Le Quotidien d'Oran 16 juillet 2009 Le pays est sale, très sale, et les immondices sont là, exposées à la vue et aux nez, et les gens et les responsables vaquent à leurs «occupations» comme si de rien n'était, nullement incommodés par les odeurs nauséabondes qui s'en dégagent. En somme, l'Algérien, qu'il soit un responsable ou un citoyen lambda, ne semble pas du tout gêné par les ordures qui s'amoncellent un peu partout dans le pays. Il paraît s'en accommoder. C'est la preuve que les leçons de morale sur la propreté, qui foisonnent dans le discours politique, les prêches religieux, les cafés et les livres scolaires, ne sont que des mots. En Algérie, on parle beaucoup. Ça jacte sans répit. Et nous savons que l'abondance des paroles est inversement proportionnelle à l'action. Beaucoup parmi les responsables qui sont payés grassement pour s'occuper soigneusement et rigoureusement de ce pauvre petit pays ne le font pas. Pourtant, ils sont très nombreux à être concernés par la chose publique. Que font-ils au juste ? Ils font ce qu'ils peuvent. Ils bricolent. Ils produisent de jolis mots qui sonnent bien mais creux. Comme ces amandes vides à l'intérieur, ou abritant des trucs ratatinés immangeables. Il faut les écouter, quand ils se mettent à façonner le monde avec des mots, le geste large, ruisselants de passion et d'enthousiasme. Mais c'est tout. Des paroles. Utilisées souvent comme on utilise une échelle. Pour monter vers les sommets qui permettent de calmer les frustrations qui pullulent dans le corps. Le problème, c'est qu'après avoir parlé, ils croient dur comme fer qu'ils ont travaillé et qu'ils ont changé les choses. Et ils le disent partout où ils rencontrent une oreille attentive. Ou simplement une oreille qui n'a rien à foutre et qui s'ennuie. Ou alors une oreille qui a des idées derrière la tête. Ou ces oreilles qu'on met de temps à autre dans la remorque d'un camion afin qu'elles applaudissent dans un meeting. Et pendant que ça cause, la saleté, elle, continue allègrement d'envahir la contrée. D'avancer comme une fatalité. D'enlaidir un environnement déjà suffisamment laid. De nourrir les chiens et les chats errants qui ont envahi tous les espaces, y compris l'université, où ils se promènent parmi les étudiants et les enseignants sans la moindre inquiétude, aboyant parfois effroyablement après eux, se multipliant en toute sécurité, les veinards ! La saleté sert aussi d'aires de jeux pour des élèves à qui des instituteurs ressassent les dangers de la pollution et les vertus de la propreté. C'est que l'école algérienne est une école qui apprend à ses écoliers les bienfaits de l'hygiène dans un environnement d'une saleté repoussante. Il suffit de visiter les toilettes de cette école pour avoir une idée des dangers que courent nos enfants et particulièrement nos filles. C'est que là aussi on parle. La réforme du système éducatif. Joli assemblage de mots. Très joli. Même des universitaires qui sont censés avoir un peu de jugeote font dans le discours avec une jubilation contagieuse. Ils ont la bouche et la plume bourrées de mots qui sonnent bien mais creux. Comme les amandes de tout à l'heure. Des mots qu'on est allé glaner dans le Canada et la Belgique, confondant l'environnement du petit Canadien et l'environnement du petit Belge avec celui du pauvre petit Algérien. Ils sont tellement fascinés par ces mots importés qu'ils ont oublié que le petit Canadien et le petit Belge ne risqueront jamais de rencontrer sur leur chemin une benne à ordures où des ordures pourrissent sous le soleil. Mais le petit Algérien n'est pas un idiot. Il a compris depuis longtemps, le malin, que les adultes qui s'occupent de son avenir à tous les niveaux vivent dans le discours, et qu'ils lui demandent de reproduire ce discours dans sa copie, c'est-à-dire de les imiter. Il sait que l'école algérienne raconte des histoires qui n'ont rien à voir avec le monde et les gens qui l'entourent. Alors, pour avoir la paix et une note convenable, il apprend par coeur ses leçons sur la propreté. Il emmagasine dans sa petite tête de mioche rusé les jolies phrases qu'on lui sert. Dans un F3 où l'eau est une denrée rare stockée dans des jerricans et des bouteilles en plastique, et situé dans un quartier où les immondices sont déposées à même le sol où elles se décomposent pendant des heures et parfois des journées entières. Pourrissant l'atmosphère et grouillant de vers et de mouches, ces dernières envahissant sa maison pour se reposer quand elles sont rassasiées. De deux choses l'une: soit que ces responsables sont incapables de produire des idées pour nettoyer ce pays, soit ils sont fascinés par autre chose qui les empêche de bosser et de faire le travail pour lequel ils sont payés grassement. Dans les deux cas, on les plaint sincèrement et leur souhaite un prompt rétablissement. Pourtant la chose est facile. Le pays a beaucoup d'argent et l'Algérien peut vivre avec l'aumône qu'on appelle chez nous un salaire. Il s'est tellement habitué le pauvre qu'il pourrait trimer une journée complète pour quelques sous. Les sceptiques n'ont qu'à faire un tour dans les chantiers que chante sans répit une certaine presse. Là-dedans, des bougres bossent comme des mulets, bouffent de la carentita infecte arrosée de limonade infecte, dans une poussière suffocante et infecte, et rentrent chez eux le soir, le corps esquinté, dans un foyer où il n'y a pas suffisamment d'eau pour se nettoyer convenablement, pour percevoir à la fin du mois une misère qui leur bousille les nerfs, tellement ils ne savent pas comment la gérer. S'ils n'avaient Dieu vers Qui ils lèvent leurs mains et leurs yeux chaque fois qu'ils désespèrent, ils auraient été détraqués par ces calculs inextricables. Même un ordinateur serait incapable de les aider. Rien que de penser à ce qu'ils endurent les pauvres, on a envie de pleurer de honte. On a envie de se cacher. Pour ne pas assister à ce spectacle. Les responsables qui eux ne sont pas victimes de ces calculs qui détraquent les nerfs devraient de temps en temps aller dans les chantiers et observer ces êtres humains. Ceux-là ne parlent pas, ils triment. Quand ils parlent, les mots qu'ils prononcent font partie du travail. Et quand ils parlent dans le vide, quand ils s'amusent, leurs paroles sont gaies et vivantes et on a envie de les écouter pendant des heures. C'est qu'ils savent causer et vivifier la langue, ces gens-là. Ce qu'ils disent n'a rien à voir avec la langue de bois éreintante que maîtrisent les politiques qui pensent l'avenir de la nation. Mais revenons à notre sujet: la saleté qui recouvre le pays. Nous voudrions à présent parler de ceux qui sont censés nous représenter à Alger. Les députés, par exemple. Ces gens qui sont censés être nos porte-parole. Où sont-ils ? Maintenant qu'ils perçoivent un « salaire » qui fait dix fois celui d'un enseignant au lycée, on devrait les voir plus souvent au travail. Mais non. Ils sont encore fatigués par l'énorme boulot qu'ils ont dû faire pour être augmentés. C'est ainsi que le jour où on a décidé de gonfler leurs appointements, ils ont levé la main comme un seul homme. D'un coup. En dehors de quelques-uns qui ont exprimé leur vif désaccord mais qui n'ont pas démissionné. C'est que c'est difficile de quitter un espace aussi généreux et de revenir vers une vie quotidienne qui a rempli les hôpitaux et les asiles du pays. Donnons-leur aussi un peu de temps. Quand ils auront fini de régler leurs problèmes, ils s'occuperont des nôtres. Et de la saleté qu'ils voient tous les jours. Espérons seulement qu'ils vivent assez longtemps pour qu'ils en aient le temps. Il nous faudra aussi avouer que ce n'est pas facile de représenter le peuple avec un « salaire » qui évoque un cadeau. Ils ne vont tout de même pas contrarier ce Destin merveilleux qui les a arrachés à la vie végétative que mènent ceux qui ont voté pour eux. Mais peut-être qu'ils ne la voient pas cette saleté, nos responsables et nos députés ? Peut-être qu'ils trouvent la chose normale ? Qui sait ? L'habitude fait des miracles. Elle transforme des choses anormales en choses naturelles. Sinon, comment expliquer que dans tout le pays il n'existe pas un seul jardin public digne de ce nom ? Comment expliquer que nos cités sont des dortoirs ? D'une laideur accablante. Où les locataires, à défaut de square et de bancs publics, utilisent des morceaux de carton et des pièces de parpaing comme des sièges. Comment expliquer l'absence des toilettes publiques ? Nos responsables et nos chers députés ont-ils une idée de ce qu'endurent nos femmes et nos filles quand elles sont obligées de s'attarder dehors et qu'elles ressentent ce besoin naturel ? Si, poussés par cette nécessité humiliante, les hommes se soulagent où ils peuvent, comment peut-on admettre que des femmes subissent cette torture ? Mais ce sont des femmes ! Elles n'ont qu'à rester chez elles ! Dans le foyer ! Le monde extérieur, c'est pour les mâles ! C'est notre brillante culture qui raconte cette histoire. Et puis, c'est peut-être mieux comme ça pour elles. En effet, puisque ce monde extérieur leur est interdit, personne ne pourrait les accuser de la saleté qui règne dehors. En plus, il faut avouer aussi qu'elles n'arrêtent pas de nettoyer chez elles. Elles sont propres. Du coup, on est face à une évidence: les immondices qui s'accumulent sur le pays, elles n'ont rien à voir avec. Vous avez donc deviné juste. Mais il ne faut pas désespérer. Viendra un jour où il y aura chez nous des gens comme M. Poubelle. Qui ne seront pas fascinés par leurs entrailles et ne laisseront pas leur pays se transformer en poubelle. *Enseignant universitaire Université de Mostaganem