à soi. L'identité radicale définit ce qu'elle n'est pas, pas ce qu'elle est ! ce nouveau discours est désormais banalisé en Algérie. On peut le consommer dans des journaux, des télévisions, sur les réseaux et dans les prêches des mosquées. L'identité est devenue aujourd'hui l'habillage d'un discours d'extrême-droite algérienne décomplexée si on veut reprendre le langage de l'époque. Tombée sous monopole confessionnel, elle sert de concept d'exclusion et d'inquisition. Elargit à l'usage du populisme, elle habille les discours les plus radicaux et le plus inattendu. Pire encore, elle a ouvert droit à un nouveau révisionnisme de l'histoire de la guerre de libération devenue guerre sainte comme dit plus haut et qui confirme la volonté du discours religieux de récupérer la légitimité qu'induit la guerre de libération. A la fin, le régime perd jusqu'à la paternité de la décolonisation au bénéfice de l'islamisation. A la fin ? je ne sais pas. Je n'ai pas à définir ce mot. J'aime le vivre, le peupler par mes actes. L'identité est ce que je fais qui, à la fois, me différencie dans mon individualité, me distingue par ma culture mais qui me permet de partager, donner ce que je possède et obtenir ce qui me manque. Paradoxe beauté de la langue : le mot qui est le plus proche de« l'identique » désigne justement la différence. *Conférence prononcée à L'IAST (Institute for Advanced Study in Toulouse) Novembre 2108 1- « Nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes ! » 1962- Le premier président algérien Ahmed Benbella, en Tunisie, en réponse à l'invitation faite à rejoindre la francophonie et pour affirmer un panarabisme naissant. 2- « Je lui ai dit que c'étaient des Arabes qui en voulaient à Raymond » explique le personnage, Meursault. Extrait de: Albert Camus. « L'Etranger. » 3-»Les revendications de promotion de la tamazight sont légitimes, tant que cette langue se sépare de la francophonie, de l'occidentalisation et des tendances séparatistes». « Il faut écrire tamazight en arabe » Président de l'association des Ulémas musulmans 4- « Ces africains passaient par notre pays s'y installent aujourd'hui. Ils nous apportent la sorcellerie, les maladies ( ) j'ai demandé à Monsieur Tebboune (NDLR : ancien premier ministre algérien), de nous débarrasser de cette catastrophe, de les déporter » « ...des puissances étrangères aident ces migrants à coloniser l'Algérie avant de s'en accaparer... » « ...ces africains vont se multiplier, se reproduire et nous dominer ( ) Les migrants pourrissent mon pays, je les chasse... » « J'en appelle aux hautes autorités du pays : nettoyer nos rues et nos quartiers, purifier les rues, nettoyer notre pays... » Débat télévisé avec une députée islamiste 5- En septembre de l'année 2017 éclate l'affaire dite de la suppression de l'expression « Au nom de Dieu » des manuels scolaires. Les éditoriaux et les appels se multiplient pour dénoncer « un complot mené par les sionistes et les croisés ». 6-L'identité est toujours définie comme cible d'un complotisme mondial, d'un rapport de domination et pas d'affirmation. « L'identité » est ce qu'on veut nous prendre, nous faire oublier, ce qu'on nous jalouse. 7-« Quand le président français s'excuse uniquement auprès de la famille de Maurice Audin, cela reflète la vérité de la discrimination en France ». Le chef de parti du MSP ajoutera qu'il est fier de cette homme, «Même s'il s'appelle Maurice » Makri, président du MSP 8- «... Audin n'est pas un martyr auprès de Dieu. C'est un martyr pour vous. Le martyr est celui qui s'est battu pour que la parole de Dieu triomphe » Un membre du mouvement Sahwa (Eveil) Essalafia El Hurra (Salafiste)