Les maux dont souffre notre pays aujourd'hui sont nombreux. Ils ont pour noms absence de démocratie, chômage, crise de logement, cherté de la vie, mauvaise qualité des services, insécurité, violence, corruption, incompétence, etc. Ces maux, qui participent tous à empoisonner chaque jour un peu plus la vie de l'Algérien de 2010 et lui font perdre tout espoir de mener un jour une existence normale, pourraient cependant trouver un début de traitement, s'il n'y avait ce mal suprême qui tue dans l'œuf toute tentative de redressement : la discorde, qui empêche les hommes et les femmes sincères d'unir leurs forces pour faire entendre leurs voix et redonner espoir au peuple. Les deux crises les plus graves qu'ait vécues l'Algérie indépendante ont été la crise de l'été 62 – l'été de la discorde – et celle des années 90, qui a fait suite au coup d'Etat de janvier 92 et dont les effets sont encore visibles. Le 27 mars 1962, les dirigeants de la guerre de libération membres du CNRA se réunissent à Tripoli pour entériner les accords d'Evian. L'histoire a retenu les insultes proférées par Ben Bella, récemment libéré de prison avec ses quatre compagnons, à l'encontre de Ben Khedda, alors président du GPRA. A partir de là, la crise qui avait pour origine un différend entre le GPRA et l'Etat-major général de l'armée des frontières, ira en s'amplifiant, les alliances se formant au gré des affinités, pour en arriver à constituer trois groupes ennemis : le groupe de Tlemcen, autour de Ben Bella et Boumédiène, le groupe d'Alger et le groupe de Tizi-Ouzou, formé par Krim et Boudiaf. Chacun des chefs militaires des différentes wilayas de l'intérieur ralliera un groupe. Le peuple algérien assistera impuissant au spectacle dégradant d'hommes qui se déchirent pour le pouvoir, incapables de s'asseoir autour d'une table pour dialoguer et trouver un compromis. Il aura cependant le courage de sortir dans les rues et de crier : « seb`a s'nin barakat ! ». On sait que la crise se dénoua en faveur de Ben Bella et Boumédiène, après que l'armée des frontières venue du Maroc entrât dans Alger le 9 septembre 1962, non sans avoir provoqué des dégâts. Lentement mais sûrement, Boumédiène conquit le pouvoir, qu'il ne consentit à partager avec personne, jusqu'à sa mort, écartant tous les rivaux, qu'ils fussent civils ou militaires. L'Algérie balbutiante fut ainsi amputée d'une grande partie de ses compétences, elle qui avait besoin de tous ses enfants pour se lancer dans la vie. Les résultats du pouvoir dictatorial exercé par un colonel et son équipe de militaires sont connus : échec sur toute la ligne. L'Algérie n'était pas au bout de ses peines, cependant. Octobre 88 donna une lueur d'espoir à tous ceux qui rêvaient depuis le premier jour d'une Algérie démocratique, fraternelle et plurielle. Ils durent vite déchanter, car le virus de la discorde frappa de nouveau. Le peuple ne put rien faire cette fois, car il fut atteint lui aussi, entrainé dans la spirale de la violence par ceux qui ne rêvaient que de voir les frères ennemis s'entretuer. La tragédie des années 90, personne ne l'a vue venir. Personne ne pourra l'oublier aussi. Comment oublier les massacres de Bentalha et Rais, les viols de mères de famille et la torture ? Il faudra bien oublier, pourtant, si nous voulons que ce pays, notre pays, reprenne vie. Car, tant que la haine et le ressentiment garderont nos cœurs prisonniers, rien de bon ne pourra en sortir. Face à la longue liste de problèmes dont nous souffrons, nous pourrions mettre une liste de forces qui auraient normalement pour mission de leur trouver des solutions : les hommes et les femmes honnêtes qui sont dans les structures de l'armée et de l'Etat, les parlementaires, les juges, les syndicalistes, les militants des partis politiques, les étudiants, les ouvriers, les paysans, les artisans, les commerçants, les membres des professions libérales, les dirigeants d'entreprises, les universitaires, les artistes, les imams et les oulémas. Tous ces cerveaux et tous ces bras, comme l'Algérie en a besoin pour s'en sortir. Comment leur faire oublier cependant que, pendant des années, ils se sont voué les uns les autres une haine mortelle, une haine qui a été à l'origine de crimes innommables. Tout Algérien digne de ce nom a honte de ce qui s'est passé dans notre pays durant cette terrible décennie. Il veut comprendre, il veut savoir. Ceux qui ont perdu des êtres chers, les mères dont les époux ou les enfants ont disparu sans laisser de traces ne veulent pas tourner la page avant que quelqu'un leur ait dit la vérité. Qui aura le courage de faire ce travail salutaire ? Il faudra leur demander pardon, pourtant. Après avoir vaincu les Omeyyades, les Abbassides mirent tous les cadavres de leur ennemis sur une grande place, les recouvrirent de tapis, s'assirent dessus et firent un banquet. Dans les jours qui suivirent, tous les descendants de la dynastie déchue, ainsi que leurs alliés, furent inlassablement recherchés et tués. Même les tombes des souverains omeyyades morts furent profanées et leurs ossements brisés. C'est à ce prix que les Abbassides purent avoir la paix. Terrible haine. Mais en ces temps-là, couper la tête de son ennemi et la transporter sur des milliers de kilomètres pour la remettre au chef était chose courante. Au 21ème siècle, ces pratiques font de celui qui les prône un être abject. Voulons-nous que l'histoire ne retienne de notre passage sur Terre que notre soif de sang ? Le langage de la haine ne mène nulle part, sauf en enfer, l'enfer dans ce monde et dans l'autre. Pourrons-nous un jour oublier l'intégriste et voir derrière la barbe et le qamis et derrière le djilbab un Algérien et une Algérienne ? Pourrons-nous oublier le (la) laïco-assimilationniste pour ne voir que le fils et la fille de cette terre généreuse ? C'est à trouver les voies et les moyens pour surmonter le traumatisme de la grande discorde des années 90 que les hommes et les femmes de bonne volonté de ce pays devront consacrer tous leurs efforts.