Par Madjid Zerrouky 06/02/2021 « Ils m'ont torturé. Agressé sexuellement. Ils m'ont enlevé ma dignité ». En trois phrases prononcées en pleine audience dans un tribunal de l'est d'Alger, lundi 1er février, Walid Nekiche, 25 ans, a brisé l'omerta et réveillé le spectre de la torture en Algérie. Accusé, entre autres, de « complot contre l'Etat », et d'« incitation des citoyens à porter les armes contre l'autorité de l'Etat », l'étudiant, qui comparaissait après quatorze mois de détention provisoire, risquait la prison à perpétuité, réclamée par le procureur le matin même. Il lui était reproché une appartenance à un mouvement séparatiste kabyle – ce qu'il a toujours nié. Finalement condamné à six mois de prison pour une « possession de tracts » jamais présentés par l'accusation, Walid Nekiche a été libéré le soir même au terme d'une instruction et d'un procès qualifiés d'« ahurissants » par ses défenseurs, qui ont fait de l'audience un procès contre la torture. « C'est la première fois que l'on fait face à une telle horreur concernant un détenu d'opinion et un jeune manifestant. Quand on voit ce qu'ils lui ont fait subir... », réagit Me Nassima Rezazgui, membre du collectif de défense des détenus d'opinion en Algérie. L'avocate met un mot sur la « dignité enlevée » à Walid Nekiche : le viol. Le mardi 26 novembre 2019, Walid Nekiche est arrêté lors d'une manifestation étudiante. Puis disparaît. Ses proches le cherchent, en vain. Il ne réapparaîtra qu'en janvier 2020, en prison, après avoir été découvert par une avocate alertée par d'autres prisonniers. « Je plaidais dans une affaire de détenus d'opinion quand une consœur m'a parlé d'un jeune étudiant détenu à la prison d'El-Harrache : "Il est dans un état lamentable, il a besoin d'aide". J'ai alors découvert un jeune homme anéanti. Terrifié, abattu, absent »,explique l'avocate Nacera Hadouche. « Honte pour notre pays » Un an après cette rencontre, Nacera Hadouche se rappelle le sentiment d'effarement et de dégoût qui l'a saisie à l'écoute du récit que lui fait l'étudiant de son parcours dans les geôles des services de sécurité. « C'est à nous qu'ils ont fait honte, pour reprendre une expression algérienne. Honte pour Walid. Honte pour nous, avocats. Pour notre pays... » Tout commence donc ce 26 novembre 2019 au matin, quand Walid Nekiche, étudiant à l'Institut supérieur de pêche et d'aquaculture d'Alger, et originaire d'une modeste bourgade kabyle, est arrêté par des policiers en civil. Placé en garde à vue et tabassé, a-t-il dénoncé, dans deux commissariats, il est « récupéré » l'après-midi même par les hommes de la Direction générale de sécurité intérieure (DGSI) et transféré au centre des opérations de l'ex-sécurité militaire, la fameuse « caserne Antar ». Depuis que le tout-puissant service de renseignement s'est vu confier des missions de police judiciaire, il en use et, surtout, selon les défenseurs des droits humains, en abuse. Lire aussi Algérie : un jeune militant condamné en appel à un an de prison, dont six mois ferme, pour des mèmes Walid Nekiche affirme y avoir été torturé et avoir subi de multiples agressions sexuelles, morales et verbales pendant sept jours. Le 2 décembre 2019, il est présenté au parquet. Il refuse l'assistance d'un avocat, de peur d'être remis entre les mains des hommes qu'ils l'ont « interrogé ». Plutôt la prison que la DGSI. Il est placé sous mandat de dépôt. En mars 2020, il évoque une première fois devant un juge d'instruction, indifférent, les sévices qu'il a subis. En juillet, Nacera Hadouche porte plainte en son nom pour « tortures ». Pourquoi avoir autant attendu ? « Il a fallu convaincre Walid, qui avait peur. Nous aussi, nous avions peur des représailles », décrit l'avocate. « La torture, ce n'est pas que des violences physiques, des séquelles à vie. La torture installe aussi une ambiance : la terreur. Il s'agit non seulement de terroriser la victime, mais aussi ses proches, ses défenseurs. » « C'est un dossier vide. Il n'y a pas de faits » La plainte n'aboutit pas et les juges font la sourde oreille. « La justice n'a pas donné suite à cette plainte et l'expertise médicale que nous avons demandée pour constater les séquelles de ce qu'il a subi nous a été refusée, alors qu'il est de son devoir d'enquêter quand il y a suspicion de mauvais traitements, selon la loi algérienne – et les conventions internationales signées par l'Algérie. » Pourquoi un tel acharnement ? Quand, après quatorze mois de prison, Walid Nekiche est enfin présenté devant une cour criminelle, les avocats sont stupéfaits par les « preuves » avancées par l'accusation, qui se dégonflent les unes après les autres. Lire aussi En Algérie, six mois de prison ferme pour un étudiant accusé de « complot contre l'Etat » « C'est un dossier vide. Il n'y a pas de faits. Rien. L'acte d'accusation repose sur des aveux extorqués sous la torture et sur son journal intime. Un objet que, par définition, on ne partage avec personne. C'est insensé ! », dénonce Nassima Rezazgui. Sur une page. il est ainsi question de « manifester le jeudi » – les marches avaient lieu les mardis et vendredis – et d'un « président ».Pour le service de renseignement, le « président » est le dirigeant du Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK) : « Atteinte à l'unité nationale ». Walid Nekiche fréquente un ressortissant espagnol qui travaille au consulat ? « Espionnage ». « Je pense qu'il y a un message politique derrière tout ça. Peut-être la volonté d'enflammer une région (...). On nous amène cet étudiant venu d'un bourg complètement perdu de Kabylie pour l'accuser de complot contre l'Etat ? Parce qu'il a reçu un Espagnol pour lui faire visiter Constantine ? », s'exclamait lundi l'avocate Nabila Smaïl. Lire aussi Covid-19 : en Algérie, la colère sociale monte face aux restrictions sanitaires « Nous tirons la sonnette d'alarme. Il ne faut pas que de tels actes se banalisent. La responsabilité incombe aujourd'hui à toute l'institution judiciaire et sécuritaire », estime Saïd Salhi, le vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme. « Nous ne pouvons pas en rester là. Les centres d'interrogatoire, y compris ceux qui dépendent de la sécurité militaire, ne peuvent plus être des zones de non-droit. Avec un courage extraordinaire, Walid Nekiche n'a pas fait qu'interpeller ses juges. Il a interpellé la conscience nationale et le peuple algérien. C'est un tournant. » Le ministère de la justice et les services de sécurité n'ont pour l'heure pas réagi aux interpellations et demandes d'ouverture d'enquête des avocats. Mais Nacera Hadouche en est convaincue : « Ce n'est pas le premier cas de torture. Mais Walid Nekiche est le premier à témoigner et à porter plainte. On peut enfin en parler. On a enfin brisé le silence. ». Madjid Zerrouky