1. Il y a trois jours, Al-Qeida au pays du Maghreb Islamique (#AQMI) a confirmé par la voix de son responsable des communications la mort de Abdelmalek Droukdel, ancien chef du groupe tué au nord du Mali par les forces de l'opération française Barkhane. Cette annonce clôt toutes les spéculations sur la véracité de l'information. 2. Barkhane a mené l'assaut contre Droukdel et ses hommes le 3 juin dernier dans l'Adrar des Ifoghas (extrême nord du Mali) en mobilisant un module d'intervention qui a combiné hélicoptères et troupes au sol. Droukdel a été tué à quelques dizaines de kilomètres de la frontière algérienne. 3. Le jour de l'intervention militaire, la ministre française des Armées, Florence Parly, avait annoncé sur son compte Twitter que « les forces armées françaises, avec le soutien de ***leurs partenaires***, ont neutralisé l'émir d'AQMI lors d'une opération dans le nord du Mali…». 4. De quels partenaires s'agit-il? A-t-elle fait référence à l'Algérie ou à son allié américain seulement? Dans les 24 heures qui ont suivi l'attaque, le Commandement des Etats-Unis pour l'Afrique (AFRICOM), commandement unifié qui coordonne toutes les activités militaires et sécuritaires américaines sur le continent, a confirmé sa collaboration au succès de l'opération. L'AFRICOM a partagé des renseignements sur la cible dans ce qui est appelé dans le jargon un Special Ops Information Sharing (SOIS). 5. Il est très probable que l'Algérie ait également joué un rôle important lors de l'opération. Elle aurait, selon les données recoupées, partagé des renseignements stratégiques à la force Barkhane, notamment des informations sur le déplacement et l'itinéraire de Droukdel et ses hommes vers le nord du Mali. 6. Plusieurs faits peuvent corroborer une telle hypothèse: 1) l'itinéraire emprunté et la géolocalisation du lieu de l'assassinat, à la lisière de l'Algérie et si proche de nos frontières; 2) le mode opératoire de la mission. Droukdel a été, ce que l'on appelle dans le jargon: un assassinat en action (Killed in Action – KIA) ce qui présuppose que son déplacement était surveillé au préalable; 3) le réseau d'informateurs dont disposent les forces de sécurité algériennes, surtout au sud-ouest de la Libye et le nord du Mali, est unique dans la région, ce qui suggère qu'Alger aurait suivi le périple de Droukdel dans les zones non surveillées par Barkhane. 7. Toutefois, ces raisons objectives n'expliquent pas le silence d'Alger autour de la mort de Droukdel. L'homme a été l'auteur des attentats les plus meurtriers des années 2000 en Algérie et condamné par contumance à plusieurs reprises par la justice algérienne. Il fait partie des figures les plus sombres de l'histoire du pays. 8. Pour comprendre le mutisme d'Alger, il est important de faire référence à la stratégie algérienne de lutte contre le terrorisme sans perdre de vue les visées géostratégiques des acteurs concernés. Si Alger a véritablement coopéré avec la France et les Etats-Unis lors de cette opération, cette collaboration s'inscrit dans une coopération sécuritaire à la fois pragmatique et intense, basée sur une logique « gagnant-gagnant », malgré des divergences existantes, notamment entre l'Algérie et la France sur la gestion de la menace terroriste. 9. Pour Alger, l'opération qui a mené à la mort de Droukdel permet aux autorités nationales d'en finir avec un terroriste notoire de la région – malgré son long déclin-sans qu'elle soit publiquement associée à cette opération, ni qu'une telle opération se fasse sur son territoire ou à sa périphérie immédiate (moins de 2 kilomètres). 10. De plus, ceci permet à Alger de tenir une carte supplémentaire en main pour influencer la stratégie internationale de lutte contre le terrorisme dans la sous-région, et ce, selon ses intérêts stratégiques, notamment la résolution de la crise malienne et la réactualisation de la mise en œuvre de l'accord pour la mise en œuvre de la paix et la réconciliation au Mali, connu sous le nom de l'accord d'Alger (2015). Dans un contexte malien où le président IBK est fortement contesté et où la montée en puissance du cheikh wahabite Mamadou Dicko inquiète, l'idée d'un dialogue avec les groupes terroristes au nord, est de plus en plus évoquée comme l'une des solutions à la crise . De par son rôle dans l'Accord de paix et ses relations passées avec Iyad Ag Ghali, leader du Jammat Nusrah al-Islam wal-Muslimoun (JNIM), une coalition qui regroupe plusieurs groupes et katibas, Alger est en pôle position pour engager ce potentiel rapprochement. 11. Pour Paris, et dans une moindre mesure Washington, l'assassinat de Droukdel est une victoire importante. Barkhane peut être créditée d'un autre succès dans sa cabale contre le terrorisme, et surtout, justifier une présence militaire fortement contestée tant par les opinions nationales des pays sahéliens que celles des puissances concernées. 12. L'assassinat de Droukdel par Barkhane permet aussi d'effacer l'humiliation qui a fait suite à l'annonce hâtive de la mort de cheikh Amadou Kouffa, leader de la katiba Macina et membre du JNIM, en mars 2019. Kouffa est réapparu dans une vidéo après avoir été déclaré assassiné. 13. Plus généralement, le mutisme algérien sur cette opération est à l'image de la géopolitique sécuritaire et clandestine menée dans la sous-région. La lutte anti-terroriste algérienne repose sur une double politique; celle du «repoussement» des terroristes et de l'«attraction» des repentis potentiels dans un contexte de militarisation intensive des zones à risques. 14. Par repoussement, nous entendons le fait de vider les foyers intérieurs vers des zones extérieures, faisant déborder le terrorisme et ses groupes au-delà du territoire national. Par attraction, nous entendons la stratégie, plus ou moins clandestine, qui a permis l'ouverture de corridors pour le retour de terroristes qui souhaitent déposer les armes. Ainsi, les nouveaux repentis permettent aux forces de sécurité de collecter des renseignements de qualité sur les groupes terroristes et criminels et les développements les plus intéressants. Cette stratégie, qui peut être extrêmement efficace mais demeure très fragile, a certainement permis de collecter des informations stratégiques qui ont conduit à l'opération. J'aborderai plus longuement ce sujet, notamment les implications d'une telle stratégie et l'avenir d'AQMI dans la région, dans un texte qui paraîtra sur un média algérien très prochainement. Raouf Farrah 21 juin 2020