Beaucoup de choses surprenantes se disent sur les harragas ces derniers temps. Certains journalistes mènent une campagne paternaliste de dénonciation de la harga au nom de la protection de la vie des enfants, des femmes et des jeunes qui tentent de traverser la Méditerranée, au péril de leur vie. Ils décrivent leurs concitoyens comme étant « inconscients », « irresponsables » ou « obnubilés » par l'Europe et au nom d'une vie meilleure. Ce discours est non seulement insoutenable sur le plan moral, mais il contribue à la dépolitisation de la Harga et masque la responsabilité des autorités face à une telle tragédie. De manière sereine, il faudrait peut-être leur retourner la question : où sont les autorités sur la question de la harga ? Quelles sont les mesures qui ont été prises au cours des dernières années pour prévenir ses conséquences les plus dramatiques ? Face à ce phénomène, la réponse a été sécuritaire, criminalisant les harragas et accentuant la surveillance des côtes. Cette réponse est problématique à plus d'un égard, car elle condamne juridiquement des milliers de personnes en traitant leur délit de manière criminelle. Paradoxalement, elle contribue au développement de réseaux de trafic qui chargent des prix exorbitants, surchargent les bateaux pour maximiser leurs profits et consolident leur rôle sur ces marchés juteux. Si les autorités s'intéressent, un tant soit peu, à la vie des harragas, ils mettraient en œuvre des mesures d'urgence, concrètes et immédiates afin de limiter les effets de la tragédie. *** Si ce message se retrouve entre les mains de représentants officiels, voici neuf mesures que l'on pourrait aisément mettre en œuvre : 1- La création d'une Commission chargée de la Harga auprès de la Présidence de la République. Cette commission mixte, 100 % civile et composée de personnes qui travaillent directement sur la question (associations de jeunes, chercheurs, politiques, militants... etc.), rapporte de manière hebdomadaire sur la situation de la Harga, émet des recommandations et informe les décisions prises par le Chef de l'Etat sur les mesures à prendre. 2- La création d'un Fonds d'urgence « Harga » qui finance les mesures, les programmes et les services liés à la harga. Le fond couvrirait les coûts des mesures recommandées notamment les opérations de recherche et secours (Search and Rescue), les centres d'accueil des harragas sauvés en mer, les centres de soutien aux familles, la commission-vérité et tous les coûts afférents à l'agenda politique liés à la Harga. 3- La mise en place d'au mois 14 équipes professionnelles de recherche et secours (Search and Rescue – 100 % algérienne) (1 équipe par wilaya maritime), composées d'agents civils, qui complémentent le travail de secours des garde-côtes. La mission principale de ces équipes est le sauvetage des bateaux à la dérive dans les eaux territoriales de l'Algérie. Cette activité est essentielle pour sauver des vies. Les membres de ces équipages peuvent être d'anciens marins, des médecins, des infirmiers et des bénévoles qui devront suivre une formation courte. 4- La mise en place d'au moins trois centres de soutien humanitaire aux harragas secourus en mer (Est, Centre et Ouest) au niveau des ports de débarquement. Les harragas vivent des expériences traumatiques (stress psychologique, trauma, déshydratation... etc.) et beaucoup ont besoin d'assistance médicale, nutritive et psychologique. Il devrait y avoir, dès leur arrivée au port, un centre d'accueil géré par la Protection civile et des médecins civils qui offrent des services d'urgence et de soutiens aux harragas secourus en mer. 5- Une campagne tout azimuts et multiforme sur les risques de la harga et les pratiques des réseaux de trafic. Cette campagne doit être très bien réfléchie afin qu'elle ne stigmatise pas la Harga, mais informe sur ses dangers et ses logiques. Elle doit être diffusée par l'intermédiaire de canaux multiples (spot publicitaire, affiches, mobilisation d'influenceurs) pour en maximiser la portée. Cette campagne sera couteuse, mais elle est un outil efficace et testé dans d'autres régions du monde. 6- L'abrogation des lois qui criminalisent la harga. L'Algérie a adopté la Loi 09-01 en février 2009 régissant les conditions d'entrée, de séjour et de circulation. Cette loi traite la harga comme une infraction pénale. Les harragas interceptés par les garde-côtes et présentés devant la justice encourent une peine de deux à six mois et une amende de 20 000 à 60 000 DA. La criminalisation de la harga n'a jamais eu d'effet sur les nombres de départ. 7- La création d'une unité de recherche et de soutien pour les familles des disparus en mer. Cette unité propose notamment une ligne verte de recherche pour les familles de disparus, une ligne d'accompagnement psychologique, une centrale de collectes de données connectées en temps réels aux enregistrements dans les centres d'accueil et en relation avec les acteurs concernés par les missions de sauvetage et les organisations humanitaires en Europe (coordonner le travail d'identification des victimes avec les autorités concernées de la rive nord de la Méditerranée). 8- La mise en place d'une commission nationale de vérité sur les disparus en mer. Cette commission est une mesure importante pour guérir les plaies, reconnaitre l'ampleur du drame et aider les familles à faire leur deuil. Elle est aussi un instrument de justice puisqu'elle permet d'ouvrir des enquêtes sur les conditions de leur départ. 9- Permettre la création d'observatoires indépendants sur les migrations clandestines. Ces observatoires permettraient un travail de veille (monitoring) et d'analyse afin d'informer les politiques publiques. Un observatoire général sur les migrations (CREAD + MAE) est en cours de préparation, mais il faudrait créer des observatoires totalement indépendants, gérés par des acteurs de la société civile. Ceci exige de désensibiliser la question de la harga et des migrations et lever les blocages qui pèsent sur la société civile. Des acteurs comme l'association RAJ, la LADDH ou la Plateforme Migration (ce projet n'existe plus) sont des leviers essentiels à cette fin. ***La rédaction de ces mesures n'est pas un « appel du pied » aux autorités. Je considère que la situation de non-état de droit dans laquelle nous sommes demeure le principal facteur de blocage pour la mise en oeuvre de politiques publiques qui servent l'intérêt général. Raouf Farrah 1 octobre 2021